Voyage à l’intérieur des madrasa pakistanaises

mercredi 4 juin 2008.
 

Plusieurs dizaines de milliers de personnes ont manifesté au Pakistan contre la publication en Europe de caricatures de Mahomet. C’est dans ce pays que la mobilisation sur cette affaire est la plus massive et la plus violente. Elle reflète l’instabilité de la nation, la force de l’opposition au président Pervez Moucharraf et l’influence des courants islamistes les plus radicaux, dont l’ascendant se fait sentir dans les écoles religieuses, les madrasa.

Non loin du fleuve Indus, en amont d’Akora Khattak dans la Province de la frontière du Nord-Ouest pakistanais, tout près de la route d’Islamabad vrombissante de camions, se dresse la Haqqania, l’une des plus radicales parmi les écoles religieuses que l’on appelle madrasa. De nombreux dirigeants talibans, dont le mollah Mohammed Omar lui-même, ont été formés par cette institution. On l’accuse d’avoir inspiré la version brutale et ultraconservatrice de la loi islamique mise en pratique par le régime des talibans afghans, et pourtant rien ici ne laisse penser que la Haqqania aurait honte de ses anciens élèves. Au contraire, le directeur de la madrasa, Maulana Sami ul-Haq, le proclame avec fierté : le jour où les talibans réclameront à nouveau des combattants, il fermera la madrasa et enverra tous ses étudiants prendre les armes. De bien des façons, donc, le nom d’Akora Khattak représente ce que les dirigeants américains craignent et détestent le plus dans cette région, bastion d’une résistance religieuse, intellectuelle et parfois militaire à la pax americana.

Lors de la traversée de l’Indus, souffle un puissant tourbillon de poussière. A l’ombre des murailles massives de la forteresse d’Attock, jadis rempart qui protégeait l’Inde contre les incursions afghanes, la route est bordée de peupliers. Au loin, telle l’échine dentelée de quelque dragon, se dressent les collines bleues de Margall ; sur le bas-côté, un cimetière, où les drapeaux qui ornent chaque tombe battent dans le vent. A quelques kilomètres du fleuve se dresse une rangée de bâtiments délabrés en béton, version moderne de l’architecture moghole. Du linge sèche sur les toits et les vérandas de ces tours-dortoirs, et dans la cour principale les étudiants s’affairent. Tous sont de sexe masculin, tous portent le turban et une barbe épaisse.

Pour quelqu’un que l’on considère généralement comme une véritable icône de la haine de l’Occident, Maulana Sami se révèle un homme étonnamment fringant et joyeux. Il porte un frac bleu de coupe vaguement victorienne, et sa barbe soigneusement taillée risque une pointe de henné. Le visage est taillé à la serpe, le nez protubérant, et les yeux cerclés de plis rieurs. Dans son bureau, il présente sa petite-fille, âgée de 2 ans, qui joue tranquillement avec un ballon de baudruche. Peu de signes que la Haqqania aurait souffert des mesures répressives que le président Pervez Moucharraf a déclaré vouloir prendre contre les centres du radicalisme islamiste. Le visage de mon interlocuteur s’éclaire :

« Ça, c’est réservé à la consommation américaine », dit-il en riant de bon cœur. « Ce ne sont que des déclarations à la presse. Il ne s’est rien passé. »

Ne trouve-t-il donc pas l’atmosphère irrespirable en ce moment ?

« Nous sommes en position de force, au contraire. Bush a réveillé tout l’islam. Nous lui en sommes reconnaissants. » Son sourire s’agrandit. « Notre travail est la propagation de l’idéologie islamique. Nous fournissons gratuitement l’instruction, les vêtements et les livres. Nous pouvons même héberger les gens gratuitement. Nous sommes les seuls à éduquer les pauvres. »

Des écoles fantômes

Maulana Sami fait une pause, et son sourire s’évanouit. « Les gens sont désespérés, ils en ont assez des vieilles mœurs du Pakistan, des partis laïques et de l’armée. Il y a tant de corruption. Moucharraf ne fait que combattre les musulmans et dire amen à tout ce que veulent les Occidentaux. Il ne s’intéresse pas au peuple. Alors aujourd’hui, tout le monde cherche des réponses islamiques – et nous pouvons aider à les trouver. Seul notre système islamique peut apporter la justice. »

Pour le meilleur ou pour le pire, l’évolution des attitudes politiques que Maulana Sami observe depuis sa madrasa d’Akora Khattak est en train de se reproduire à travers tout le Pakistan. Une étude du ministère de l’intérieur conduite après le 11-Septembre a révélé qu’il y a vingt-huit fois plus de madrasa dans le pays qu’en 1947. A l’époque de l’indépendance, elles étaient 245 ; en 2001, le chiffre se montait à 6 870 [1]. Et parmi elles, une proportion significative est dirigée par ou liée à une union des partis islamistes, baptisée Coalition pour l’action Muttahida Majlis-e-Amal (MMA), laquelle, sous la vice-présidence de Maulana Sami, vient d’imposer un régime de type taliban dans la Province de la frontière du Nord-Ouest, interdisant la musique en public et toute représentation de la forme humaine. Bizarrement, l’unique exception à cette règle est l’image du « Colonel Sanders » sur l’enseigne du Kentucky Fried Chicken, à Peshawar. On explique que la barbe du colonel est jugée convenablement islamique, ce qui lui a permis d’échapper à l’iconoclasme obligatoire partout ailleurs.

Les partis islamiques connaissent les bénéfices qu’ils peuvent tirer du contrôle de ces lieux d’instruction et ne s’en cachent pas. Le siège du Jamaat-e-Islami à Lahore, par exemple, fait également office de madrasa, où 200 étudiants reçoivent une éducation coranique d’orientation nettement politique. Un porte-parole du parti a été très explicite : « La transformation politique effectuée par nos madrasa est en train d’infléchir massivement l’avenir du Pakistan. Entre les récents succès électoraux des partis islamiques et le travail que nous effectuons dans nos madrasa, le lien est étroit. »

A travers tout le Pakistan, la teneur des croyances religieuses s’est radicalisée en conséquence ; la variété barelvi de l’islam, tolérante, influencée par le soufisme, est tout à fait démodée, largement débordée par la montée subite de réformismes plus durs, plus politisés les courants deobandi, wahhabite et salafiste.

La multiplication rapide de ces madrasa a commencé dans les années 1980 sous l’égide du général Zia ul-Haq [2] dans le cadre du djihad afghan, et était principalement financée par les Saoudiens. Si nombre de madrasa créées à cette époque ne consistent qu’en une pièce unique attachée à la mosquée d’un village, d’autres sont devenues des institutions très conséquentes : le Dar ul-Uloom, au Baloutchistan, par exemple, accueille 1 500 garçons en internat et 1 000 autres en externat. En tout, il y aurait jusqu’à 800 000 étudiants dans les madrasa du Pakistan, tout un système éducatif islamique, libre et gratuit, qui concurrence un secteur public moribond.

Dans ce pays, le budget de l’enseignement public n’est que de 1,8 % du produit national brut. C’est pourquoi 15 % des écoles ne disposent pas de locaux adéquats, 40 % n’ont pas l’eau courante et 71 % sont privées d’électricité. L’absentéisme est fréquent dans le corps enseignant, et en fait beaucoup de ces écoles n’existent que sur le papier. En 2004, quand M. Imran Khan, ancien capitaine de l’équipe nationale de cricket entré en politique, a enquêté sur les écoles publiques de sa circonscription, il a découvert qu’un cinquième de celles inscrites sur les registres n’existaient pas, et que 70 % étaient presque toujours fermées.

Le retard du Pakistan sur l’Inde en matière d’éducation est spectaculaire : en Inde, 65 % de la population sont alphabétisés, et le pourcentage augmente chaque année. Au Pakistan, le taux d’alphabétisation n’est que de 42 %, et cette proportion est en train de diminuer. Au lieu d’investir dans l’éducation, le gouvernement militaire équipe son armée de l’air d’une nouvelle génération d’avions F16. La quasi-faillite de l’éducation nationale signifie que, pour une part importante de la population, le seul espoir d’améliorer leur sort est d’envoyer leurs enfants dans les madrasa, où ils ont l’assurance de recevoir une éducation, certes sévèrement traditionnelle, mais parfaitement gratuite.

L’hégémonie des madrasa dans le système éducatif est sans doute particulière, mais la tendance générale est la même partout dans le monde musulman. En Egypte, le nombre d’instituts d’éducation qui dépendent de l’université Al-Azhar, au Caire, est passé de 1 855 en 1986 à 4 314 dix ans plus tard. Les Saoudiens ont augmenté leur financement, et dépensent à présent 1 million de dollars par an pour la construction de nouvelles madrasa dans la seule Tanzanie, par exemple. Au Mali, les madrasa accueillent d’ores et déjà 25 % des enfants scolarisés.

Vu dans ce contexte plus large, Maulana Sami et ses madrasa soulèvent nombre de questions importantes. Dans quelle mesure sont-elles à l’origine des problèmes ayant abouti aux attentats du 11-Septembre ? Sont-elles autre chose que des fabriques de terroristes ? L’Occident ne devrait-il pas faire pression sur ces Etats clients des Etats-Unis que sont le Pakistan et l’Egypte pour qu’ils les ferment purement et simplement ?

Dans le climat de panique qui a suivi les attentats islamistes contre les Etats-Unis, la réponse à ces questions semblait aller de soi. Le secrétaire d’Etat Colin Powell et le secrétaire à la défense Donald Rumsfeld ne partageaient guère la même vision en politique étrangère ; mais, sur la menace que constitueraient les madrasa, ils sont tombés d’accord. En 2003, M. Rumsfeld posa la question ainsi : « Sommes-nous vraiment en train de capturer, de tuer, de neutraliser ou de dissuader chaque jour davantage d’islamistes que les madrasa et les ecclésiastiques radicaux recrutent, entraînent et lancent contre nous ? » Un an plus tard, M. Powell prétendait que les madrasa étaient des pépinières « de fondamentalistes et de terroristes ».

Pourtant le lien entre madrasa et terrorisme international est tout sauf évident, et de nouvelles études viennent de paraître qui mettent en doute la théorie souvent répétée mais intellectuellement contestable selon laquelle les madrasa ne seraient que les centres d’entraînement d’Al-Qaida. Il est certes exact que beaucoup de madrasa sont fondamentalistes et littéralistes dans leur approche des Ecritures saintes, que beaucoup d’entre elles adhèrent aux courants les plus durs de la pensée islamique. Très peu nombreuses sont celles qui préparent leurs élèves à vivre dans une société moderne et pluraliste. Il est également vrai que certaines madrasa peuvent être directement rattachées au radicalisme islamique et à des explosions occasionnelles de violences. De même qu’il y a des yeshivas et des colonies en Cisjordanie connues pour leur violence contre les Palestiniens, des monastères en Serbie ayant abrité des criminels de guerre, on estime que jusqu’à 15 % des madrasa du Pakistan prônent un djihad violent, et que quelques-unes parmi elles fourniraient un entraînement militaire clandestin. Des étudiants de madrasa ont pris part au djihad en Afghanistan et au Cachemire et ont été impliqués à plusieurs reprises dans des violences, notamment contre les chiites, minoritaires à Karachi.

Toutefois, la fabrication de chair à canon pour les talibans et l’instruction de voyous de sectes locales n’ont rien à voir avec la formation de terroristes rompus à la technologie moderne comme ceux d’Al-Qaida, qui ont exécuté les attaques aussi sophistiquées qu’horrifiantes contre le destroyer USS Cole, les ambassades américaines en Afrique de l’est, le World Trade Center ou le métro de Londres. En effet, plusieurs études récentes soulignent la nécessité de distinguer entre les diplômés des madrasa – le plus souvent des villageois pieux issus des milieux les plus pauvres et peu au fait des questions techniques – et le type du salafiste djihadiste, cosmopolite, issu des couches moyennes, qui planifie les opérations d’Al-Qaida à travers le monde. On découvre que la plupart de ces hommes sont issus de milieux non religieux et ont reçu une formation technologique. Ni M. Oussama Ben Laden ni aucun des hommes qui ont perpétré les attaques contre les Etats-Unis ou la Grande-Bretagne n’ont été formés dans une madrasa, aucun n’a un bagage religieux très étendu.

Les hommes qui ont planifié et exécuté les attentats du 11-Septembre ont souvent été traités par la presse anglo-saxonne de « fanatiques médiévaux ». Il serait plus juste de les appeler des professionnels hautement éduqués mais politiquement confus. Mohammed Atta était architecte ; M. Ayman Al-Zawahiri, le chef d’état-major de M. Ben Laden, était chirurgien en pédiatrie ; Ziad Jarrah, l’un des fondateurs de la cellule de Hambourg, était étudiant en chirurgie dentaire avant de se spécialiser dans la construction aéronautique ; M. Ahmad Omar Saeed Sheikh, auteur de l’enlèvement de Daniel Pearl, était diplômé de la London School of Economics.

C’est ce qui ressort, par exemple, de l’analyse la plus subtile du djihadisme transnational publiée à ce jour, Understanding Terror Networks, d’un ancien agent de la CIA, Marc Sageman [3]. Il a étudié la biographie de 172 terroristes liés à Al-Qaida, et ses conclusions mettent à mal la plupart des clichés médiatiques sur la personnalité des recrues : son échantillon se compose pour les deux tiers de petits-bourgeois ayant reçu une formation universitaire ; ce sont en général des cadres, familiers de la technologie, et dont plusieurs sont titulaires d’un doctorat. Ce ne sont pas non plus de jeunes écervelés ; leur âge moyen est de 26 ans, la plupart sont mariés, beaucoup ont des enfants. Deux seulement paraissent atteints de troubles mentaux. Le terrorisme islamique, comme les terrorismes juif et chrétien qui l’ont précédé, est essentiellement une activité de bourgeois.

Certes, il existe quelques cas de diplômés de madrasa radicales ayant rejoint Al-Qaida : Maulana Masood Ashar, par exemple, chef de l’organisation djihadiste appelée Jaish-e-Mohammed et collaborateur direct de M. Ben Laden, a fait ses premières études à Karachi dans la madrasa ultramilitante Binori Town ; un élève ayant abandonné ses études dans une autre madrasa a pris part à l’attentat contre le cortège du président Moucharraf en 2003.

Pourquoi pas la Suède ?

Dans l’ensemble, les élèves des madrasa ne possèdent tout simplement pas le savoir-faire technique requis pour mener à bien des attentats aussi complexes que ceux revendiqués par Al-Qaida ces dernières années. Les préoccupations des diplômés des madrasa demeurent plus traditionnelles : accomplir correctement les rites, se laver comme il faut avant la prière, veiller à la longueur appropriée de sa barbe. Toutes ces questions font partie du programme des études coraniques dans les madrasa. Les diplômés se soucient également de combattre ce qu’ils perçoivent comme des pratiques anti-islamiques chez leurs coreligionnaires, comme par exemple le fait de dire des prières sur le tombeau d’un saint ou d’assister aux lamentations chiites durant les cérémonies commémorant la mort d’Ali, gendre du prophète, à la bataille de Kerbala [4].

Autrement dit, leur but n’est pas tant de combattre les non-musulmans d’Occident – souci principal des adeptes du djihad transnational – que de promouvoir ce qu’ils perçoivent comme des comportements convenablement islamiques chez eux, réglés par cette loi personnelle qui est le principal objet de l’enseignement des madrasa. En revanche, la plupart des agents d’Al-Qaida semblent ne posséder que des connaissances rudimentaires de la loi et du savoir islamiques. D’ailleurs, des indices convergents suggèrent qu’en fait M. Ben Laden lui-même n’a que mépris pour l’approche tatillonne et juridique des oulémas issus des madrasa, qu’il considère son propre islamisme violent comme beaucoup mieux à même de résoudre les problèmes du monde musulman.

Ceci a été confirmé peu après les attentats du 11-Septembre, quand M. Ben Laden a dit à un groupe de visiteurs saoudiens que « les jeunes gens qui ont conduit ces opérations n’acceptaient aucun fiqh [école de droit islamique] au sens populaire, mais acceptaient le fiqh apporté par le prophète Mahomet ». C’est une citation lourde de sens : M. Ben Laden n’a que faire de la formation juridique et des structures traditionnelles de l’autorité islamique. Les auteurs de ces détournements d’avions, laissait-il entendre, se livraient à des actions pratiques au lieu de perdre leur temps à discuter des textes de loi. Il se présentait ainsi comme celui qui défie les madrasa et les oulémas, qui contourne les modes traditionnels de l’étude religieuse pour puiser son inspiration directement dans le Coran.

Un examen pénétrant de l’usurpation par M. Ben Laden du rôle d’ouléma des madrasa se trouve dans l’essai Landscapes of the Jihad (« Paysages du djhad ») de Faisal Devji [5], enseignant à la New School for Social Research de New York. Devji souligne à quel point M. Ben Laden s’écarte de l’orthodoxie, avec son culte des martyrs et ses allusions à ses rêves et à ses visions, toutes choses qui dérivent de traditions populaires, mystiques, et de l’islam chiite, contre lesquelles les oulémas sunnites orthodoxes bataillent depuis toujours. Qui plus est, M. Ben Laden et ses fidèles « critiquent régulièrement les ecclésiastiques les plus vénérables, les accusant d’être les esclaves de régimes apostats... Ils émettent également leurs propres fatwas sans posséder ni les connaissances ni l’autorité cléricale requises ».

Tout ceci met en lumière à quel point le débat sur Al-Qaida dans le monde occidental est mal informé. On répète à satiété que le terrorisme est lié à la misère et à la formation coranique de base fournie par les madrasa. On affirme que les jeunes qui se livrent à ces activités sont des fous malfaisants qui détestent « nos » richesses et « nos » libertés, avec qui aucune discussion n’est possible puisqu’ils « visent à nous liquider » (comme l’a dit un ministre britannique à la BBC après les attentats de Londres, le 7 juillet 2005). Que l’hostilité des islamistes puisse être liée à la politique étrangère des Etats-Unis au Proche-Orient et en particulier aux entreprises anglo-américaines en Irak et en Afghanistan est constamment nié, malgré tous les indices du contraire.

En réalité, la plupart des agents d’Al-Qaida sont très éduqués, et leurs buts sont explicitement politiques. Il n’y a jamais eu la moindre ambiguïté à cet égard dans les nombreux communiqués de M. Ben Laden. Comme il l’a observé laconiquement dans une cassette diffusée à l’occasion des dernières élections législatives américaines, si ceux d’Al-Qaida étaient en guerre contre la liberté, ils se seraient attaqués à la Suède. Les hommes qui ont organisé les attentats du 11-Septembre ne sont pas des produits du système d’éducation islamique traditionnel, ce sont des diplômés d’institutions de type occidental.

Le débat sur le lien supposé entre madrasa et terrorisme a eu tendance à occulter à la fois la longue histoire des madrasa et les différences existant entre elles. Pendant une longue période de l’histoire de l’islam, elles ont été la principale source de savoir religieux et scientifique, au même titre que les écoles et universités religieuses d’Europe. Entre le VIIe et le XIIe siècle, les madrasa ont produits des sommités de la pensée libre comme Al-Biruni, Avicenne et Al-Khawarizmi [6].

Lorsque les envahisseurs mongols ont détruit les centres d’érudition au cœur de l’islam, beaucoup d’intellectuels se sont réfugiés à Delhi, faisant du nord de l’Inde pour la première fois un important lieu de pensée. Dès l’avènement d’Akbar, empereur de la dynastie des Grands Moghols, au XVIe siècle, le programme d’études dans les madrasa de l’Inde va associer le savoir du Proche-Orient musulman à celui de l’Inde hindoue, de sorte que des étudiants hindous et musulmans étudient côte à côte le Coran (en arabe), la poésie soufie de Sadi (en persan) et la philosophie du Vedanta (en sanskrit), ainsi que l’éthique, l’astronomie, la médecine, la logique, l’histoire et les sciences naturelles. Bon nombre des penseurs hindous les plus brillants, par exemple le grand réformateur Ram Mohan Roy (1772-1833), sont sortis des madrasa.

A la suite de la destitution en 1858 du dernier empereur moghol, Bahadur Chah II (dit Zafar), des savants désenchantés ont créé Deoband, à 160 km au nord de la capitale moghole de Delhi, une madrasa « wahhabite », très influente mais d’une grande étroitesse d’esprit. Ses fondateurs, se sentant au pied du mur, veulent réagir contre la dégénérescence des vieilles élites. Retournant aux fondements du Coran, ils expurgent tout ce qui pouvait subsister d’hindou ou d’européen dans leur programme d’études [7].

Un espoir d’avancement social

Hélas, ce sont ces madrasa puritaines deobandi qui vont se répandre à travers le nord de l’Inde et le Pakistan au XXe siècle, et qui ont spécialement bénéficié de la protection du général ul-Haq et de ses alliés saoudiens dans les années 1980. Par une ironie du sort, les Etats-Unis ont également joué un rôle important dans l’enrôlement des madrasa pour la guerre sainte dans le cadre du djihad afghan. En effet, la CIA a financé, par le biais de l’US Agency for International Development, la confection, à l’usage des madrasa, de quelques manuels particulièrement sanguinaires remplis d’images violentes et de prescriptions militantes. Sur une page, on voit l’image d’un djihadiste tenant un fusil mais dont la tête a été arrachée, accompagnée d’un verset du Coran et d’un hommage aux moudjahidins qui étaient « obéissants à Allah... De tels hommes sacrifieront leurs richesses et leur vie pour imposer la loi islamique ». Quand les talibans ont pris le pouvoir, ces manuels ont été distribués pour servir dans les écoles [8].

Le programme de beaucoup de madrasa au Pakistan est archaïque : il y en a où la géométrie est enseignée à partir d’Euclide, et la médecine de Galien. On apprend le Coran par cœur au lieu d’en faire l’étude critique, et beaucoup de prestige s’attache encore au fait de devenir un hafiz – avoir mémorisé tout le Coran. Dans les madrasa deobandi, on apprend que le Soleil tourne autour de la Terre, et il y en a même où des sièges sont réservés aux esprits islamiques invisibles, les djinns. Mais ce n’est pas le cas de toutes les madrasa, dont certaines sont au contraire étonnamment évoluées.

A Karachi, la madrasa la plus importante est la Dar ul-Uloom. Avec ses grandes pelouses, elle tient à la fois de l’hôtel cinq étoiles et du campus universitaire haut de gamme. Elle est proprette et prospère : des salles de classes et d’informatique élégantes donnent sur des jardins et des palmiers copieusement arrosés. Tout autour, encadrés par des échafaudages, de nouvelles bibliothèques, de nouveaux dortoirs surgissent de terre.

A l’intérieur, l’ambiance est sérieuse, studieuse. Les étudiants sont assis en tailleur sur des tapis, lisant le Coran ouvert devant eux sur de petits pupitres en bois. Dans d’autre salles, ils écoutent attentivement un maulana âgé leur exposer ses commentaires sur le sens des versets du Coran, des hadith (traditions du prophète). Une salle d’informatique est remplie d’hommes barbus qui se débattent avec les mystères de l’ordinateur en se servant de versions ourdoues ou arabes de Microsoft Word et de Windows XP : les étudiants de dernière année doivent rédiger tous leurs essais grâce à l’ordinateur et en faire des tirages. Bien entendu, d’autres madrasa ne sont pas aussi bien équipées.

Les étudiants sont presque tous très motivés, aimables et intelligents. Mais quand je demande à l’un d’entre eux quelle musique il écoute sur son nouveau lecteur de cassettes, il me jette un regard horrifié : l’appareil ne sert qu’à écouter des sermons. Toute musique est interdite.

Mais, si leur philosophie de l’éducation est souvent arriérée, les madrasa apportent aux pauvres un espoir réel d’avancement social. Pour certaines matières traditionnelles – rhétorique, logique et jurisprudence –, la qualité de l’enseignement est souvent excellente. Et si elles sont généralement ultraconservatrices, seules quelques-unes sont militantes. Les fermer sans d’abord lancer un programme de reconstruction du système public, ce serait condamner à l’ignorance une part importante de la population. Et cela reviendrait aussi à dire aux croyants qu’ils doivent cesser de s’instruire sur leur religion, ce qui n’est certainement pas une façon de conquérir les esprits musulmans.

Il n’est pas besoin de s’éloigner beaucoup du Pakistan pour trouver un système de madrasa s’attaquant à la fois aux problèmes du militantisme et de l’arriération éducative. Car si l’Inde est le pays d’origine des madrasa deobandi, de tels collèges n’y ont jamais, que l’on sache, produit des islamistes violents, et sont strictement apolitiques et quiétistes. Quelques-uns des plus grands savants indiens – comme l’historien Muzzafar Alam, de l’université de Chicago – sont diplômés d’une madrasa.

Une importante étude des madrasa de l’Inde – Bastions of the Believers, du chercheur hindou Yoginder Sikand – montre le dynamisme et le modernisme de certaines madrasa. L’Etat du Kerala, par exemple, dans le sud-ouest de l’Inde, est doté d’une chaîne d’institutions éducatives gérées par le Mujahid, un mouvement de professionnels et d’hommes d’affaires qui se fixe pour objectif de combler l’écart entre formes modernes de la connaissance et vision du monde islamique. Le Mujahid se situe à l’avant-garde de l’éducation des femmes musulmanes au Kerala, et nombre de ses madrasa comptent beaucoup plus de filles que de garçons. Les intellectuels du Mujahid ont beaucoup écrit sur les droits des femmes dans une perspective islamique, et Sikand cite les paroles de Zohra Bi, proviseur d’un des collèges du mouvement : « Par les efforts de notre école, nous espérons montrer qu’en fait l’islam encourage l’autonomie des femmes. »

Voilà qui semblerait confirmer que ce sont moins les madrasa en elles-mêmes qui posent problème que l’ambiance de militantisme et d’endoctrinement qui règne au sein d’un petit nombre de centres d’ultraradicalisme bien connus, comme la madrasa de Binori Town, à Karachi, où les étudiants apprennent que le djihad est légitime et noble. DALRYMPLE William Notes

[1] Il y a débat quant au nombre réel de madrasa au Pakistan, et sur la proportion des étudiants du pays qu’elles éduquent.

[2] Dictateur pakistanais, il a gouverné entre 1977 et 1988, et est mort dans un mystérieux accident d’avion.

[3] Traduction française : Le vrai visage des terroristes, Denoël, Paris, 2005.

[4] Cf. l’article de Barbara Metcalfe, « Piety, persuasion and politics : Deoband’s model of social activism », dans Aftab Ahmad Malik (sous la dir. de), The Empire and the Crescent : Global implications for a New American Century, Amal Press, Bristol (Royaume-Uni), 2003, p. 157.

[5] Faisal Devji, Landscapes of the Jihad, University of Pennsylvania Press, 2005.

[6] Le premier est un astronome, philosophe et historien (973-1050), le deuxième un philosophe et médecin (980-1037), le troisième un mathématicien (IXe siècle).

[7] Les deobandi font l’objet d’une étude dans l’œuvre de Barbara Daly Metcalf, Islamic Revival in British India : Deoband, 1860-1900, Princeton University Press, 1982. Cf. aussi Jamal Malik, Colonialization of Islam : Dissolution of Traditional Institutions in Pakistan, Manohar, New Delhi, 1988.

[8] Un compte-rendu exhaustif de ces manuels, « From US, the ABC’s of jihad », de Joe Stephens et David B. Ottaway, se trouve sur le site Internet du Washington Post.

* Paru dans Le Monde diplomatique — Édition imprimée — mars 2006 — Pages 4 et 5.

* William Dalrymple. Ecrivain, il est membre de la Royal Society of Literature et de la Royal Asiatic Society ; auteur notamment du Moghol blanc (Noir sur Blanc, Paris, 2005). Cet article est une version abrégée d’un texte publié dans la New York Review of Books.

Mis en ligne le 4 janvier 2008


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