Vers un tourisme sexuel de masse ?

dimanche 11 octobre 2009.
 

Les industries du voyage et du sexe partagent beaucoup d’intérêts dans la transformation du monde en gigantesque parc de loisir. Enraciné dans l’univers ancien de la prostitution, le tourisme sexuel s’étend au rythme de l’accroissement de la mobilité et de la globalisation touristique. Dans des pays où la constante est la pauvreté, il affecte des centaines de milliers d’êtres humains dont une part non négligeable d’enfants.

A la suite du tourisme classique, c’est maintenant le tourisme sexuel qui connaît une « démocratisation ». De plus en plus, on observe l’essor d’une prostitution « à la carte », une tendance qui, finalement, ne fait que suivre celle des voyages sur mesure... Il n’est plus rare de rencontrer, à Phuket ou à Ko Samui, pour évoquer le cas de la Thaïlande, un routard occidental avec, à l’arrière de sa moto ou accrochée à son bras, une « girlfriend », appellation officielle et plus acceptable de la prostituée, qu’il a louée à la semaine ou au mois.

Le tourisme sexuel connaît un effet « boule de neige » qui l’oriente dans le sens d’une massification. Toujours en Thaïlande, les nouveaux clients sont de plus en plus des jeunes Occidentaux en quête d’aventures et de sensations fortes. Ils remplacent peu à peu les vieux touristes allemands, japonais ou américains, lesquels avaient eux-mêmes déjà succédé aux militaires en stationnement pendant la guerre du Vietnam. D’autre part, une nouvelle clientèle apparaît sur les plages et dans les bars : Malaisiens, Chinois, Sud-Coréens...

La prostitution « touristique » affecte beaucoup de pays du Sud : les filles (ou les garçons) y sont jeunes, pauvres et peu éduqués, donc facilement exploitables. Elles arrivent de façon plus ou moins forcée dans la prostitution, « métier » qu’elles n’ont aucune envie d’exercer. A la recherche de sexe facile et bon marché, les touristes sexuels étrangers affluent en quête de cette chair fraîche, disponible et soumise. Nombre d’entre eux, afin de se donner bonne conscience, trouvent toutes les raisons du monde pour se persuader qu’ils n’abusent pas de la détresse de ces jeunes. Ils ne feraient que les aider, les soutenir, voire contribuer au développement de leur pays...

Dans ces Etats, après l’essor du tourisme de masse, le secteur informel de la prostitution s’est développé avec l’arrivée plus importante de touristes individuels. On peut désormais établir une sorte de cartographie du tourisme sexuel : les femmes vont à Goa, en Inde, en Jamaïque, en Gambie ; tandis que les hommes préfèrent les pays du Sud-Est asiatique, le Maroc, la Tunisie, le Sénégal, la République dominicaine, Cuba, le Panamá, le Surinam, le Mexique, sans oublier le Brésil où l’on compterait pas moins de cinq cent mille enfants tombés dans la prostitution (1).

Le tourisme sexuel de masse se développe ainsi au croisement de l’univers des mobilités touristiques. Pour beaucoup d’Occidentaux, il représente une forme de colonisation nouvelle et adaptée à notre époque. Certains d’entre eux voudraient à tout prix établir une distinction entre la prostitution forcée et la prostitution volontaire ou « libre ». Sous le prétexte que, dans certaines villes du Nord – ou dans des enclaves fortunées ou aisées des pays déshérités –, la prostitution de luxe, dite « libre », pourrait parfois permettre à certaines filles (ayant échappé à la contrainte des proxénètes) de « disposer librement de leur corps ». En revanche, ils admettent que, dans la plupart des pays du Sud – ainsi que dans des enclaves de misère des villes du Nord ou de l’Est –, la prostitution est toujours une activité exercée sous la contrainte (proxénétisme, violences, viols) (2). Mais comment combattre la prostitution dans les pays pauvres du Sud, si on prétend que, dans les pays riches du Nord, elle résulterait de choix individuels ? Une industrialisation des corps

D’autres insistent pour qu’on ne confonde pas prostitution enfantine et prostitution adulte. A force de mettre en avant cette différence, elle en devient suspecte. Et plus le consensus s’établit pour condamner l’abus sexuel sur des enfants, plus facilement l’abus sur des adultes (femmes et hommes) semble être admis comme une dérive présumée inévitable du monde dans lequel nous vivons. La prostitution enfantine révulse tout le monde tandis que chacun, finalement, finit par s’accommoder de la prostitution « classique ».

Dans une telle atmosphère, le touriste sexuel se retrouve en quelque sorte déresponsabilisé, déculpabilisé. D’autant que la pratique s’appuie fortement sur les industries « classiques » du sexe : pornographie et prostitution. Une prostitution qui n’est que la traduction pratique de ce que la pornographie propose (3). Les deux univers s’accordant pour instrumentaliser les êtres humains et industrialiser les corps. L’appareil médiatique et publicitaire venant, de surcroît, préparer le terrain pour renforcer la reconnaissance officielle de l’industrie du sexe. La violence sexuelle est célébrée en même temps qu’elle s’affiche partout dans les médias, y compris pour être dénoncée. Un paradoxe et une confusion tout à l’image de notre culture du porno chic et soft qui célèbre la domination du mâle à l’heure où sa virilité paraît moins assumée.

La demande sexuelle est encouragée et stimulée par une offre toujours plus alléchante. Le marché s’étend et se diversifie : une internationalisation de l’offre, avec des filles de plus en plus jeunes, en provenance des quatre coins du globe, attire de nouveaux clients (4). Avec cet afflux de migrants du sexe, alimenté par la soif de consommation, la rotation des filles est assurée. Objets de toutes sortes de trafics, les corps sont disponibles. A des tarifs qui ne cessent de baisser, concurrence oblige.

Déjà, le succès croissant du tourisme sexuel féminin montre que, dans ce domaine, la femme marche sur les pas de l’homme, réitérant les représentations du pouvoir, de la domination et de l’exploitation. A cet égard, il n’est pas inutile de rapprocher – au plan essentiellement symbolique –, d’un côté, le « touriste organisé » qui a confié la préparation de son voyage à une agence ou à un tour-opérateur et, de l’autre, le « touriste sexuel ».

Le touriste organisé se dégage, souvent, de toute responsabilité dès le moment où il foule la terre de sa destination exotique et vacancière. Témoin ce voyageur, fraîchement débarqué à l’aéroport de Hanoï, au Vietnam, et qui expliquait : « Voilà, je viens d’atterrir, et désormais je confie mon destin durant les prochaines semaines à mon guide, car je suis trop éreinté par mon boulot, et le temps des vacances je ne veux plus penser mais seulement me laisser porter ! » Il n’y avait là, certes, aucune arrière-pensée sexuelle mais d’autres touristes feront aisément le lien, puis franchiront le pas...

En effet, au bout du monde, tout redevient possible, notamment braver une série d’interdits. Autre exemple : un touriste perdu au milieu de son groupe confiera peut-être son destin au guide ou à l’agence de voyage mais, en même temps, il s’autorisera des pratiques qu’il s’interdit d’habitude chez lui. Comme se baigner nu sur une plage en Malaisie, entouré de pêcheurs musulmans offusqués, ou encore flirter avec une gamine venue s’attabler avec lui pour lui vendre des cigarettes ou des bibelots dans un restaurant au Vietnam...

C’est souvent de la sorte que commence pour le touriste lambda, loin de chez lui, ce qui serait totalement impensable sur ses propres terres. Cette aspiration à la transformation de soi est d’autant plus aisée pour les touristes – organisés ou non – que la déresponsabilisation en voyage s’est installée dans leur esprit... Pour le touriste organisé, l’Autre – l’« indigène », disait-on du temps des colonies – est le serviteur touristique, dont le rôle consiste à être exploité.

Le touriste sexuel se débarrasse souvent de toute responsabilité humaine puisque, par l’intermédiaire d’une transaction financière, il se sent libéré du besoin de s’occuper de l’Autre : il ne ressent plus ni la contrainte de le respecter, ni même celle de lui procurer du plaisir. En payant pour un service, sexuel en l’occurrence, il achète la liberté d’une personne sur laquelle, un temps compté, il a tous les droits. Y compris celui de réduire cette personne à l’état de « bien » marchand.

Il n’a pas besoin de ménager sa proie, contrainte à la soumission, dont il peut disposer à sa guise, sans la crainte de se faire renvoyer ou de se voir puni par une autorité. Le client est roi. En vacances tout particulièrement. Le client-touriste est donc seul maître à bord, l’Autre ayant été ravalé à la condition d’esclave sexuel, qu’il soit d’ailleurs bien ou mal traité par son maître du moment.

On le voit, entre le touriste organisé et le touriste sexuel, les différences sont grandes, mais le passage de l’un à l’autre est parfois étonnamment facile. « En général, explique Paola Monzini, le sexe payant est devenu une composante plus ou moins visible du tourisme de masse (5). » Pourtant, la plupart des touristes sexuels opèrent en solo. Essentiellement pour deux raisons : la peur de se faire repérer, puis dénoncer, et l’égocentrisme évident de l’abuseur.

Un touriste organisé peut-il se muer en touriste sexuel ? Oui, s’il s’accommode trop facilement d’une tendance actuelle à rester dans le coup, entre culte du corps et jeunisme, sur fond d’appétence sexuelle et de malaise civilisationnel (6). On retrouve, par exemple, l’archétype de ce type de vacancier minable dans le personnage central du roman Plateforme de Michel Houellebecq (7), où le plongeon dans le sexe et le voyage permet au touriste quelconque d’avoir l’impression d’être quelqu’un d’autre que l’employé soumis et l’homme sans qualités qu’il est dans sa morne vie quotidienne. En Occident, le tourisme sexuel reste représenté de deux manières beaucoup trop simplistes et incomplètes, d’un côté le misérabilisme, de l’autre l’angélisme.

Cinq raisons principales sont à l’origine de l’essor du tourisme sexuel de masse : la paupérisation croissante ; la libéralisation des marchés sexuels encourageant plus ou moins directement la traite aux fins de prostitution ; la persistance de sociétés patriarcales et sexistes ; la dégradation de l’image de la femme sur fond de violence sexuelle généralisée et banalisée ; et l’explosion du tourisme international et des flux de migrants en tout genre. Cet essor a été stimulé par deux caractéristiques de nos sociétés : premièrement, la « démocratisation » des flux de voyageurs (des masses de touristes circulant dans tous les sens) ; deuxièmement, l’hypersexualité des jeunes entretenue par des médias obsédés par la violence sexuelle. Il se nourrit aussi de la rencontre entre la misère et la beauté du monde. Misère et beauté attestent de la coupure qui régit l’ordre inégal de la planète. Misère affective au Nord, misère économique au Sud et à l’Est ; « beauté » des biens matériels de consommation au Nord, beauté des paysages et des personnes, mais aussi de la spiritualité, du mode de vie et des « traditions » au Sud et à l’Est.

A la suite de la déclaration de l’Organisation mondiale du tourisme (OMT) sur la prévention du tourisme sexuel organisé (8), adoptée au Caire en octobre 1995, qui a sensibilisé les acteurs du tourisme et l’ensemble des clients-voyageurs à ce fléau global (qui ne concerne pas seulement les enfants), la lutte contre le « tourisme sexuel de masse » a commencé à s’organiser.

Notes

(1) Sur la tragédie de l’exploitation sexuelle des enfants à des fins touristiques, cf. Jeremy Seabrook, En finir avec le tourisme sexuel impliquant les enfants. L’application des lois extraterritoriales, L’Harmattan, Paris, 2002.

(2) A propos de la marchandisation sexuelle des corps, cf. Richard Poulin, La Mondialisation des industries du sexe, Imago, Paris, 2005.

(3) Cf. Michela Marzano, Malaise dans la sexualité. Le piège de la pornographie, Jean-Claude Lattès, Paris, 2006.

(4) Cf. Mona Chollet, « Qui profite de la prostitution ? », Le Monde diplomatique, juillet 2006.

(5) Sex Traffic. Prostitution, crime and exploitation, Zed Books, Londres, 2005.

(6) Cf. notamment le dossier de la revue Téoros, « Tourisme et sexualité », Montréal, vol. 22, no 1, printemps 2003.

(7) Michel Houellebecq, Plateforme, Flammarion, Paris, 2001.

(8) www.world-tourism.org/protec.... MICHEL Franck

* Paru dans Le Monde diplomatique, août 2006.

* Franck Michel est anthropologue. Enseigne à l’université de Corse et anime l’association Déroutes & détours. Auteur de Désirs d’ailleurs (Presses de l’université de Laval, Québec, 2004), de « Voyage au bout de la route » (éditions de l’Aube, La Tour-d’Aigues, 2004) et de « Planète sexe » (Homnisphères, Paris, 2006).


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