Grandes affaires et petits arrangements du Tour de France

lundi 27 juillet 2009.
 

Longtemps passé sous silence, le dopage devient la marque de la Grande Boucle. Les révélations de Laurent Fignon, atteint d’un cancer, en suggèrent l’ampleur. Pourtant un autre scandale, laissé dans l’ombre, explique la tolérance à l’égard des transgressions de l’éthique sportive : les profits record de la famille Amaury, propriétaire du Tour. Tout est fait pour que le spectacle continue — et les bénéfices qui vont avec. Le retour de Lance Armstrong s’explique-t-il autrement ?

Par David Garcia

« Quels que soient l’ampleur et le retentissement des événements qui ébranlent le monde à longueur d’année, il faut avoir les oreilles singulièrement hérissées pour en tirer prétexte à vilipender le Tour de France, dont l’un des mérites est précisément de nous les faire oublier (1) . » Au risque de hérisser les mânes d’Antoine Blondin, un constat s’impose : été après été, la Grande Boucle se vilipende toute seule ! Médiatisation à outrance, argent roi, dopage en série... La grande kermesse du mois de juillet, fille de la classe ouvrière et des congés payés, n’est plus qu’un gigantesque événement publicitaire et une juteuse opération commerciale confisquée par ses actionnaires privés.

Une « machine à fric », le Tour de France ? « Il faut être bien ignorant de la marche d’une entreprise et il faut manquer d’ouverture d’esprit pour réduire les “rêves du mois de juillet” à cette simple définition », s’émeut M. Christophe Penot, éditeur d’ouvrages à la gloire du vélo et proche de l’ancien directeur de la Grande Boucle, M. Jean-Marie Leblanc. Parce que, « évidemment, cette fête, que tout le monde s’accorde à trouver parfaitement organisée, a un coût. Il est normal que ses promoteurs, qui prennent des risques, perçoivent des dividendes, fussent-ils importants. C’est la règle du jeu dans une société qui s’appuie sur des échanges économiques ». Un jeu dans lequel la famille Amaury, propriétaire de l’épreuve, gagne à tous les coups, forte d’une confortable rente de situation.

Le Tour de France génère ainsi 70 % des revenus d’Amaury Sport Organisation (ASO), une société qui atteint régulièrement la barre des 20 % de taux de profit. En 2007, sur les 39 millions d’euros de bénéfices du groupe Amaury, 29 provenaient d’ASO. Principale destinataire de ces plantureux dividendes : la présidente du groupe, Mme Marie-Odile Amaury, détentrice de la cent soixante-sixième fortune de France, avec 228 millions d’euros (2).

Un patrimoine 100 % privé que la famille entend préserver des regards indiscrets. « Alors qu’elle encaisse les recettes de l’épreuve et les redevances versées par les villes-étapes, la Société du Tour de France refuse, depuis 1992, d’afficher ses comptes et de les déposer au greffe du tribunal du commerce de Nanterre », notait Le Canard enchaîné dès 1998 (3). Statuant deux ans plus tard sur l’affaire Festina (4), le tribunal de grande instance de Lille épinglait lui aussi les manquements systématiques du groupe Amaury à l’obligation légale de faire connaître ses bénéfices. Toute infraction à cette disposition inscrite dans le code de commerce est passible d’une amende de 1 500 euros et 3 000 euros en cas de récidive. Le tarif réglementaire pour une simple contravention de cinquième classe. Pas vraiment dissuasif.

En principe, les financeurs publics du Tour devraient réclamer des éclaircissements au partenaire privé qu’est ASO. Mais ils s’en gardent bien. Feignant d’ignorer l’éclatante santé financière de la Grande Boucle, le président de l’Assemblée des départements de France (ADF), M. Claudy Lebreton, prévient sans rire : « Si on s’aperçoit que la boîte fait des bénéfices, on pourrait être amené à demander des éclaircissements à ASO sur ses résultats »... Pourtant, les excédents du Tour sont de notoriété publique, y compris dans le département des Côtes-d’Armor, dont il préside le conseil général. Il faut dire que les bons comptes font les bons amis. ASO verse à l’ADF une redevance annuelle de 270 000 euros en échange de l’octroi de l’usage privatif des voies empruntées par la Grande Boucle. Au-delà de l’apport financier modique, les départements s’offrent trois semaines de publicité à peu de frais.

Fines lunettes, tête chenue, la soixantaine élégante, M. Lebreton, qui est aussi président de la Fédération nationale des élus socialistes et républicains, évoque avec gourmandise l’impact économique du Tour de France, qui s’élança de ses chères Côtes-d’Armor en 1995. « Huit jours avant, les hôtels et restaurants étaient complets. La caravane compte quatre mille cinq cents personnes, dont on sait qu’elles dépensent en moyenne entre 150 et 200 euros, faites le calcul... » Bref, « le Tour est un excellent vecteur de communication. Comparé à une campagne de promotion à la télévision, le rapport qualité-prix est imbattable et la rentabilité plus-plus ». Conclusion : « On ne va pas s’en priver. » Quitte à fermer les yeux sur les privautés d’ASO avec la loi.

Un autre socialiste breton, l’ancien maire de Rennes Edmond Hervé, se montre à peine plus exigeant. « Il faut une véritable transparence, et pour cela l’ensemble des villes doivent se mettre d’accord pour négocier avec la Société du Tour de France. Il revient à l’Association des maires de France et à l’ADF de se saisir de cette question », revendique-t-il mollement. Plus facile à dire qu’à faire, tant le rapport de forces joue en faveur du groupe Amaury. En 2009, ASO a reçu deux cent cinquante candidatures pour être étape du Tour. Un record. Comme pour les départements, le retour sur investissement est impressionnant. Les retombées colossales du prologue londonien de 2007 — 172 millions d’euros pour une « prestation » facturée 1,5 million par ASO — font saliver d’autres métropoles européennes, parmi lesquelles Budapest et Rotterdam (d’où partira le Tour en 2010). Le Qatar, le Québec et le Japon sont également intéressés !

Pour accueillir une arrivée d’étape en 2006, la ville de Rennes a payé 76 000 euros à ASO. Rien à voir avec une subvention déguisée, jure le directeur du Tour de France, M. Christian Prudhomme : « Ce sont les villes qui nous sollicitent, et non l’inverse. Nous leur proposons une prestation en contrepartie de laquelle elles nous règlent une somme d’argent, c’est aussi simple que cela. » Tétanisés à l’idée de laisser cette manne financière à leurs concurrents, les conseils municipaux ne discutent pas le contenu des contrats types imposés par le groupe Amaury. Et, au cas où des municipalités songeraient à grappiller quelques miettes du festin, ASO veille au grain. Les conventions proscrivent toute forme de publicité concurrente. Seuls les produits dérivés du Tour de France (casquettes, tee-shirts, espadrilles) peuvent être distribués sur le lieu des départs et des arrivées.

Un quart de siècle plus tôt, l’ardent militant socialiste Edmond Hervé ne mâchait pas ses mots envers « une entreprise commerciale à l’intérieur de laquelle le côté sportif est secondaire. Nous avons accueilli le Tour en 1977. Coût total : 200 000 francs pour voir les coureurs pendant dix minutes et la caravane publicitaire pendant trois heures », ironisait alors le maire de Rennes (5). En ce temps-là, la gauche de gouvernement nourrissait encore l’ambition de débarrasser le sport de la course au profit. Union sacrée des médias et des partis

Ancien directeur adjoint puis directeur du Tour de France (1975-1989), M. Xavier Louy relate avec une précision mêlée d’effroi cette parenthèse agitée. A peine nommée ministre des sports en mai 1981, la socialiste Edwige Avice s’oppose aux dignitaires du Tour, étiquetés à droite, à qui elle reproche l’omniprésence des annonceurs. « Elle crut d’abord comprendre que La Marseillaise, jouée en l’honneur du vainqueur, était sponsorisée par Merlin (6), avant de s’interroger sur la pertinence pour des sportifs de se transformer en hommes-sandwichs et d’évoquer l’opportunité de légiférer afin de n’autoriser la publicité et le sponsoring que sur les matériels et dans l’environnement des sportifs, mais pas sur les maillots », décrit l’ancien bras droit du codirecteur du Tour Félix Lévitan, dans ses Mémoires (7). Mais, que l’on se rassure, aucune loi n’est venue limiter l’emprise des sponsors... Du Parti communiste au Front national, de L’Humanité au Figaro, le culte de la Grande Boucle dépasse les clivages partisans. L’union sacrée des organisateurs, des médias et de la classe politique veille scrupuleusement à perpétuer l’opinion dominante selon laquelle « le Tour fait partie du patrimoine (8) ». Un peu comme la tour Eiffel, au détail que les profits de la Grande Boucle sont accaparés par des intérêts privés.

Pourtant, le groupe Amaury se targue de remplir une mission de service public en finançant à perte d’autres compétitions cyclistes en sa possession : Paris-Nice, la Flèche wallonne, Liège-Bastogne-Liège notamment. Il est vrai qu’en dehors du Tour de France et de Paris-Roubaix, les courses ne rapportent pas un centime à la société du Tour. Interrogé par L’Humanité sur la proportion des bénéfices d’ASO redistribuée au monde du cyclisme, M. Leblanc, l’ancien patron de la Grande Boucle, peine à dissimuler son embarras. Tout en prenant soin de ne citer aucun chiffre. « Ce n’est pas beaucoup, je le concède. Ou en tout cas, ça peut ne pas paraître beaucoup... (...) Il ne s’agit pas de donner à fonds perdu des millions d’euros pour des cadets ou des juniors ! Il faut quand même relativiser les choses et les responsabilités du Tour. On ne va pas tout faire à la place de la fédération... on nous accuserait d’être impérialistes (9). » La participation d’ASO à des projets fédéraux de promotion et de développement du cyclisme avoisine 1,2 million d’euros, selon le journaliste Pierre Ballester (10). Pauvre comme Job, la Fédération française de cyclisme (FFC) lorgne avec envie sur le gâteau du Tour de France. Avec cette politesse exquise des petites gens qui n’élèvent jamais la voix.

Directeur de la communication du Crédit lyonnais, le sponsor du maillot jaune, M. Nicolas Chaine ne semblait guère prédisposé à dénoncer la situation. A la veille de son départ de la banque, il confie pourtant : « Ce n’est pas moi, évidemment, qui irai tirer sur mes amis d’ASO, je les adore ; mais ils feraient des résultats un peu moins pléthoriques, et les coureurs auraient un peu plus d’argent, ou la formation des jeunes coureurs serait mieux financée, que je les adorerais tout autant (11) ! » Ce genre de mauvais esprit fait bondir les dirigeants du Tour, passés et présents. Entonnant le refrain de l’entrepreneur récompensé après tant d’années de labeur et de sacrifices, ils ne manquent jamais de rappeler que, à l’époque pas si lointaine où l’épreuve-phare du cyclisme se démenait pour boucler ses fins de mois, les investisseurs ne se bousculaient pas.

En 1903, le journal sportif L’Auto invente le Tour — sur une idée de Géo Lefèvre, chef de la rubrique cyclisme — pour contrer son grand concurrent Le Vélo, qui domine alors le marché de la presse quotidienne sportive. Le résultat dépasse les espérances de l’administrateur Victor Goddet et du directeur Henri Desgrange, considéré comme le créateur de la Grande Boucle. Les ventes de L’Auto grimpent de trente mille à soixante-cinq mille exemplaires par jour pendant le mois de juillet 1903. Laminés, Le Vélo et deux autres quotidiens, Le Monde sportif et Les Sports, ne tardent pas à fermer. L’Auto se retrouve en situation de monopole. « Le “père du Tour de France” ne devait jamais oublier cette relation de cause à effet, ses successeurs non plus », observait le journaliste Pierre Chany (12). Héritier de L’Auto après guerre, L’Equipe de Jacques Goddet — lui-même descendant de Victor et fils spirituel de Desgrange — appliquera la même recette avec un succès équivalent. Non sans avoir dû ferrailler pour récupérer la Grande Boucle, placée sous séquestre à la Libération après la liquidation de L’Auto, qui continua de paraître sous l’Occupation. En 1946, l’Etat lance une sorte d’appel d’offres, auquel répondent L’Equipe et le quotidien d’obédience communiste Sports. Conscients de la portée du Tour de France auprès des masses populaires, les « rouges » tempèrent leurs critiques d’avant guerre. Dans les années 1920, L’Humanité ne se privait pas de dénoncer l’exploitation des « géants de la route » par le taulier Desgrange, les salaires de famine et les cadences surhumaines auxquelles étaient soumis les coureurs, d’extraction paysanne ou ouvrière pour la plupart. Le nom de la rubrique ? « Sous la trique des patrons ». On ne se payait pas de mots, jadis.

Goddet franchit la ligne d’arrivée en tête grâce à l’appui d’Emilien Amaury. L’homme fort du Parisien libéré, très influent dans les milieux gaullistes, se porte garant de son protégé, soupçonné de collaboration passive avec les Allemands. Ce coup de pouce providentiel a un prix : Goddet doit céder 50 % des parts du Tour de France à son sauveur. L’autre moitié atterrit dans l’escarcelle d’Amaury en 1965, en même temps que L’Equipe. Ame damnée du nouveau propriétaire, Lévitan, chef des sports du Parisien libéré, promu codirecteur du Tour dès 1962, reçoit l’ordre de mission suivant : passer de l’artisanat à l’ère industrielle. Aiguillonner les ventes de journaux en période estivale ne suffit plus. Amaury exige une rentabilité de l’épreuve par elle-même. La Société d’exploitation du Tour de France naît en 1973. Tout un symbole. Un peu trop voyant aux yeux de Lévitan, qui raccourcit la dénomination de l’entreprise, rebaptisée Société du Tour de France en 1980. « La Grande Boucle ne serait pas devenue ce qu’elle est aujourd’hui sans Lévitan. Il a développé le sponsoring, les conventions avec les villes-étapes et pris la mesure du potentiel économique offert par la télévision », salue l’ancien président de l’Union cycliste internationale Hein Verbruggen. Faire payer les chaînes ? Plus journaliste et attaché à la dimension sportive que gestionnaire, Goddet n’y avait pas pensé. D’un montant de 2,5 millions de francs, le premier contrat portant sur les « droits télé » du Tour est signé avec TF1 en 1979.

Les successeurs de Lévitan, renvoyé en 1987 pour une sombre affaire de manipulations comptables, poursuivent la mue du Tour. En quelques années, la petite entreprise familiale se métamorphose en groupe prospère géré comme une multinationale. L’esprit festif des compagnons du Tour de France s’efface au profit de la culture du résultat et du marketing. Tenue correcte de rigueur : le blazer-cravate remplace les polos et tee-shirts décontractés ; le podium protocolaire est « relooké » ; un « village départ » fait son apparition. Sauf-conduit autour du cou, une faune de « VIP » et autres invités triés sur le volet déambulent dans cet espace clos séparé du « peuple » par un barrage filtrant. Fondateur du Tour de l’Avenir — l’antichambre de la Grande Boucle —, Jacques Marchand fustige la dérive affairiste du vélo. « Le sort du Tour a été confié à des forts en thème du commerce, certainement efficaces en affaires mais trop étrangers viscéralement au milieu cycliste. (…) Le sport est envahi, jusqu’à en être infesté, de ces gens qui se prennent pour les énarques de la spécialité et coûtent très cher au sport », dénonce cette conscience du journalisme sportif, toujours vert malgré ses 88 ans (13).

Après les télévisions, les sponsors sont invités à verser leur obole. Jusqu’en 1989, le constructeur automobile sous contrat avec la Société du Tour se contentait de fournir les véhicules officiels de la course. « Cela ne peut plus durer », tonne brusquement M. Jean-Pierre Courcol, directeur général par intérim. M. Jean Todt, directeur sportif chez Peugeot, croit à un coup de bluff et refuse de débourser plus de 500 000 francs par an. Insuffisant, tranche le patron du Tour, qui se tourne vers le président de Fiat France et lui fait une proposition à 6 millions de francs, presque aussitôt acceptée. « Je ne pense qu’au fric »

La cote de la Grande Boucle ne cessera de monter jusqu’à l’affaire Festina. Nommé à la tête du groupe Amaury en 1990, M. Courcol, un publicitaire formé chez Havas dans les années 1970, entend pousser son avantage. Il crée de toutes pièces une filiale dédiée à l’organisation d’événements sportifs, dont le Tour constitue le noyau dur et le joyau.

L’irruption d’ASO, en 1992, entérine la prise de pouvoir des financiers au détriment des défenseurs du sport. Dorénavant, le directeur de la Grande Boucle sera placé sous l’autorité d’un président-directeur général issu du monde économique. M. Leblanc, ancien chef de la rubrique cyclisme de L’Equipe, présenté par Goddet lui-même comme son héritier légitime, doit composer avec M. Jean-Claude Killy.

Auréolé d’une réputation d’homme d’affaires à qui tout réussit, le triple champion olympique de ski alpin aux Jeux olympiques de Grenoble — en 1968 — arrive en terrain conquis. Retiré de la compétition à l’âge de 25 ans, il entre dans l’écurie de l’Américain Mark McCormack, fondateur de l’une des principales agences mondiales de marketing sportif, IMG. Avec des campagnes pour Canon, Chevrolet et Rolex, M. Killy devient une icône de la publicité outre-Atlantique. Le Français est l’un des premiers champions à monnayer son image au prix fort. Dès 1969-1970, son compte en banque se garnit de la coquette somme de 2 millions de dollars (14). A la veille de prendre les commandes d’ASO, ce fils de commerçant possédait une fortune estimée à 120 millions de francs (18,3 millions d’euros) (15). Successivement agent publicitaire pour General Motors, conseiller marketing d’United Airlines, créateur d’une ligne de vêtements de sports d’hiver, Veleda, consultant international de Rolex, M. Killy s’initie à toutes les facettes du métier de dirigeant de grande entreprise. En prime, l’ex-coprésident du comité d’organisation des Jeux olympiques d’Albertville (1992), grand succès populaire et commercial, possède un épais carnet d’adresses politiques.

Implacables négociateurs, le résident suisse et son tandem de choc — MM. Alain Krzentowski et Jean-Claude Blanc, respectivement président et directeur général d’ASO — pulvérisent les plafonds de rentabilité du groupe. Installée depuis quelques mois à peine, l’équipe arrache à la chaîne de télévision Antenne 2 un doublement de ses droits : 60 millions de francs annuels (9,1 millions d’euros), au lieu des 32 millions prévus par le précédent contrat (16). « ASO a véritablement changé de dimension sous l’ère Killy », remarque M. Jean-Claude Hérault, ex-directeur général adjoint chargé du marketing. De 30 millions de francs en 1993, le bénéfice de la société est multiplié par deux, sept ans plus tard, au départ du trio aux mains d’or. Revers de la médaille, le grand officier de la Légion d’honneur n’est pas partageur. « Avec l’augmentation spectaculaire des droits télé, une partie incompressible non négociable devait revenir aux coureurs, mais Killy s’y refusait obstinément », griffe M. Jean-Pierre Carenso, évincé en 1993 après cinq ans passés à la direction générale du Tour (17). « Il m’a même dit un jour : “Tu peux raconter ce que tu veux, je ne pense qu’au fric.” »

Comme toute passion, le goût du « fric » peut conduire à certains excès. Alors que l’affaire Festina est en train de faire exploser le Tour de France, M. Killy prend le temps de traverser l’Océan pour assister à un conseil d’administration de Coca-Cola, au siège mondial de l’entreprise, à Atlanta. Quand on aime, on ne compte pas les jetons de présence. Mal à l’aise avec les histoires de dopage, le lauréat 2003 du Prix de l’esprit d’entreprise décerné par le magazine L’Entreprise reste en retrait. Et laisse M. Leblanc se débrouiller avec les médias excités par l’odeur du scandale. Les rares fois où il consent à s’exposer, c’est pour qualifier l’une des plus grandes affaires de dopage de l’histoire du sport de « péripétie (18) ».

Divorcé à l’amiable du groupe Amaury en 2000, le Savoyard d’adoption part la tête haute et les poches pleines d’une indemnité de 50 millions de francs (7,5 millions d’euros). Son fidèle « KRZ » — le surnom de M. Krzentowski — quitte le navire avec « seulement » 32 millions. Ironie du destin, les deux inséparables reprendront du service à la demande de Mme Amaury, en 2008. Apeurée par le vent mauvais, la patronne bat le rappel des troupes pour conjurer la chute de popularité de la Grande Boucle, dont témoigne l’effritement des audiences télé. En 1997, cinq millions cent mille spectateurs français en moyenne suivaient la troisième épreuve sportive la plus diffusée — dans cent soixante-dix pays — derrière la Coupe du monde de football et les Jeux olympiques (19). Ils n’étaient plus que trois millions six cent mille dix ans plus tard. Prête à tout pour enrayer le déclin du Tour de France, fragilisé par les effets conjugués du dopage et du désintérêt croissant des jeunes générations pour le cyclisme, la veuve de Philippe Amaury ne pouvait qu’accueillir à bras ouverts le retour du très médiatique Lance Armstrong à la compétition. Et peu importe qu’une enquête de L’Equipe (20) ait apporté la preuve matérielle des pratiques dopantes du septuple vainqueur de la Grande Boucle.

David Garcia.

Journaliste, coauteur (avec Jean-Pierre de Mondenard) de La Grande Imposture, Hugo & Cie, Paris, 2009.

(1) Antoine Blondin, Sur le Tour de France, La Table ronde, Paris, 1977. Figure tutélaire du journalisme sportif, l’écrivain Antoine Blondin (1922-1991), amateur de calembours et de cocasseries littéraires, a entretenu la légende du Tour de France pendant plus d’un quart de siècle.

(2) Challenges, no 132, Paris, 10 juillet 2008.

(3) Le Canard enchaîné, Paris, 11 novembre 1998.

(4) Cette affaire, qui éclate pendant le Tour de France 1998, met au jour un trafic de produits dopants organisé au sein de l’équipe andorrane dont la figure de proue médiatique était Richard Virenque, meilleur coureur français à l’époque.

(5) Les Dossiers du « Canard enchaîné », Paris, juin 1982.

(6) A l’époque, le promoteur immobilier Guy Merlin offrait un studio au vainqueur du Tour de France.

(7) Xavier Louy, Sauvons le Tour !, éd. Prolongations, Issy-les-Moulineaux, 2007.

(8) L’Humanité, Paris, 5-6 juillet 2003.

(9) Ibid.

(10) Pierre Ballester, Tempêtes sur le Tour, Editions du Rocher, Paris, 2008.

(11) Christophe Penot, Ces messieurs du Tour de France, Cristel, Saint-Malo, 2003.

(12) Pierre Chany et Thierry Cazeneuve, La Fabuleuse Histoire du Tour de France, Minerva, Paris, 2004.

(13) Jacques Marchand, Vélodrame, Calmann-Lévy, Paris, 2008.

(14) Eric Maitrot, Sport et télé. Les liaisons secrètes, Flammarion, Paris, 1995.

(15) Thierry Dussard, Jean-Claude Killy, Lattès, Paris, 1991.

(16) En 2009, France Télévisions paiera 23 millions d’euros à ASO pour diffuser les images de la Grande Boucle, soit plus du double par rapport à 1992.

(17) En 2009, ASO rétrocède 3 millions d’euros aux équipes engagées sur le Tour. « On est loin du compte, allez, encore un effort... », raille M. Carenso.

(18) France 2, 10 juillet 1998.

(19) Pierre Ballester, Tempête sur le Tour, op. cit.

(20) « Le mensonge Armstrong », 23 août 2005.


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