Le capitalisme en pages de roman ( L’Argent par Zola, 1891)

dimanche 14 juillet 2019.
 

1891 : fièvres spéculatives sous le Second Empire

"Etranglée d’une émotion invincible, à l’idée de ces millions qui allaient tomber sur eux, elle se pendit à son cou, elle pleura. C’était de la joie sans doute (...), mais c’était de la peine aussi, une peine dont elle n’aurait pu dire au juste la cause, où il y avait comme de la honte et de la peur."

L’ivresse coupable que ressent Mme Caroline en voyant sa fortune enfler passivement sous le seul effet de la montée vertigineuse du cours de Bourse de la Banque universelle est sans doute la meilleure illustration de l’esprit de L’Argent. Pour le dix-huitième volume de la saga des "Rougon-Macquart", Emile Zola, peintre naturaliste de la société, décrit avec minutie la fièvre qui gagna la bourgeoisie du Second Empire avant de l’engloutir dans un retentissant scandale boursier.

Nous sommes dans les années 1880, l’argent et les questions d’argent envahissent "un Paris grisé de plaisir et de puissance", écrit Zola. En vingt-cinq ans, le patrimoine des Français a doublé. Grâce à l’afflux d’or de Californie, la fameuse "ruée vers l’or", les échanges commerciaux se multiplient, l’industrie se développe. Entre 1853 et 1869, la production industrielle augmente de 50 %.

En France, Napoléon III entreprend une politique de grands travaux. Haussmann reconstruit Paris. Les grandes fortunes immobilières et financières se créent, de grandes banques s’érigent : le Comptoir d’escompte de Paris, ancêtre de la BNP, le Crédit industriel, le Crédit lyonnais, la Société générale...

La possibilité de créer des sociétés anonymes permet à la Bourse de trouver son rôle dans le financement de cette formidable expansion, et bien au-delà. "La Bourse devint pour cette génération ce qu’était la cathédrale au Moyen Age", écrit aussi Alexandre Dumas fils, tandis que l’émergence de nouvelles fortunes financières s’accompagne d’une montée inquiétante de l’antisémitisme.

C’est dans ce décor que le futur auteur de "J’Accuse... !" raconte le scandale de l’Union générale, une banque fondée par Eugène Bontoux, "à forte connotation catholique", dont la faillite, en 1882, menaça de faire imploser la Bourse de Paris.

Le héros de Zola, lui, se nomme Saccard. Habité par "la haine du juif", il vient d’être laminé par une précédente affaire et fait son retour au Palais Brongniart à la recherche d’un "coup" et d’une vengeance à l’encontre de Gundermann, banquier juif inspiré du baron James de Rothschild.

Sa rencontre avec Hamelin, brillant ingénieur et frère de Mme Caroline, offre à Saccard l’occasion qu’il n’osait espérer. Hamelin rêve de grands travaux, de relier l’Afrique, l’Espagne, la Grèce, l’Egypte et l’Asie. Conquérant, Saccard jubile alors à l’idée de créer la Banque universelle, une maison de crédit destinée à financer ses projets démentiels. "Ce que Napoléon n’avait pu faire avec son sabre, cette conquête de l’Orient, une compagnie financière le réaliserait", dit-il.

La Bourse est alors un univers opaque. Les comptes de sociétés cotées ne sont pas certifiés et les échanges se traitent au parquet mais aussi à la coulisse, un marché "non autorisé mais toléré". Là, via 14 agents de change, s’opposent les "haussiers" et les "baissiers", des investisseurs pariant sur la hausse ou la baisse d’un titre. Les opérations se mènent à découvert, c’est-à-dire qu’un investisseur achète ou vend un titre qu’il ne possède pas en ne s’acquittant de la somme due qu’à la fin du mois, l’équivalent du short selling actuel.

Dans ce marché hautement spéculatif, les engagements réciproques entre clients et agents de change ne reposent que sur la confiance. Une confiance que Saccard bafouera par ambition autant que par malignité, plaçant au sein du conseil d’administration de sa banque des hommes "décoratifs", maquillant les comptes et instrumentalisant sa communication grâce à son journal, L’Espérance.

Pour Saccard, seul importe de faire monter l’action de la Banque universelle au cours insensé de 3 000 francs. Un niveau qu’elle atteindra, comme le fit en son temps l’action de l’Union générale.

A l’époque, l’action de la banque n’est pas la seule à flamber ainsi de façon outrancière. Tout le marché s’embrase. Et puis, en 1882, c’est la débâcle. Le marché baisse, puis craque. Mais le plongeon de l’action de la Banque universelle-Union générale, dont les malversations ne seront découvertes qu’a posteriori, provoquera à lui seul la ruine de tous les agents de change, sauvés in extremis par un prêt de 80 millions de la Banque de France et de la banque Rothschild... Seront aussi engloutis les "petits", "la foule piétinante de pauvres souscripteurs", rappelle Zola mentionnant par ailleurs l’émergence des idées marxistes.

Car la chute de Saccard symbolise aussi pour l’auteur celle du régime. Celle d’un Second Empire emporté par sa démesure, illustrée dans le faste de l’Exposition universelle de 1867.

Zola n’est toutefois pas naïf, conscient qu’un nouvel épisode spéculatif de ce type surgira. En 1885, l’Etat a légiféré pour mieux éviter les risques de faillite en chaîne, "mais ne l’a pas éliminé", note Eugene White, de l’université Rutgers dans son étude de 2006, "The Krach of 1882". Un siècle plus tôt Zola sait, lui, déjà que "le krach est une épidémie fatale dont les ravages brûlent le marché tous les dix à quinze ans"...

L’ARGENT d’Emile Zola. Préface de Christophe Reffait. Editions Flammarion, collection "GF Littérature", 2009.

Claire Gatinois


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