Ingouchie, seconde Tchétchénie

mercredi 28 octobre 2009.
 

Musulmane comme sa voisine, cette république de la Fédération de Russie subit elle aussi la guerre au terrorisme menée par Moscou, et le lot d’exactions qui l’accompagne.

Par HÉLÈNE DESPIC-POPOVIC

L’homme en uniforme de camouflage juché sur le blindé déroule sa cagoule. Bientôt on ne voit plus que ses yeux. Il est 18 heures, l’heure où la très animée république russe d’Ingouchie, la plus petite du Caucase du Nord et du pays, se transforme en lieu de tous les dangers. C’est à cette heure-là que les blindés se font plus nombreux sur la route fédérale, un segment de la future autoroute Moscou-Téhéran. C’est à cette heure-là que commencent les opérations spéciales, ces descentes dans des maisons privées qui s’achèvent bien souvent par des morts et des pleurs.

Ce quartier d’Ordjonikidzevskaïa situé derrière la gare, où la présence d’un blindé stationné depuis deux heures suscite déjà l’émoi, fait partie de ceux que la police inspecte le plus fréquemment. Le gros bourg se trouve en lisière de la Tchétchénie, une région reprise en main par les forces russes après deux guerres dévastatrices. Depuis 2004, Mariem Makhvloïeva a subi 24 perquisitions. Lors de la dernière, le 23 août, les 40 soldats du ministère de l’Intérieur qui ont surgi chez elle, masqués et l’arme au poing, ont tué son fils, Chamyl, âgé de 21 ans, qui venait tout juste de se marier. « Ils nous ont fait sortir de la maison et nous ont fouillés. Ma fille et moi sommes rentrées dans la maison. On a entendu un coup de feu. Ils ont dit qu’il avait essayé de tuer un policier. Comment ? Puisqu’il n’avait pas d’arme et qu’ils l’avaient fouillé. Nous avons retrouvé Chamyl couché mort dans l’étable. Pour mieux donner le change vis-à-vis des voisins, ils ont emporté le plus jeune de leur groupe dans un brancard. Il n’avait rien, il ne saignait pas. »

A 50 ans, cette veuve, mère de cinq enfants, porte sur les épaules le poids de la tragédie du peuple ingouche. Née au Kazakhstan, où les Ingouches avaient été déportés par Staline en 1944, comme les Tchétchènes avec lesquels ils partagent culture et religion, elle est revenue en Ingouchie à la fin des années 50 quand Nikita Khrouchtchev les a laissés se réinstaller. Aujourd’hui, elle n’a plus un seul fils à la maison. L’aîné, Islam, a disparu en 2004. Interpellé une première fois, il a disparu quelques mois plus tard. A-t-il été enlevé, tué, ou bien a-t-il rejoint le maquis ? Ses proches n’en savent rien. La famille est depuis lors devenue suspecte. Interrogé et battu sous les yeux de sa sœur Heva, le troisième frère, Ismaïl, a préféré quitter la région. Il vit depuis deux ans en Sibérie, où il avait fait son service militaire. Mariem Makhvloïeva montre des photos de ses trois garçons qui ont tous fait l’armée en Russie. De bons musulmans, mais aucun barbu, de bons soldats russes, loués par leurs commandants. Pas de ces terroristes islamistes, qui, selon le porte-parole du gouvernement, Kaloï Akhilgov, cherchent à créer un émirat du Caucase du Nord et sont particulièrement actifs dans cette région du district de Sounjensk. « Peut-être le jeune Chamyl avait-il des sympathies pour le maquis ou des amis dans la forêt, peut-être les forces de l’ordre en avaient-elles eu vent, il est toutefois certain qu’ils n’avaient pas assez de preuves pour l’arrêter ou le juger. Alors ils l’ont tué », relève Albert Khantigov, un analyste de l’ONG Memorial à Nazran, l’ancienne capitale ingouche.

Vengeance. Il serait absurde de prétendre que le terrorisme n’existe pas en Ingouchie. Depuis le début de l’année, les violences ont fait 260 victimes dans cette république russe, policiers, terroristes et civils confondus, selon les données de Mashr, organisation locale des droits de l’homme créée par des familles de victimes. En 2008, elles en avaient fait 212, en 2007, 124, selon le fondateur, Magomed Moutsolgov. En juin, le président, Iounous-Bek Evkourov, a lui même fait l’objet d’un attentat, dont il porte encore les stigmates. « L’enquête sur l’attentat contre le président Evkourov montre que ce sont bien les boïeviki [les rebelles, ndlr] qui ont essayé de le tuer », dit son porte-parole à Nazran. Le 17 août, une voiture piégée explose devant un commissariat de Nazran. L’explosion tue au moins 20 personnes, des policiers en premier lieu, et en blesse 130 autres.

Au centre de la ville, où ils se sont attablés pour boire un café, deux jeunes gens devisent tranquillement. L’un est étudiant, l’autre lycéen. Ils préfèrent taire leurs noms. Ils font le compte, relèvent qu’il y a un attentat presque un jour sur deux. Parfois, ce sont des explosions, d’autres fois, des mitraillages. Le plus jeune se souvient du pire incident auquel il a assisté. « Une voiture est arrivée. Et un homme a mitraillé des passants. C’était une famille russe. » Non loin de là, Ilez, 19 ans, vend des téléphones portables. « Quelquefois, tout est calme, comme aujourd’hui, et puis ça pète », raconte-t-il. Tout peut être prétexte à un incident. « Notre religion nous encourage à porter la barbe. Mais il vaut mieux ne pas en avoir, sinon la police vous demande tout de suite vos papiers. » Mais il la porte bien, lui. « Moi, c’est sans importance, j’ai des relations », explique-t-il. Ce sont des jeunes de son âge que l’on retrouve dans le maquis. Ilez dit qu’il préfère s’amuser, même si autour de lui une vingtaine de ses camarades ont disparu, les uns enlevés, les autres partis combattre. « Peut-être que si quelqu’un avait tué mon frère, je serais allé me battre moi aussi », dit-il. Selon Mashr, 80% des jeunes qui prennent les armes contre les autorités sont des proches des victimes, mus par la vengeance et non par l’islam. Personne ne veut prononcer le nom de vendetta, pratique très codifiée dans la société ingouche qui veut, selon Albert Khantigov, de Memorial, qu’une famille lésée déclare la guerre à la famille qui lui a fait du tort, et non aux forces de l’ordre en général.

« Cadavres ». Au siège de Mashr, les murs sont décorés des portraits de victimes. La première est le propre frère du fondateur de l’ONG, Bachir, disparu sans laisser de traces en 2003, à 28 ans. Au total, 178 hommes ont été enlevés depuis 2002 et n’ont plus donné signe de vie. « A l’exception de deux hommes, des proches de la famille des deux anciens présidents, qui ont été libérés », dit Magomed Moutsolgov. Parmi les disparus dont la photo figure sur cette affiche, on n’a retrouvé qu’un seul corps, ajoute-t-il.« La famille a dû payer 10 000 dollars [environ 6 700 euros, ndlr] pour l’exhumer. Nous avons demandé à pouvoir faire des fouilles pour voir si cette fosse ne contenait pas d’autres cadavres », dit-il. On ne lui a jamais répondu. On n’a jamais revu non plus Rachid Ozdoev, un adjoint du procureur de la république d’Ingouchie, parti se plaindre à Moscou en 2004 de l’enlèvement de 13 personnes par le FSB, l’ex-KGB, dont Poutine fut le patron avant de prendre en main les destinées de l’Etat russe. « Après cela, aucun procureur n’a voulu accepter de plainte venant des familles de victimes », dit le responsable de Mashr.

« Bavures ». L’arrivée au pouvoir d’Evkourov, en octobre 2008, a apporté un répit, mais pas de vrai soulagement. Devant le palais ultramoderne de la présidence, dans la ville nouvelle de Magas - construite par ses prédécesseurs à la manière de celles qui ont poussé dans les pays d’Asie centrale -, de nombreuses personnes attendent de pouvoir se plaindre en direct des injustices subies. L’un a perdu un emploi pour avoir refusé de couvrir la corruption, l’autre un enfant. Le président ingouche refuse désormais de laisser les milices du tout-puissant président tchétchène prorusse, Ramzan Kadyrov, pénétrer à volonté dans sa république. Il a même fait installer des postes frontières. Mais il est obligé d’accepter une coopération ponctuelle dans les régions limitrophes. « En Ingouchie, il y a eu de vraies bavures, mais pas seulement des bavures », soutient le porte-parole de la présidence. Un examen au cas par cas risque de prendre des années.


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