De l’antiparlementarisme et des réformes (Intervention de Paul Lafargue au Ve congrès national du PS SFIO le 15 octobre 1908)

lundi 17 novembre 2008.
 

Ve Congrès national du Parti Socialiste (SFIO) tenu à Toulouse les 15, 16, 17 et 18 octobre 1908.

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L’autre question qui nous a divisés et qui nous a occupés pendant trois soirées, c’est la question des réformes. Cependant, nous sommes tombés d’accord pour condamner la théorie anarchiste qui prétend que les réformes sont des replâtrages faits pour prolonger l’existence de la société actuelle. Mes amis et moi nous avons déclaré qu’elles n’étaient pas des panacées devant guérir tous les maux sociaux et nous avons affirmé que les réformes les plus utiles, les plus profitables à la classe ouvrière ne peuvent pas rendre sa vie supportable dans la société capitaliste.

Le citoyen Jaurès, dans l’Humanité, répondant pour ainsi dire à notre discussion dans la Commission administrative et à mon article de l’Humanité, s’est scandalisé parce que j’avais écrit que le repos hebdomadaire, qui est si important pour la classe ouvrière, et que la journée de huit heures, qui serait encore plus importante pour elle, étaient des réformes qui ne changeraient pas sa triste condition de vie. Jaurès, regardez ce qui se passe en Amérique et en Angleterre, où il y a des siècles que le repos hebdomadaire est obtenu ; nous l’avions en France avant la fameuse révolution bourgeoise qui a établi la domination capitaliste : avant cette réforme de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, les ouvriers avaient leurs dimanches, et non seulement leurs dimanches, mais encore 42 jours fériés pendant lesquels ils ne travaillaient pas, Jaurès, pendant lesquels ils fêtaient les saints en banquetant, en se distrayant, en s’amusant, mais pendant lesquels ils ne produisaient pas de profits pour messieurs les capitalistes. C’est pour cela que les bourgeois révolutionnaires de France et d’Angleterre, ont détrôné les saints du ciel pour supprimer sur terre leurs jours de fête. Ils les ont si bien supprimés, que les anarchistes du syndicalisme n’ont pas osé demander qu’on ajoutât aux 52 dimanches, les 42 jours fériés des saints.

Vous m’avez répondu : Est-ce que la semaine anglaise ne serait pas un soulagement ? Mais qui a dit le contraire !

Tanger, tout à l’heure, semblait nous accuser de vouloir repousser les réformes. Nous demandons, au contraire, toutes les réformes, même les réformes les plus bourgeoises, comme l’impôt sur le revenu et le rachat de l’Ouest. Peu nous importe qui propose les réformes et j’ajoute que les plus importantes pour la classe ouvrière n’ont pas été présentées par des députés socialistes, mais par des bourgeois. L’instruction gratuite et obligatoire n’a pas été présentée par les socialistes...

Une voix. – Il n’y en avait pas.

Lafargue. – Je constate simplement le fait. L’interdiction d’employer les enfants au-dessous d’un certain âge, dans les usines, c’est-à-dire l’interdiction de tuer le travailleur dans son enfance, avant qu’il ait toutes ses forces pour pouvoir les donner à la classe capitaliste, ce ne sont pas des socialistes, ce ne sont pas des ouvriers qui l’ont demandée, ce sont des bourgeois. Les bourgeois les plus exploiteurs, ceux de l’Alsace, de Mulhouse, sous Louis-Philippe, en 1842, ont demandé au gouvernement de défendre l’emploi des enfants au-dessous de huit ans... Le minotaure capitaliste dévorait alors des enfants au-dessous de huit ans !...

C’est parce que nous prenons les réformes d’où qu’elles viennent que, nous tournant vers le parti radical, nous lui disons : Tu as toujours promis des réformes et tu n’en as jamais fait ; maintenant que tu es au pouvoir, donne-nous des réformes ou tu feras banqueroute. Nous avons lancé ce soufflet au parti radical et nous devons le lancer de nouveau ici dans notre Congrès. Mais cela ne signifie pas que nous mettons toute notre espérance, toute notre foi dans les réformes, que nous disons, comme Jaurès dans la résolution du Tarn, que de réforme en réforme, on arrivera à faire pénétrer la propriété collective dans la propriété individuelle, et comme la motion de la Seine, que c’est en obtenant des réformes qu’on restreindra le pouvoir patronal et qu’on créera le droit ouvrier...

Nous croyons qu’on ne peut pas, tant que le capitalisme ne sera pas sapé dans sa base, restreindre le pouvoir dominant du capital, et à ce propos, je vous rappelle un fait cité dernièrement dans l’Humanité, par le camarade Guernier. S’il y a une loi utile et importante pour la classe ouvrière, d’est la loi sur les accidents du travail, la loi qui protège l’ouvrier dans l’intérieur de l’usine. Sans que les syndicats s’en soient mêlés, il paraît que, dans une certaine région de la France, il y a eu des inspecteurs assez audacieux, assez consciencieux, pour remplir leur mission légalement, fidèlement, ils ont traîné devant les tribunaux un patron qui ne tenait compte ni de leurs observations, ni des injonctions de la loi. Il a été, à plusieurs reprises, condamné à des 50 francs d’amende... Ce patron a trouvé que c’était trop : "Ah ! on vient m’embêter jusque chez moi, prétendre que je dois protéger mes ouvriers contre les accidents : eh bien, je vais fermer mon usine". Il l’a fermée en effet, et tous les patrons de la région ont battu des mains et se sont écriés : "Si nous étions des hommes, nous l’imiterions". Les ouvriers, pour avoir du travail et de quoi manger, ont pétitionné pour qu’on ne molestât pas leur patron, pour qu’on laissât dormir la loi qui les protégeait et qui les gênait. Tant que le capital dominera le travail, les lois les meilleures pour les ouvriers et les mieux appliquées pourront être mises de côté si elles portent tort aux intérêts du patronat.

J’estime que j’avais raison de dire à Jaurès que, même la semaine anglaise qui, appliquée à en France apporterait un soulagement énorme, n’a pas changé la condition des ouvriers d’Angleterre : ils sont aussi soumis au capital que les ouvriers français, leur vie est tout aussi insupportable de l’autre côté de la Manche que de ce côté. Il y a, en ce moment, une crise dans l’industrie textile, les patrons veulent en profiter pour diminuer les salaires et changer les conditions de travail. Les ouvriers n’étant pas disposés à se soumettre, les patrons du Lancashire ont fait une grève générale à leur façon : ils ont fermé toutes les usines. Ils ont jeté sur le pavé 200000 ouvriers, ce qui représente avec les femmes et les enfants, une population d’au moins 800000 personnes, sans ressources, qui seront obligées de tendre la main à la charité publique, quand ce sont eux qui créent la fortune publique.

Est-ce que vous trouvez cela supportable, citoyen Jaurès ; est-ce que vous croyez que nous pouvons dire que les réformes peuvent améliorer d’une façon permanente la situation de la classe ouvrière et affaiblir le droit dictatorial du patronat ? C’est comme si vous me disiez que parce qu’on a fait la loi Grammont, qui empêche les charretiers brutaux de trop maltraiter les chevaux, on a diminué le pouvoir du maître de chevaux sur ses animaux. (Approbations sur certains bancs. Interruptions diverses.) Il les font travailler jusqu’au dernier souffle pour les envoyer ensuite aux abattoirs, pour qu’on puisse donner aux salariés, non pas de la vache enragée, mais du cheval enragé... (Rires.)

Il y a une perle dans cette remarquable résolution de la Seine et je m’étonne que les antiparlementaires ne l’aient pas relevée et montée en épingle, car c’est une perle que de venir dire que dans la société capitaliste nous sommes en train de construire le droit ouvrier et que ce droit ouvrier, une fois codifié, on pourra l’opposer au droit capitaliste... Le droit ouvrier est une monstruosité qui ne devrait jamais se trouver dans la bouche d’un socialiste. Est-ce qu’il a existé un droit du serf, est-ce qu’il a existé un droit esclave ? Et cependant sous le servage comme sous l’esclavage, il y a eu des réformes utiles aux esclaves et aux serfs ? Mais toujours, ces réformes n’entamaient ni le droit féodal ni le droit esclavagiste : c’étaient des concessions qu’on faisait et qu’on supprimait quand c’était nécessaire. C’est ce qu’on fait aujourd’hui pour les réformes ouvrières. (Applaudissements sur certains bancs.)

Non, citoyens, on ne peut pas prononcer le mot de droit ouvrier dans un Congrès socialiste. J’ai terminé, puisque je vous ai mentionné les différentes idées qui se sont entrechoquées dans la Commission administrative et qui nous ont empêché d’aboutir. Je n’ai pas abordé, comme l’a fait le camarade Tanger, la question toute entière. Je me réserve de reprendre la parole quand nous aurons entendu les camarades de province, pour exposer mon opinion sur l’action générale du Parti. (Applaudissements sur certains bancs.)


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