1838 : quand la banque est au coeur du système social... Balzac

dimanche 21 octobre 2012.
Source : Le Monde
 

Malheureux en affaires, génie en littérature. Tel était Honoré de Balzac qui, à l’instar de son illustre prédécesseur Voltaire, fabricant de montres et éleveur de vers à soie, espérait faire carrière dans le négoce. Las, le démiurge de La Comédie humaine, habitué aux livres de comptes, n’eut guère à se féliciter de ses investissements. Comme l’honnête César Birotteau, il fit faillite pour avoir acheté une imprimerie et, à partir de 1828, n’eut de cesse de fuir ses créanciers et les gardes nationaux sous de faux noms et des domiciles tenus secrets.

L’argent ? Plus qu’un moteur dans La Comédie humaine, une passion qui soutient les autres, les avive, justifie le pouvoir, motive le mariage ; une forme de circulation sanguine qui irrigue ou nécrose. Pas une situation sociale, nulle introduction de personnage sans qu’il soit précisé son rang et le montant exact de sa fortune ou de ses dettes. Tout est chiffré, le moindre chiffon, chaque demeure, les rentes des oisifs, les appointements des employés. Tout se jauge, tout s’évalue. Tout se paye, donc tout a un prix. A cet égard, Balzac ne manifeste ni pudeur ni tabou, à la différence d’autres écrivains français qui, encore aujourd’hui, éludent l’obstacle comme un travers malséant.

Avant Karl Marx, l’auteur a compris que là réside le mécanisme qui régit le système social. Cet entomologue des moeurs est en parfait écho au mot d’ordre de Guizot de 1840 : "Enrichissez-vous." La monarchie de Juillet ? Avec ses billets à ordre, ses lettres de change à escompte, la période est propice à l’agiotage, le "temps très ami de la fraude", précise Balzac dans La Maison Nucingen classé dans "Les Scènes de la vie parisienne". Louis-Philippe n’est plus maître du jeu. L’argent, oui. Portée par l’essor de l’industrie, la cotation exponentielle de titres en Bourse - cinq en 1816, 198 en 1847 -, la hiérarchie qu’il instaure supplante la noblesse.

Lorsqu’il écrit La Maison Nucingen en 1837, Balzac entend vendre aux Parisiens des parcelles de terrains à Ville-d’Avray, proches de la nouvelle voie de chemin de fer qui relie la capitale à Versailles. Il projette aussi d’exploiter un filon de mines de plomb argentifère en Sardaigne. Ses deux rêves de fortune qui tourneront à l’échec trouvent un écho dans La Maison Nucingen, initialement intitulée La Haute Banque. A l’époque, cette formule désigne une vingtaine d’établissements appartenant à de très riches familles de banquiers : les Mallet, les Rothschild, les Mirabaud, les Péreire, les Rodrigues, les Ouvrard, les Laffitte, les Humann...

Ces financiers contribuent à l’import-export de produits bruts et manufacturés. Ils fondent des industries minières et métallurgiques ; ils lancent des caisses d’épargne, des compagnies d’assurances, des sociétés par commandites en actions, des offres de souscription... Selon Anne-Marie Meininger qui a établi l’édition "Folio classique" et collecté d’abondants indices, la biographie de Nucingen paraît calquée sur celle de Beer Léon Fould (1767-1855). D’abord simple cireur de chaussures à Nancy puis négociant et banquier riche à millions, il se mit en cessation de paiement en 1799 et 1810.

Nucingen ? "Il est banquier, comme d’autres sont éléphants, par nature, sans autres mobiles que ceux qui pourraient animer un coffre-fort déguisé en homme", estime Félicien Marceau dans Balzac et son monde. Ainsi le décrit Balzac : "Il a la main épaisse et un regard de loup-cervier qui ne s’anime jamais ; sa profondeur n’est pas en avant, mais en arrière : il est impénétrable, on ne le voit jamais venir." Certes. En revanche, il possède le don de double vue : "L’argent n’est une puissance que quand il est en quantités disproportionnées. Il jalousait secrètement les frères Rothschild. Il possédait cinq millions, il en voulait dix ! Avec dix millions, il savait pouvoir en gagner trente, et n’en aurait eu que quinze avec cinq." Il parvient à son but par l’orchestration de sa troisième liquidation, coeur du court et technique récit de La Maison Nucingen. Une fausse faillite opérée en Bourse qui le mène au sommet tandis que celle du parfumeur Birotteau, trahi par son notaire et son ancien employé Du Tillet, le conduit au désespoir. Deux oeuvres écrites en parallèle et riches, par leur symétrie, d’enseignement moral.

Présenté sous forme de dialogue dans un cabaret entre quatre compères cyniques séparés d’une fine cloison du salon où dîne le narrateur, - conversation "où l’on n’admira que ce que le scepticisme adopte : l’omnipotence, l’omniscience, l’omniconvenance de l’argent" - La Maison Nucingen lève le voile sur les origines obscures du baron et la source de son immense fortune. Le résultat d’un leurre, la "mise en scène d’une machine si vaste qui exigeait bien des polichinelles". Le rusé baron disparaît, propage de fausses rumeurs grâce et à l’insu d’Eugène de Rastignac, amant de sa femme. Laquelle demande la séparation des biens. En somme, le spéculateur crée sciemment un mouvement de panique. Derrière, il tire les ficelles et rachète des titres au plus bas.

Pas de combine sans prête-nom (le médiocre Claparon). Nulle escroquerie sans victimes, ici le jeune Godefroy Beaudenord, le général d’Aiglemont, Matifat, Charles Grandet et la veuve d’Aldrigger, lequel fut le patron et mentor du jeune Nucingen, celui qui le fit entrer, enfant, dans sa maison. Qu’importe, l’argent n’a pas de morale. En Bourse, le vol devient légal. C’est l’avis du blasé Blondet dans La Maison Nucingen : "Il y a des actes arbitraires qui sont criminels d’individu à individu, lesquels arrivent à rien quand ils sont étendus à une multitude quelconque."

Par la suite, Balzac fait apparaître Nucingen dans Illusions perdues et Splendeurs et misères des courtisanes et l’élève au rang de pair de France.


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