Les batailles du corps

jeudi 5 novembre 2009.
 

Les 12es « Rendez-vous de l’histoire » de Blois sont consacrés au « Corps dans tous ses états ». La grande anthropologue préside ce festival. Rencontre par Françoise Héritier

Le Nouvel Observateur. - Vous présidez cette année « les Rendez-vous de l’histoire » de Blois sur le thème du corps. Quelle est la différence entre le regard de l’historien et celui de l’anthropologue sur le sujet ?

Françoise Héritier. - Les historiens, parce que c’est la nature même de leur discipline, ont tendance à privilégier les différences. Aussi bien celles entre les cultures que celles dans le temps à l’intérieur d’une même culture. Alors que, pour une bonne part, les anthropologues cherchent à retrouver au travers de ces différences à la fois spatiales et temporelles ce que j’appelle des « invariants » ; c’est-à-dire non pas des choses invariables qui seraient communes à toute l’humanité, mais des questions, toujours les mêmes, qui sont formulées par l’espèce humaine, par l’esprit humain, quelles que soient les latitudes et les époques, et auxquelles les réponses peuvent être différentes. En fait, nous cherchons à retrouver de l’universel sous le contingent. A travers les travaux d’historiens sur la construction du corps, on voit bien l’attention qu’ils portent aux changements dans le temps. Alors que, d’un point de vue d’anthropologue, j’essaierais plutôt de voir les continuités, par rapport au sexe par exemple, qui émergent à travers les discontinuités, avec toujours une constante qui est de type sexué. Pour vous donner un exemple, je viens de lire le livre splendide de Michelle Perrot, « Histoire de chambres », où elle met en valeur ce qui différencie la chambre de l’ouvrier de celle de l’artisan, de la chambre paysanne du XVIIIe siècle, de la chambre du roi, tout en faisant ressortir les points communs. Il y a aussi ce souci du détail, du changement et de la variété socioculturelle chez les anthropologues, mais que nous tentons de sublimer à travers la réponse à une question commune qui, dans le livre de Michelle Perrot, est la recherche de l’intimité. Celle-ci est une construction historique qu’on ne trouve pas nécessairement dans une société africaine villageoise. Dans les campagnes et les brousses que j’ai connues, l’idée même d’avoir une chambre à soi est une idée stupide. On a une chambre, mais elle n’est pas nécessairement à soi, elle ne l’est qu’en fonction du statut. Par exemple, chez les Mossis ou les Samos au Burkina Faso, une épouse a une chambre. Mais c’est aussi celle de son mari qui vient lui rendre visite. Et si elle est la première épouse, c’est là où il met ses affaires. En revanche, le mari n’a pas de chambre puisqu’il va circuler toutes les nuits d’une chambre à une autre. Mais ça ne veut pas dire pour autant qu’il est dénué d’un espace, tous les espaces lui appartiennent en fait. En revanche, les petites filles et les jeunes filles jusqu’à leur mariage resteront auprès de leur mère. Elles n’auront de chambre qu’à partir du moment où elles se trouveront l’épouse d’un homme. Mais, à ce moment-là, leur chambre, c’est l’apanage du mari, d’une certaine façon. Il y a donc une tout autre manière de satisfaire ce souci d’intimité, que l’on peut penser peut-être universel, d’avoir de temps en temps la possibilité de réfléchir, de s’asseoir un moment et de méditer, de s’extraire du groupe. Je pense que même dans des lieux qui sont extrêmement collectivisés par l’usage social, il y a toujours le désir d’avoir un moment de solitude.

N. 0. - L’un de vos grands thèmes est que la différence anatomique et physiologique entre l’homme et la femme est à l’origine de notre système dépensée, qui fonctionne, à travers l’histoire, sur la dualité « masculin/féminin ». Sommes-nous condamnés à cette logique binaire ?

F. Héritier. - Il y a ce que j’appelle des « butoirs de la pensée » qui font que les hommes de notre préhistoire, du paléolithique supérieur, se sont posé des questions. Il y a un certain nombre d’éléments qui sont toujours les mêmes parce que nous ne pouvons pas les modifier. Ces éléments qui sont toujours les mêmes, comme les alternances du jour et de la nuit, du chaud et du froid (même de façon relative), sont des aiguiseurs pour la pensée. Ces « butoirs de la pensée » sont des considérations anatomiques et physiologiques - et cosmologiques - qui concernent toutes le corps. On observe un certain nombre de faits et de constantes sur lesquels les hommes ne peuvent pas agir. La première constante, c’est la différence sexuée que l’on remarque dans toutes les espèces animales connues, ce qu’on appelle les « animaux vrais ». Il a donc fallu trouver une réponse : pourquoi y a-t-il des différences de forme dans les espèces, toutes marquées par cette même césure essentielle mâle et femelle. Il y a deux sexes, et les deux sexes doivent s’appareiller pour se reproduire. La deuxième constante, c’est que les parents naissent avant les enfants (ça paraît subtil, mais c’est fondamental) : les générations s’enchaînent dans un ordre qui ne peut pas être renversé. La troisième, c’est qu’il faut des relations sexuelles, des coïts, pour qu’il y ait pro-création. C’est une grossière erreur de s’imaginer que les sociétés que l’on appelle primitives l’ignorent. Elles le savent très bien, même si on peut parfois habiller les naissances illégitimes par l’idée d’une procréation extraterrestre. Surtout, il y a l’idée que le sang est le porteur de la vie, de la chaleur et de la mobilité. C’est extrêmement important, parce que les femmes perdent du sang. Ce qui fait qu’elles sont nécessairement moins chaudes, moins vives, moins mobiles dans l’imaginaire. La quatrième constante, c’est le fait, absolument renversant quand on y pense, que les femmes font non seulement leurs semblables mais ont la capacité de faire aussi des corps différents d’elles : du même et du différent. Alors que les hommes ne peuvent même pas faire du même. La vraie question n’est pas l’idée que les femmes font les enfants, c’est qu’elles font les fils des hommes. Et ça serait tellement mieux si les hommes pouvaient faire leurs fils tout seuls. C’est ce que disent beaucoup de mythes. Le monde idéal, c’est un monde où les femmes feraient des filles et où les hommes feraient des fils. Donc le fait que les femmes font le même et le différent est une question qui est un « butoir de la pensée ».

Il y a eu énormément de réflexions autour de ces questions. Les réponses excluent que ça vienne d’un pouvoir exclusivement féminin. Puisqu’il faut le coït, si les femmes font des enfants, c’est parce que les hommes mettent des enfants dans les femmes. Il y a deux grandes variantes. La première, c’est que les hommes sont les vecteurs : par le sperme s’expriment les dieux des ancêtres, des esprits... Dans la seconde, on évacue les dieux, c’est le sperme de l’homme lui-même qui contient les enfants des deux sexes. Chose tout à fait étonnante, lorsqu’on a, aux XVIIIe-XIXe siècles, découvert les ovules et les spermatozoïdes, il y a eu une énorme querelle entre les « ovistes » et les « homonculistes », entre ceux qui disaient que tout l’enfant était déjà dans l’ovule et ceux qui affirmaient que tout l’enfant était dans le spermatozoïde, l’ovule n’étant que la ressource nourricière qu’il lui fallait pour proliférer. Ca a été extrêmement difficile de faire admettre que c’était partagé par les deux sexes. Parce qu’on prétendait que les femmes n’y étaient pour rien et que tout venait de l’homme.

N. O. - Ces « butoirs de la pensée » sont-ils universels ?

F. Héritier. - Les « butoirs de la pensée » sont toujours là. Ils ont eu des conséquences extrêmement durables, puisque nous continuons de transmettre toute une série idéologique de représentations de cette sorte. Je cite souvent cet exemple : quand on dit aux enfants que « papa met sa petite m graine dans le ventre de maman », on reprend la théorie aristotélicienne qui, elle, est la plus belle sur le plan philosophique de ce modèle où tout vient de l’homme. Le corps féminin n’est que de la matière qui prolifère de manière anarchique et monstrueuse en faisant du féminin et n’est pas dompté par le « souffle de vie » contenu dans le sperme. Donc, quand on dit encore « papa met sa petite graine », on induit : c’est la petite graine qui va pousser qui importe, et non le corps de maman. D’une certaine façon, c’est l’idéologie qui crée le biologique. Ce n’est pas le biologique qui crée l’idéologie, sinon nous n’aurions qu’une seule réponse universelle. Or les réponses sont variées, elles sont des interprétations idéologiques du réel. Cette idéologie est tout à fait modifiable et nous sommes d’ailleurs en train de la changer. Je reste cependant persuadée que ce modèle masculin a la vie dure et mettra très longtemps avant de disparaître. Mais, depuis les lois sur la contraception et l’IVG, les choses sont en train de basculer. Les lois sur la contraception, essentiellement, ont donné aux femmes la possibilité de décider de leur destin. Auparavant, en raison des systèmes idéologiques de représentation de la procréation, il allait de soi que les femmes étaient une ressource qu’il fallait se partager. D’où leur appropriation par les hommes et toutes les constructions sociales qui l’accompagnent : la prohibition de l’inceste, les régulations du mariage au profit des hommes, etc. Tout s’explique parce que les femmes sont des ressources nécessaires pour que les hommes puissent avoir des fils. On le voit, tous ces systèmes sociaux sont issus d’une pensée sur le corps.

N. O. - Qu’en est-il aujourd’hui du rapport des femmes à leur corps ?

F. Héritier. - Avec la contraception, il y a réappropriation par les femmes de leur corps. Et beaucoup plus que cela : on s’en rend compte quand on voit les difficultés des femmes pour obtenir le droit à la contraception dans un certain nombre de pays, et notamment dans les pays de l’Islam. C’est que le droit à la contraception ne peut pas s’exercer à partir du moment où les femmes n’ont pas le droit de choisir leur conjoint, sont mariées contre leur volonté, n’ont pas le droit au divorce et peuvent simplement être répudiées... Il y a toute une série de contraintes qui les empêchent de disposer librement de leur corps. Gabrielle Suchon, la philosophe du XVIIe siècle, le disait déjà : les trois grands manques dont souffrent partout les femmes, c’est qu’elles n’ont pas la liberté de l’usage de leur corps ; elles n’ont pas l’accès au savoir (maintenant elles commencent à l’avoir, mais pas partout dans le monde) ; et elles n’ont pas l’accès aux fonctions de pouvoir. Ce qui est toujours vrai aujourd’hui.

N. O. - Dans nos sociétés, pensez-vous que les changements pour les femmes vont transformer durablement les choses ?

F. Héritier. - Cette révolution ne peut pas se faire en un jour. Elle demandera des informations transmises aux enfants sur le rôle exact et égal des deux sexes dans la procréation et des attitudes valorisées du rapport entre les sexes, le tout transmis par l’école, la famille et la rue, le tout relayé et argumenté de génération en génération. Cela recueille une vigilance constante. Nous vivons une époque charnière. Je crois au changement, malgré le désarroi d’un certain nombre de mes collègues en sciences humaines, notamment devant les classes d’adolescentes de nos jours qui croient que tout est déjà acquis, qu’il n’y a plus rien à faire et qui ne voient pas tellement pourquoi elles devraient se donner beaucoup de mal pour avoir une profession, être autonomes et maîtresses d’elles-mêmes. Après tout, le confort du foyer peut parfois les séduire. Mais pour des femmes qui ont lutté pour arracher tous ces acquis, cela paraît tout à fait surprenant. Il s’agit sans doute d’un petit retour de balancier. Ca ne veut pas dire pour autant qu’on va retourner en arrière. Le mouvement est lancé. Il y a une telle demande des femmes dans les autres mondes extérieurs à notre monde occidental (que ce soit en Iran, en Afghanistan, en Chine, dans les pays africains...) que, franchement, je crois que le mouvement ne pourra pas être arrêté.

N. O. - Y a-t-il un exemple dans l’histoire d’une société qui ait essayé de se battre contre la domination masculine, ou au moins tenté de s’en préserver ou de la corriger ?

F. Héritier. - S’il y en a eu, je n’en connais pas. Je crois qu’il faut tordre le cou au mythe du matriarcat primitif. Qu’il y ait des sociétés matrilinéaires ou des sociétés avec un culte de fécondité, c’est une chose. Ca ne veut pas dire des sociétés de pouvoir féminin. Certes, il y a eu à différentes époques des sociétés plus ou moins dures ou douces avec les femmes. Oui, y compris dans notre histoire, il y a eu des périodes où certaines femmes, dans différents milieux, ont eu des privilèges. Mais des périodes où c’était les femmes qui dominaient, je n’en connais pas.

Les 12es « Rendez-vous de l’histoire » se sont tenues à Blois du 8 au 11 octobre

Françoise Héritier

Professeur honoraire au Collège de France et à l’EHESS, Françoise Héritier est anthropologue. Elle est l’auteur de nombreux livres dont « Masculin/Féminin » et « De l’inceste ». Elle a publié récemment chez Odile Jacob « Une pensée en mouvement ».

Gilles Anquetil, François Armanet

Le Nouvel Observateur


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