Algérie du 1er novembre 1954 à aujourd’hui

dimanche 6 novembre 2022.
 

« A vous qui êtes appelés à nous juger » : c’est par ces mots que de jeunes Algériens harassés par la misère et la poigne de fer du pouvoir colonial prirent conscience que tous les moyens pacifiques de revendication des droits à la dignité humaine ayant été épuisés et devant, notamment les atermoiements des politiques qui voulaient jouer la carte politique des négociations, prirent une décision historique, mémorable, celle de se battre contre une armée qui avait l’artillerie et l’aviation de l’Otan à sa disposition.

Comment et pourquoi la Révolution a embrasé l’Algérie. Deux faits résument l’état de délabrement physique et psychique de la société algérienne disloquée par 130 ans de racisme. Faut-il évoquer comme le rapporte le Journal de la Révolution El Moudjahid, ces officiers bourgeois qui se faisaient transporter à dos d’homme par des « portefaix professionnels » à un bal du duc d’Orléans, et portant l’inscription infamante « Arabe soumis » que, par ordre de Bugeaud, des Algériens étaient tenus d’afficher sur leurs vêtements. Ces faits se passaient quarante ans à peine après la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en France.

Une phrase de Jean Daniel résume admirablement cette époque de déni des droits les plus élémentaires : « (...) Lorsqu’on voit ce que l’occupation allemande a fait comme ravage en quatre ans dans l’esprit français, on peut deviner ce que l’occupation française a pu faire en cent trente ans,[en Algérie Ndlr]. »(1) Dans cette atmosphère délétère où les choses paraissaient immuables et que l’impasse imposée par l’ordre colonial semblait durer mille ans, quelques hommes eurent le mérite de faire table rase de leur appartenance politique, ethnique ou sociale pour ne plus penser qu’à une seule chose : comment libérer le pays de l’oppression par la voie des armes, seul langage que comprenait le pouvoir colonial ? Ce fut la « mémorable réunion des 22 ». Pour l’histoire le texte de cet Appel a été imprimé dans la nuit du 26 au 27 octobre 1954, sous la supervision du maquisard Ali Zamoum, à Ighil Imoula, un village de Kabylie. Au-delà de la modestie des quarante actions déclenchées le 1er novembre à partir de 0 heure, l’impact psychologique a été extraordinaire et pour la première fois les autorités ont compris la nature du conflit et ont eu la conviction que cette fois-ci les Indigènes n’allaient plus s’arrêter.

Justement, si on examine avec minutie l’Appel du Premier novembre, on s’aperçoit qu’il fut le détonateur d’une révolte portée par tout un peuple. « (...) Notre souci, en diffusant la présente proclamation, est de vous éclairer sur les raisons profondes qui nous ont poussés à agir en vous exposant notre programme, le sens de notre action, le bien-fondé de nos vues dont le but demeure l’indépendance nationale. Notre désir aussi est de vous éviter la confusion que pourraient entretenir l’impérialisme et ses agents administratifs et autres politicailleurs véreux. » Par ces phrases, les combattants se soumettaient au jugement de l’histoire, annonçaient, ainsi, à la face du monde leur volonté de combattre le fait colonial : sans moyens, avec une immense conviction sur la légitimité du combat, ils mirent en oeuvre une Révolution qui devait servir de modèle à bien des mouvements de libération de par le monde.

Le 1er Novembre 1954 est, à juste titre, le dernier épisode symbolique du combat incessant du peuple algérien pendant plus de 25 siècles. « L’heure est grave ! lit-on dans l’Appel (...) Nous tenons à cet effet à préciser que nous sommes indépendants des deux clans qui se disputent le pouvoir. Plaçant l’intérêt national au-dessus de toutes les considérations mesquines et erronées de personnes et prestige, conformément aux principes révolutionnaires, notre action est dirigée uniquement contre le colonialisme, seul ennemi et aveugle, qui s’est toujours refusé à accorder la moindre liberté par des moyens de lutte pacifique. Ce sont là, nous pensons, des raisons suffisantes qui font que notre mouvement de rénovation se présente sous l’étiquette de Front de libération nationale, se dégageant ainsi de toutes les compromissions possibles et offrant la possibilité à tous les patriotes algériens de toutes les couches sociales, de tous les partis et mouvements purement algériens, de s’intégrer dans la lutte de Libération sans aucune autre considération. Pour préciser, nous retraçons ci-après, les grandes lignes de notre programme politique : l’Indépendance nationale par : la restauration de l’Etat algérien souverain, démocratique et social dans le cadre des principes islamiques. Le respect de toutes les libertés fondamentales sans distinction de races et de confessions. »

Que reste-t-il du FLN fondateur ? Nul doute qu’il a rempli avec gloire et honneur sa mission historique. Cependant, il est clair que l’on n’engage pas un peuple dans une telle révolution sans tenir la promesse fondamentale pour laquelle il s’est précisément engagé sans réserve aucune : à savoir, combien de jeunes connaissent ce texte fondateur ? Combien connaissent les grandes dates de l’histoire, trois fois millénaire, de leur pays ? A bien des égards, vu le combat titanesque de ces pionniers qui ont fait démarrer l’Algérie à l’Indépendance, nous sommes des nains juchés sur des épaules de géants. A l’Indépendance, nous étions tout feu tout flamme et nous tirions notre légitimité internationale de l’aura de la glorieuse Révolution de Novembre. La flamme de la Révolution s’est refroidie en rites sans conviction pour donner l’illusion de la continuité.(2)

Les combats d’arrière-garde de la culpabilisation ad vitam aeternam de l’ancienne puissance coloniale ne sont qu’un rideau de fumée qui cache une méconnaissance des enjeux du monde actuel. Quand le secrétaire général du Front de libération nationale postindépendance estime le jeudi 29 octobre que l’exigence de l’Algérie de la reconnaissance par la France de ses crimes coloniaux en Algérie était « légitime, historique, morale et politique ». Que « les Algériens sont en droit d’exiger cette reconnaissance car il s’agit également de notre droit à la mémoire collective ». Que « Nous continuerons ainsi que nos enfants et petits- enfants d’exiger cette reconnaissance », il prend assurément ses désirs pour des réalités.

L’Algérie de 2009, qu’est ce que c’est ? Un pays qui se cherche, qui n’a pas divorcé avec ses démons du régionalisme, du népotisme ? qui peine à se déployer, qui prend du retard, qui vit sur une rente immorale car elle n’ est pas celle de l’effort, de la sueur, de la créativité ? C’est tout cela en même temps ! Le pays s’enfonce inexorablement dans une espèce de farniente trompeur tant que le baril couvre notre gabegie-. Après, ce sera le chaos. Le sociologue Lahouari Addi écrit : « L’Algérie est-elle une société ou une juxtaposition d’espaces domestiques en concurrence pour les biens de subsistance ? L’exacerbation des antagonismes entre les intérêts privés impose la formation d’un espace public où l’individu n’est pas un moyen mais une fin. Dans l’économie rentière, ce qui est consommé par une famille est retiré à une autre, selon le modèle du jeu à somme nulle (Il n’y a pas de création de richesse, Ndlr). C’est ce qui explique la corruption à tous les niveaux de l’Etat...Dépendantes de l’Etat, à travers les prix des biens alimentaires importés, les couches sociales pauvres se mettent à rêver d’un Prince juste qui limitera les libertés pour donner équitablement à chacun sa part. La popularité des islamistes a trouvé son origine dans cette structure distributive des richesses financées par la rente énergétique et exprime, par ailleurs, le niveau de dépendance de la société par rapport à l’Etat. »(3)

« Il est vrai,poursuit Lahouari Addi, que l’objectivité historique est difficile à atteindre lorsque l’on touche aux références fondatrices d’une nation. Mais la grande différence avec l’Algérie réside dans l’existence d’une recherche universitaire indépendante...Il ne s’agit pas d’une entreprise de dénigrement du combat indépendantiste, qui a une légitimité incontestable puisque la colonisation est la négation de la civilisation. Mais l’écriture de l’histoire de la guerre de Libération, telle qu’elle a été écrite en Algérie depuis 1962, est marquée par le sceau des occultations et des falsifications. »(3) Dans le même ordre le professeur Mohamed Korso a raison d’affirmer : « Il est plus facile d’accéder aux archives à Paris qu’à Alger. » Eh bien ! je pense que l’histoire de la Révolution donne des frissons à certains de nos responsables.L’histoire de la Révolution fait peur. Voilà ! Cela doit cesser car cela mine notre culture historique.(4)

Pour Lahouari Addi : « Le combat pour une université digne de ce nom, productrice de savoirs, animée par des enseignants-chercheurs respectés, est un combat qui engage l’avenir. Vous luttez pour que les compétences restent au pays, parce que, dans l’ère de la mondialisation, payer un professeur 400 euros par mois, c’est inciter l’élite intellectuelle à quitter le pays. L’enseignant universitaire est devenu, en quelques années, un employé paupérisé, alors qu’ailleurs, aux USA, en Europe, au Japon, il est une autorité sociale. En Algérie, c’est à peine un petit fonctionnaire luttant pour survivre dans une société où il n’est plus un modèle pour les jeunes, dans une société où l’échelle des valeurs a été bouleversée. Si l’Université est dans la léthargie, cela voudrait dire que la société civile n’en est pas une... »(3)

Soyons clairs ! Le Premier novembre est tellement galvaudé qu’il ne correspond plus à rien de stimulant pour la jeunesse qui représente la moitié de ce pays. Les valeurs défendues par le Premier novembre, quelles sont-elles ? La lutte pour la liberté, la dignité, l’indépendance. Ces objectifs ne font plus vibrer la jeunesse non pas qu’ils sont passés de mode mais ils ne correspondent à rien dans la réalité et deviennent par la force des choses un rituel immuable. Comment peut-on parler de Continuité de la Révolution et du « Mach’aâl du Premier Novembre à transmettre aux jeunes si ces derniers sont tenus soigneusement à l’écart du mouvement de la nation ? Ces jeunes qui fuient le pays en criant : « El Harga oula el Hogra ! »

Avons-nous des jeunes qui fêtent le Premier Novembre avec des réflexes de vainqueurs ? Nous avons observé la communion du peuple [jeunes et moins jeunes] autour de son équipe de football. Ne pouvons-nous pas redonner à ce peuple la fierté autrement que par des démonstrations certes belles mais sans lendemain ? Ces motifs de fierté font appel au travail, à la sueur, à la patience. En un mot, il faut réhabiliter l’effort autrement que par la distribution de la rente par un ministère qui contribue à la cohésion sociale par le ciment des subventions, et autre filet social au lieu de contribuer à la mise en place d’un environnement propice à la création de richesses. Chiche ! Ayons pour cap d’amener la France à reconnaître ses crimes en Algérie sans invective, - autrement que par des slogans creux et sonores qui ne trompent personne et surtout pas les jeunes- par une révolution de l’intelligence.

Si la Révolution de 1954 qui fut la fierté de l’Algérie et de tous les peuples qui y prirent exemple pour s’arracher à la chape de plomb coloniale, force est de constater qu’elle appartient au siècle passé. Si ses principes fondateurs ne sont pas « formatés » au temps présent, ils demeureront sans effet et on peut supplier ad nauséam la France coloniale, en vain : demander la repentance sous la forme actuelle est stérile et peut durer encore mille ans. Le nouveau langage n’est plus celui des armes mais celui de la technologie du Web2.0, des nanotechnologies, du génome, de la lutte contre le réchauffement climatique et des nouvelles sources d’énergie du futur. Toutes ambitions à notre portée si on arrive à mobiliser par l’intelligence, tous les Algériennes et les Algériens.

La réussite (ou l’échec) de notre pays à construire la modernité sera évaluée sur le critère d’élaboration de la société civile. Il est vrai que l’Algérie est le pays des paradoxes : à titre d’exemple, chacun sait qu’une grève à Air Algérie se règle dans la semaine. Par contre, une grève dans le système éducatif peut durer des mois, cela n’émeut ni les autorités, ni les partis, encore moins les syndicats. Je suis tenté de dire en définitive que l’avenir de ce pays se construira à partir d’un passé admis par tous ses citoyens sans exclusive. Les multiples dimensions devraient être assumées sereinement, et chaque habitant de ce grand pays se doit de revendiquer ses multiples identités non plus à l’état de ghetto honteusement toléré mais par une acceptation sereine et assumée. Notre pays doit retrouver le chemin de la sérénité. Il doit libérer les énergies en réhabilitant les valeurs du travail, de l’effort et du mérite. Il n’y a pas d’autre issue.(5)

En définitive, pour ne pas changer la « famille révolutionnaire » fera des cérémonies où nous verrons toujours les mêmes dans un rituel morne sans épaisseur. Ensuite, chacun continuera à vaquer à ce qu’il sait faire jusqu’au prochain évènement où il se montrera devant les caméras de l’Unique : la bien nommée , [la télévision nationale] qui n’a pas, loin s’en faut, épousé son temps engluée dans des combats d’arrière- garde visant à imposer une « "‘açabya" au sens d’Ibn Khaldoun » moyen-orientale et qui n’est pas celle du génie propre des Algériens. Cette Révolution de Novembre n’intéresse pas la jeunesse parce qu’elle est devenue un fonds de commerce pour tous ceux qui y trouvent leur compte, notamment « la famille révolutionnaire » dont il faudra bien, un jour, que l’on nous explique la composition, la clé de cooptation et sa réelle « valeur ajoutée ».(5)

Par fidélité au 1er Novembre 1954, inventons un nouveau premier novembre mobilisateur qui puisse répondre aux défis du siècle concernant la sécurité alimentaire, le problème de l’eau des changements climatiques et par-dessus tout, le défi de l’énergie. Il est plus que temps de freiner cette hémorragie et de comprendre que notre meilleur coffre-fort est notre sous-sol. Pour faire court, la Révolution de Novembre devra être réappropriée par la jeunesse qui doit contribuer à une révolution de l’intelligence à qui on doit donner une perspective de sortie du tunnel autrement que celle de l’évasion. Une révolution de l’intelligence est certainement la solution. Imaginons que les 10 millions de jeunes du système éducatif dans son ensemble ont un cap et se mobilisent eux-mêmes autour d’une utopie, celle de la création de richesses. L’Algérie n’aura plus à supplier, elle sera véritablement une nation prospère de sa richesse culturelle scientifique et technologique. Pour cela, seul le parler-vrai permettra à l’Algérie de renouer avec ce nationalisme qui, contrairement à ce que pensent les nihilistes, n’est pas passé de mode, c’est un puissant stimulant et qui peut se décliner avec les outils du XXIe siècle.

1.Jean Daniel. Le Temps qui reste. Editions Flammarion 1972.

2.C.E.Chitour. L’Algérie : le passé revisité. Editions Casbah. Alger. 2005.

3.Lahouari Addi : La représentation du 1er Novembre 54

4. El Corso Entretien Propos recueillis par Larbi Graïne Le Jour d’Algérie 16.10.2009

5.C.E.Chitour 1.11.1954 : C’était le début d’une belle révolution L’Expression 30 Octobre 2008

Pr Chems Eddine CHITOUR

Ecole Polytechnique en-edu.dz

De : Professeur Chems Eddine Chitou


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