Droits des peuples et droit de vivre en paix : ce qu’octobre 1917 apporta aux peuples du Caucase...

lundi 27 juillet 2009.
 

Les jeux mortels des grandes puissances avec la peau des peuples, l’État soviétique né de la révolution d’Octobre 1917 s’était, entre autres tâches, donné pour but de tenter d’y mettre un terme. Pour ce qui dépendait de lui, malgré son manque de moyens, sa pauvreté et la guerre civile qui lui avait été imposée, il avait tout de suite offert aux peuples du Caucase, comme à tous ceux que l’autocratie tsariste avait subjugués, la possibilité de décider par eux-mêmes de leur avenir, y compris en se séparant de la Russie soviétique.

À ceux, la grande majorité, qui choisirent finalement de se joindre à lui, le jeune État des soviets laissa la plus grande latitude pour organiser leur vie nationale propre, et leur cohabitation avec d’autres peuples, comme ils l’entendaient. Et cela sans que les formes institutionnelles que cela prenait aient eu quoi que ce soit de figé, et a fortiori de défini par en haut. Le pouvoir central, dont toutes les forces, absorbées par la guerre civile, étaient tendues dans l’attente d’une révolution victorieuse dans les pays industriellement développés, se contentait généralement d’avaliser a posteriori le choix des populations locales. C’est d’ailleurs ainsi qu’il les rallia bien souvent à lui.

Dans la pratique, ce mode de fonctionnement, justement parce qu’il était le plus démocratique possible, s’accompagna de bien des tâtonnements, de compromis inévitables entre des intérêts nationaux parfois opposés ou contradictoires, de décisions variant au cas par cas, et parfois au fil du temps pour un même peuple, de réajustements pour corriger ici des erreurs, là des mesures que tel ou tel peuple pouvait ressentir comme une injustice.

Cette façon d’aborder la question nationale fut la règle, au moins dans les premières années du pouvoir soviétique. Par exemple, une région caucasienne actuellement traitée de « sécessionniste » par les autorités de Tbilissi, l’Abkhazie, fut d’abord une république soviétique à part entière, puis, en 1922, elle choisit de ne pas rejoindre la Fédération soviétique de Transcaucasie dont elle était pourtant voisine.

Ce n’est que bien plus tard, en 1931, que Staline l’intégra à la Transcaucasie et, en 1936, quand il décida de dissoudre celle-ci en ses principales composantes (la Géorgie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan), qu’il rattacha l’Abkhazie, contre son gré, à la Géorgie.

... que leur reprit en grande partie le stalinisme

Mais le pouvoir soviétique n’était déjà plus depuis longtemps celui des débuts, celui qu’avaient dirigé Lénine et Trotsky. La démocratie ouvrière avait dû céder la place au régime de l’arbitraire bureaucratique et de la dictature de Staline. Et rappelons que c’est dans le Caucase que celle-ci fit ses premiers pas en public. C’est à l’occasion de la constitution de l’Union soviétique, fin 1922, quand il s’agit de décider des formes d’association des républiques soviétiques entre elles et des relations qu’elles auraient avec la Russie, que les tendances chauvines grand-russiennes de Staline et de sa clique se manifestèrent pour la première fois avec force.

Lénine et Trotsky étaient pour un type d’association le plus souple, le moins contraignant entre les peuples et républiques soviétiques. Et donc contre un centralisme imposé et excessif, contre tout ce qui aurait même pu évoquer une relation inégalitaire entre un centre russe et une périphérie de nations non-russes.

Or, cette relation de subordination, c’est précisément ce que voulait Staline. Devenu depuis peu secrétaire général du parti, il contrôlait de fait l’appareil central du parti dirigeant et, du même coup, de l’État, avec une bureaucratie omniprésente dont il allait se faire de plus en plus consciemment le porte-parole contre le reste de la population et contre la vieille garde bolchevique. En outre, en tant que Géorgien d’origine, Staline s’occupait tout particulièrement des affaires du Caucase. C’est à ce double titre qu’il chercha à imposer aux militants et dirigeants communistes du Caucase, spécialement à ceux de Géorgie, une forme de soumission de leur pays – et des autres républiques soviétiques – au centre, dans le cadre d’une Union soviétique où la bureaucratie russe prenait de plus en plus de poids.

N’arrivant ni à convaincre ni à contraindre les communistes géorgiens, Staline les calomnia, les sanctionna, les persécuta. Lénine, tenu éloigné par la maladie, découvrit la situation avec retard. Horrifié par la « campagne véritablement nationaliste en faveur de la Grande-Russie » menée par Staline et ses lieutenants contre les communistes géorgiens, Lénine réagit avec force. Le jour même de l’ouverture du congrès constitutif de l’URSS, il dicta un de ses tout derniers textes avant sa mort, accusant Staline de se conduire en agent du « chauvinisme grand-russien » contre des communistes qui refusaient d’accepter un mode de fonctionnement hypercentralisé de l’Union soviétique.

Staline ne savait pas que Lénine menait là un de ses derniers combats, contre lui et contre la maladie qui allait bientôt l’emporter. Il fit semblant de céder. Mais les peuples du Caucase et les communistes géorgiens n’en avaient pas fini avec le chauvin grand-russien Staline. Et ce n’est pas un hasard si les communistes caucasiens, géorgiens en particulier, furent très nombreux à rejoindre les rangs de l’Opposition de gauche trotskyste, restée fidèle aux idéaux bolcheviques. Staline le leur fit payer de leur vie. Quant aux peuples soviétiques, sans doute nulle part plus que dans le Caucase ils ne furent autant victimes de l’arbitraire bureaucratique. Bien avant que Staline aille jusqu’à en faire déporter plusieurs (les Karatchaïs, les Kalmouks, les Tchétchènes, les Ingouches, les Balkars, les Tatars, entre autres) sous l’accusation fabriquée d’avoir collectivement collaboré avec l’Allemagne nazie, le dictateur du Kremlin s’employa à remodeler à sa guise, et sans que les premiers concernés aient voix au chapitre, les frontières des républiques et districts nationaux du Caucase.

C’est ainsi que l’Ossétie, rattachée à la Russie depuis 1774, vit sa partie méridionale aller à la Géorgie. L’Abkhazie, plus étendue et plus peuplée, fut donnée à la Géorgie. Béria, chef de la police politique de Staline, et géorgien comme lui, fit fermer les écoles abkhazes et fit venir un flot d’émigrants pour réduire le poids relatif d’une population autochtone trop indépendante à son goût. C’est un fait que, durant la guerre civile, l’Abkhazie avait pris le parti de « l’étranger » russe et bolchevique contre le pouvoir légal, alors aux mains des mencheviks géorgiens, qui, dans la tradition des princes locaux supplétifs du tsar, faisait la chasse aux révolutionnaires et aux peuples rétifs à l’autorité de Tbilissi.

Il n’est donc pas étonnant que, sous Brejnev, bien après la mort de Staline, des voix se soient élevées en Abkhazie qui réclamaient le droit à se séparer de la Géorgie. Sans succès. Car la bureaucratie craignait comme la peste tout ce qui aurait pu, même un peu, remettre en cause un ordre bien fragile. Et faire droit au souhait des Abkhazes aurait signifié ouvrir une brèche par où, tôt ou tard, auraient pu se ruer les revendications d’autres peuples et, finalement, de toutes les couches de la société soviétique...

Le régime stalinien s’était construit en muselant la classe ouvrière, en liquidant son avant-garde révolutionnaire et en foulant aux pieds les droits des peuples. Mais, malgré tout ce qui en faisait la négation réactionnaire du pouvoir bolchevique, l’URSS des bureaucrates avait maintenu un cadre commun à l’existence de la centaine de peuples y habitant. Quant aux frontières entre les républiques soviétiques, elles n’en étaient pas vraiment pour ceux des citoyens soviétiques qui pouvaient se déplacer librement (ce qui n’était pas le cas, notamment, pour les kolkhoziens). Républiques, républiques autonomes, districts nationaux, etc., il ne s’agissait que de subdivisions administratives d’un immense ensemble où cohabitaient de très nombreuses minorités, la nation russe majoritaire n’ayant, officiellement, pas plus de droits qu’une autre. Et il est vrai qu’elle n’en avait pratiquement aucun, lot commun à toute la population soviétique, la bureaucratie mise à part.

Mais, surtout au regard de ce qu’il est advenu de ce pays, on ne peut que formuler un constat. D’une part, tous ses peuples sont restés ensemble pendant des décennies, certes sous la férule de la bureaucratie, mais ils ont vécu ensemble et sans qu’on les fasse s’entre-égorger. Et d’autre part, la société dans laquelle ils vivaient avait une économie que l’État cherchait à développer dans un cadre conçu à une tout autre échelle que celui d’aujourd’hui, étriqué, replié sur lui-même et confiné à telle ou telle nationalité.


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