Sartre et le marxisme (Ian H. Birchall)

vendredi 30 août 2013.
 

En présentant un nouveau livre sur Sartre, on se sent d’une certaine façon coupable. Si on consulte le catalogue de la Bibliothèque Nationale, on trouve 2076 livres par ou au sujet de Sartre. Est-il vraiment besoin d’en ajouter un – et même deux ?

Mais naturellement je réponds que oui. Parce qu’il reste des choses à dire au sujet de Sartre, et surtout il faut le sauver de ceux qui ne seraient que trop heureux de laisser la dépouille de Sartre se décomposer sous les ruines du mur de Berlin. Si pour Sartre, à l’époque de la Critique de la raison dialectique le marxisme était indépassable, aujourd’hui il ne manque pas de gens pour nous dire que le marxisme est en effet dépassable et même tout simplement dépassé. Il faut sauver Sartre de ses ennemis mais aussi de ses amis.

Des amis comme Bernard-Henri Lévy, qui nous présente Sartre comme un grand homme, mais qui veut abandonner tout le côté révolutionnaire de Sartre, pour nous laisser avec un Sartre pessimiste – même si Sartre lui-même nous assurait dès L’existentialisme est un humanisme que sa philosophie est fondamentalement optimiste.

Puis il y a des ennemis comme Michel Onfray, qui semblent incapables de lire ce que Sartre a écrit, mais qui préfèrent s’attaquer à ce qu’ils croient que Sartre aurait pu écrire. Onfray nous raconte que Sartre « défend Kim-Il-Sung », lorsque Sartre a expliqué à Gerassi qu’au début de la guerre de Corée il ignorait tout de la situation. Il prétend que Sartre « a justifié le pacte germano-soviétique », quand en effet Sartre a dit à Gerassi qu’« aucun communiste français n’aurait dû approuver [le pacte] au nom de la France ».

Mais pour parler d’une façon intelligente de Sartre et du marxisme, il faut commencer par poser la question : quel marxisme ? On sait que Marx lui-même a dit qu’il n’était pas marxiste, mais depuis sa mort beaucoup de personnages très divers ont prétendu être ses disciples, depuis Joseph Staline jusqu’à Guy Mollet.

Dans la période de l’après-guerre, lorsque Sartre a commencé à gagner une audience parmi la nouvelle génération de jeunes, il est devenu victime de ce que Claude Mazauric a appelé avec raison les « basses polémiques » de la part des soi-disant marxistes qui ne voulaient pas qu’il leur vole les recrues dont ils se croyaient les légitimes propriétaires.

Ainsi Roger Garaudy, le principal philosophe du PCF, rejetait avec aplomb l’idée sartrienne de la liberté : Je n’ai pas choisi d’être communiste. Je ne l’ai pas choisi parce qu’il ne dépend pas de moi de nier la réalité des contradictions internes du capitalisme, de ses crises et de la lutte de classe qui est le moteur de son développement. Depuis le jour où les analyses du Capital m’ont appris la dialectique de l’histoire je me suis trouvé en face d’une vérité contraignante. Et je n’ai, à aucun moment, le choix entre le marxisme et ses négateurs. Je dirais volontiers comme Luther devant ses juges : « Je suis là, et je ne puis faire autrement. »

Bien malin qui aurait pu prédire à partir de la nécessité historique l’évolution politique ultérieure de Garaudy du communisme orthodoxe à la dissidence, puis au catholicisme et enfin à l’Islam.

Également Jean Kanapa rejetait explicitement des concepts comme la « déformation idéologique inconsciente » et la « mystification » mis en avant par des marxistes un peu plus subtils, et affirmait que Sartre et ses amis étaient des agents conscients de la réaction : « Les ordres qu’ils exécutent leur sont clairs, les intentions qu’ils servent leur sont connues. Ils ne sont pas mystifiés le moins du monde. Ils mentent. Et savent qu’ils mentent. »

Mais les intellectuels du PCF n’avaient pas le monopole du marxisme. Il existait bien d’autres marxismes en France, et surtout une tradition vigoureuse de marxisme non-stalinien ou antistalinien. Dans les rangs de ceux que le PCF appelait les « gauchistes », et qu’ils condamnaient comme atteints de « la maladie infantile du communisme », il y avait un certain nombre de militants et de penseurs qui avaient une conception du marxisme plus vivante et plus adaptée à la réalité du monde contemporain que celle qui fleurissait dans le PCF. Il suffit de citer des noms comme Colette Audry, Daniel Guérin, Maurice Nadeau, Pierre Naville et le jeune Claude Lefort. Ce n’est pas un courant homogène et il y a de grandes divergences entre les noms que j’ai cités. Mais ce qui est intéressant, et qui a été négligé par un grand nombre de ceux qui ont écrit au sujet de Sartre, c’est qu’il connaissait plusieurs de ces personnages, et souvent a subi leur influence.

On a beaucoup parlé de l’amitié entre Sartre et Nizan, mais beaucoup moins de Colette Audry. Elle militait dans la « gauche révolutionnaire » de Marceau Pivert au sein de la SFIO. Par la suite, ses membres ont formé le Parti socialiste ouvrier et paysan. Audry était donc tout le contraire du Sartre « non-engagé ». C’était une militante syndicale et elle vendait régulièrement le journal de la SFIO, Le Populaire, à la criée - une vente de l’espèce que Sartre ne ferait que trente-cinq ans plus tard. Malgré l’abondance de preuves, les commentateurs ont systématiquement sous-estimé l’influence d’Audry sur l’évolution des opinions politiques de Sartre. Délibérément ou par ignorance, ils n’ont pas identifié l’originalité de la position politique d’Audry.

En 1973 Audry expliquait à John Gerassi que : « Sartre ne comprenait pas bien la politique en 1936. Il ne pouvait pas comprendre que, me disant communiste, je ne sois pas au Parti Communiste. Il était même d’une naïveté si maladroite à ce sujet que mes amis me demandaient tout le temps pourquoi je prenais la peine de parler avec lui. (Je me rappelle avoir répondu à l’un d’eux que je préparais l’homme de l’avenir.) Mais cette innocence politique ne concernait que la tactique. Sur le fond, nous étions d’accord. » Il est inconcevable que Sartre n’ait rien tiré de ces discussions. Audry a précédé Sartre sur le terrain difficile de l’étude d’Heidegger. En 1934, elle a publié un court essai en deux parties dans L’École émancipée, où elle discutait la philosophie d’Heidegger et ses rapports avec le fascisme. De plus, c’était Audry qui disait souvent à Simone de Beauvoir qu’il serait utile d’écrire un livre pour inciter les femmes à rejeter l’oppression qu’elles subissaient.

En 1945, Sartre prononçait sa célèbre conférence « L’Existentialisme est un humanisme » devant une salle bondée. Pierre Naville a fait une longue critique des positions de Sartre d’un point de vue marxiste. La différence de ton entre la réponse de Naville et les attaques de la part des communistes tels que Kanapa et Garaudy saute aux yeux. Naville pouvait défendre de façon calme et rationnelle les principes de la philosophie marxiste. De plus, il faut souligner l’importance des Temps modernes dans le développement d’un marxisme indépendant et non-stalinien dans la période de l’après-guerre. Le jeune Claude Lefort, à l’époque militant trotskiste mais qui élaborait déjà des positions originelles, a pu publier ses premiers articles dans Les Temps modernes – parmi eux un texte sur la stratégie révolutionnaire en Indochine. Il y exposait la théorie trotskiste de la « révolution permanente » et s’en servait pour attaquer la vision mécanique du marxisme qui considérait l’histoire comme le passage par une succession de stades prédéterminés. Il reçut une réponse tout aussi vigoureuse du philosophe Tran Duc Thao qui défendait la stratégie du Viet Minh.

Les Temps modernes, dont la diffusion allait bien au-delà des cercles de l’extrême-gauche, était bien l’un des rares lieux où pouvait exister une telle confrontation entre stalinisme et trotskisme fondée sur des échanges d’arguments et non d’insultes. En février 1948 Lefort a écrit dans Les Temps modernes un article sur les conséquences des révélations de Kravtchenko sur la compréhension de la société russe. La conclusion de Lefort était que le système russe ne pouvait en rien être assimilé à une forme de socialisme ou de transition vers le socialisme : « Il n’y a pas de propriété privée en URSS, il y a pourtant la même division qu’au sein du capitalisme entre les forces de production et les formes d’appropriation. » Il en déduisait que la Russie était une société exploiteuse, mais qui différait en essence du capitalisme comme du socialisme. Les camarades trotskistes de Lefort n’ont guère apprécié cet essai d’interroger l’orthodoxie.

Également Les Temps modernes ont publié des articles sur les États-Unis par Daniel Guérin, qui y avait vécu de 1946 à 1949 pour étudier la société américaine et plus particulièrement l’oppression raciale et le mouvement ouvrier. Peu d’autres journaux français auraient accepté ces articles, puisqu’ils ne correspondaient ni aux stéréotypes des staliniens ni à ceux des anticommunistes. Guérin concluait ainsi sa série d’articles sur le mouvement ouvrier américain : « Je garde une confiance inébranlable dans l’avenir du peuple américain. Il ne faut pas le confondre avec les quelques monopoles qui le déshonorent aux yeux du monde. »

En 1949 Les Temps modernes ont publié deux séries d’extraits du journal de Victor Serge. Serge avait été un critique véhément et prolifique du stalinisme . Pour l’avoir subie lui-même, il connaissait bien la répression stalinienne. Serge demeurait une figure marginale en ce que ni les staliniens (pour des raisons évidentes), ni la droite (puisqu’il continuait à défendre l’héritage d’octobre 1917), ni même les trotskistes (Serge s’était querellé avec Trotski) ne cherchaient à le publier. Donc Les Temps modernes ont été une des rares revues qui auraient pu publier Serge.

Au moment de l’expérience du Rassemblement Démocratique Révolutionnaire en 1948 et 1949, Sartre a pu rencontrer plusieurs militants de la gauche indépendante. Plus tard il a qualifié le RDR de « grosse connerie ». Mais pendant quelques mois du moins le RDR offrait la possibilité d’une nouvelle gauche indépendante, qui déclarait que : Entre les pourrissements de la démocratie capitaliste, les faiblesses et les tares d’une certaine social-démocratie et la limitation du communisme à sa forme stalinienne, nous pensons qu’un rassemblement d’hommes libres pour la démocratie révolutionnaire est capable de faire prendre une vie nouvelle aux principes de liberté, de dignité humaine en les liant à la lutte pour la révolution sociale. Là il a pu rencontrer non seulement l’ancien trotskiste David Rousset, mais aussi plusieurs militants qui avaient quitté les rangs du Parti communiste internationaliste pour rejoindre le RDR.

Parmi eux était le personnage remarquable de Jean-René Chauvin, mort cette année, militant trotskiste et survivant des camps nazis, un homme qui a pu écrire dans son autobiographie la phrase extraordinaire : « Après être passé par Mauthausen et Auschwitz, l’ambiance [à Buchenwald] me parut beaucoup plus détendue. » Avant l’éclatement du RDR Sartre et Chauvin ont produit ce qu’on appelait la « motion Chauvin-Sartre ». Ce texte a été écrit par Chauvin, mais il se souvient qu’il avait eu plusieurs discussions avec Sartre en préparant le document et que malgré des divergences philosophiques, « j’étais beaucoup plus à l’aise en discutant politique parce que là il découvrait la politique. Il découvrait l’action politique, l’action militante. »

Il y a quelques années j’ai fait une interview avec Chauvin, qui considérait que Sartre n’était pas « une tête politique », et qu’il n’avait pas la « culture politique » d’un Camus ou d’un Merleau-Ponty. Mais il se souvient aussi que Sartre a fait un effort déterminé pour s’engager dans l’activité quotidienne du RDR. Il ne limitait pas son activité aux grandes réunions et aux différentes « manifestations spectaculaires », mais il assistait assez fréquemment aux réunions de la section locale du cinquième arrondissement, où Chauvin était le secrétaire de section.

Pendant près de deux ans, au RDR, Sartre se frottait à des trotskistes, des anciens trotskistes et toutes sortes de dissidents marxistes. Au cours des trente années suivantes, certains des principes et des pratiques du RDR, le non-alignement et l’anti-impérialisme notamment, sont certainement revenus l’inspirer.

Pendant la guerre d’Algérie Sartre se retrouvait encore une fois à côté des marxistes dissidents. Le fameux manifeste des 121 a été rédigé par Maurice Blanchot et Maurice Nadeau. Nadeau était un ancien trotskiste qui, grâce à cette expérience et à ses recherches sur l’histoire du surréalisme, s’inscrivait dans la tradition des déclarations et des pétitions d’artistes et d’intellectuels. Parmi les signataires on trouvait d’anciens syndicalistes révolutionnaires comme Alfred Rosmer, Robert Louzon et la veuve et le fils de Marcel Martinet. Dans les rangs des anciens pivertistes figurait Daniel Guérin, et il y avait des surréalistes comme André Breton, Michel Leiris et André Masson. Par contre très peu de signataires venaient du PCF, qui voyait cette initiative d’un très mauvais oeil.

Et en mai 1968, à un moment où Georges Marchais dans L’Humanité écrivait une longue tirade contre les « faux révolutionnaires » et les « groupuscules gauchistes » menés par l’« anarchiste allemand » Cohn-Bendit, Sartre a mis son nom à la première déclaration de soutien aux étudiants en lutte – en compagnie de Simone de Beauvoir, Colette Audry, Daniel Guérin, et Michel Leiris.

Donc j’ai essayé de montrer que Sartre a été influencé profondément par ses contacts avec des courants de marxisme non-stalinien. Mais tout simplement démontrer une influence me semble d’un intérêt assez limité. La question vraiment intéressante c’est celle posée dans le livre Sartre et le marxisme sous la direction d’ Emmanuel Barot, la question de la contribution de Sartre à la pensée marxiste.

Je trouve assez peu intéressante la question de si Sartre a été marxiste ou non. A de certaines époques il s’est dit marxiste, à d’autres il a nié être marxiste. Mais ce qui est important, ce sont les questions posées par Sartre – pour moi ce qui est utile dans l’oeuvre de Sartre, c’est moins les réponses que les questions. Les grands ouvrages marxistes de Sartre - La Critique de la raison dialectique et L’Idiot de la famille, sont incomplets.

Mais le marxisme aussi est incomplet. Si la jeune génération entrée en révolte contre un système de plus en plus en faillite se tourne vers le marxisme, elle aura beaucoup de questions à poser. Il n’y aura plus de « communistes sans angoisse », comme Garaudy prétendait l’être en 1947. Donc je vais tout simplement résumer quelque thèmes chez Sartre qui peuvent être utiles pour les marxistes d’aujourd’hui. Bien sûr il s’agit d’une sélection personnelle ; comme nous rappelle Emmanuel Barot, on ne peut pas épuiser « l’ampleur et …la richesse… de la question du rapport de Sartre au(x) marxisme(s) ».

Tout d’abord, il y a l’unité de la théorie et la pratique. Dans la pièce de Sartre Le Diable et le bon dieu, Goetz s’écrie : « Les feras-tu patienter jusqu’au jour du Jugement ? Moi, je dis que le Bien est possible, tous les jours, à toute heure, en ce moment même : je serai celui qui fait le bien tout de suite. » On peut croire qu’il parlait pour Sartre lui-même. Justement, pour Sartre, dans n’importe quelle situation il y a un choix, il est toujours possible d’agir.

Bien sûr cela peut mener, soit à un volontarisme gauchiste, soit à un pragmatisme réformiste. Et Sartre au cours de sa vie n’a évité ni l’un ni l’autre. Mais dans la vie de Sartre il y a toujours un va-et-vient entre ses écrits et ses prises de position politiques. Comme Sartre a écrit dans une note inédite : « Si je préconise une position idéologique, aussitôt des gens me poussent à l’action : Qu’est-ce que la littérature ? me conduit au RDR. »

Dans Les Aventures de la dialectique Merleau-Ponty avait inventé le concept de « marxisme occidental ». L’écrivain britannique Perry Anderson l’a repris pour désigner la pensée marxiste qui s’est développée en dehors de la Russie depuis les années 1920. Pour Anderson sa caractéristique fondamentale était la séparation entre théorie et pratique. Anderson allait jusqu’à affirmer : « lorsque les masses elles-mêmes parleront, les théoriciens – du type de ceux produits en Occident ces cinquante dernières années – seront nécessairement silencieux. » En ce sens, Sartre n’a jamais été un « marxiste occidental ».

Deuxièmement, Sartre posait la question de l’importance de l’individu dans la conception marxiste de l’histoire. En s’intéressant aux liens entre la morale individuelle et le marxisme, Sartre soulevait des questions importantes pour la pratique politique qui avaient été négligées dans la tradition marxiste classique. Marx affirmait que la lutte des classes était le moteur de l’histoire ; Lénine prétendait qu’un parti révolutionnaire était nécessaire à la conquête du pouvoir. Mais ni l’un ni l’autre ne posait la question existentielle : « Pourquoi, moi, je devrais y participer ? Pourquoi devrais-je m’engager ? »

Cela conduisait à la question méthodologique plus générale du rôle de l’individu dans l’histoire. Dans quelle mesure fallait-il voir les individus comme les représentants d’une classe sociale liés par des déterminations historiques et dans quelle mesure étaient-ils libres d’agir dans une situation donnée ? Le problème était résumé en deux phrases, qui sont devenues célèbres : « Valéry est un intellectuel petit-bourgeois, cela ne fait pas de doute. Mais tout intellectuel petit-bourgeois n’est pas Valéry. » La formule était efficace, balayant le réductionnisme absurde des intellectuels communistes de la période stalinienne.

Ici Sartre retrouvait la tradition marxiste classique. Il aimait citer la phrase d’Engels : « Les hommes font leur histoire eux-mêmes mais dans un milieu donné qui les conditionne. » Et peut-être qu’il y avait un écho de ce que Trotski avait écrit dans les années 1930 : « N’importe quel petit bourgeois enragé ne pouvait devenir Hitler, mais une partie d’Hitler est contenue dans chaque petit bourgeois. »

Ceci peut expliquer pourquoi Sartre a progressivement abandonné le roman et le théâtre pour écrire les biographies, surtout les grandes biographies de Genet et de Flaubert. Justement au vingtième siècle la biographie est devenue importante pour des marxistes qui essayaient d’expliquer l’évolution inattendue de la révolution russe. Trotski a écrit une autobiographie (que le jeune Sartre a lue) et une biographie de Staline, et son exemple a été suivi par plusieurs autres historiens qui ont essayé de comprendre l’histoire à travers la biographie – on pourrait nommer Pierre Broué, Jean-Jacques Marie et Tony Cliff.

Le cas le plus intéressant est celui d’Isaac Deutscher, biographe de Trotski et de Staline. En étudiant des personnages clé de la Révolution russe, Deutscher affrontait justement ce que Sartre considérait comme une question centrale : l’interaction entre l’individu et le processus historique. Pendant les années 1950, Les Temps modernes ont publié de nombreux articles de Deutscher, et en 1957, la revue a publié trois longs extraits du premier tome de sa biographie de Trotski dans lesquels Deutscher décrivait la complexité des rapports entre les individus Lénine et Trotski, le parti bolchevik dans son ensemble et les masses prolétaires. C’était précisément de tels rapports que Sartre cherchait à étudier dans son travail sur Flaubert, grâce à ce qu’il appelait la méthode « progressive-régressive », qui montrait l’interaction entre l’individu et la structure sociale. Sartre lui-même a dit au sujet de Deutscher : « on peut y trouver une application intéressante des méthodes marxistes à la connaissance d’une personne ; par le renversement perpétuel des perspectives, Deutscher nous fait voir à la fois le mouvement objectif de l’histoire à travers l’individu historique et la marque de l’individu dans le mouvement objectif. »

Mais en même temps Sartre était toujours à la recherche des moyens de dépasser l’individualisme. Bien sûr, une des phrases les plus connues de Sartre est « L’enfer, c’est les autres ». Quand même on peut voir Huis Clos, non pas comme une représentation de la condition humaine éternelle, mais plutôt comme un microcosme de la lutte des classes, avec la bourgeoise Estelle, l’intellectuel de gauche Garcin, et la lesbienne prolétaire Inès. Peut-être que ce serait aller trop loin de dire qu’Inès est la héroïne de la pièce, mais elle est certainement une figure positive face à la mondaine Estelle, représentée sur un mode plus satirique.

Pour Sartre, en effet, l’action collective était difficile. Il se méfiait profondément de l’optimisme facile du parti communiste, qui croyait parler au nom d’une classe ouvrière déjà unie et progressiste. Il écrit, dans la préface d’Aden Arabie : « Nous avons, selon nos habitudes, déclaré : “Il n’est pas admissible” ou : “le prolétariat n’admettra pas…” Et puis finalement nous sommes là : donc nous avons tout accepté. »

Mais si Sartre croyait que l’action collective était difficile il ne la croyait pas impossible. Dans la Critique de la Raison dialectique un des thèmes les plus importants est le contraste entre la sérialité et le groupe en fusion, d’une file d’attente à un arrêt de bus et la prise de la Bastille. Si les autres s’en vont, il est plus facile pour moi de prendre l’autobus, mais je ne peux pas prendre la Bastille tout seul. Mais ce qui reste à déterminer, c’est si le groupe en fusion est nécessairement éphémère ou s’il peut durer. Dans les mots de Jean-Numa Ducange : « Comment un mouvement révolutionnaire peut-il demeurer authentiquement populaire, sans dégénérer ? » Est-ce que toutes les révolutions sont condamnées à dégénérer ? Si oui, l’histoire ne peut offrir qu’une succession de révoltes impermanentes à la manière de Sisyphe, et Sartre serait réconcilié avec Camus.

Le problème de l’action collective mène nécessairement au rôle historique de la classe ouvrière. Il va sans dire que je ne suis nullement d’accord avec Ronald Aronson lorsqu’il dit que « la pratique révolutionnaire du prolétariat appartient désormais au passé ». Sartre a dit que quand il était jeune : « j’ai lu Le Capital et L’idéologie allemande : je comprenais tout lumineusement et je n’y comprenais absolument rien […] Ce qui commençait à me changer, par contre, c’était la réalité du marxisme, la lourde présence, à mon horizon, des masses ouvrières, corps énorme et sombre qui vivait le marxisme, qui le pratiquait, et qui exerçait à distance une irrésistible attraction sur les intellectuels petitsbourgeois.  » La haine de la bourgeoise est déjà très visible dans des oeuvres comme La Nausée et L’Enfance d’un chef, même si, comme nous montre Juliette Simont, l’évolution des idées de Sartre au sujet de la classe ouvrière est complexe.

Certainement on ne peut guère comprendre ce qu’a écrit Sartre pendant les années quarante et cinquante si on ne voit pas que la classe ouvrière se trouvait au centre de ses préoccupations. Il pose le problème ainsi dans Qu’est-ce que la littérature : « Mais il ne faut pas hésiter à dire que le sort de la littérature est lié à celui de la classe ouvrière. Malheureusement, de ces hommes, à qui nous devons parler, un rideau de fer nous sépare dans notre pays : ils n’entendront pas un mot de ce que nous leur dirons. La majorité du prolétariat, corsetée par un parti unique, encerclée par une propagande qui l’isole, forme une société fermée, sans portes ni fenêtres. Une seule voie d’accès, fort étroite, le PC ». Ainsi dans Les Communistes et la paix, la raison fondamentale de son rapprochement avec le PCF, ce n’est pas, comme certains l’ont supposé, l’attraction du totalitarisme, mais plutôt le fait qu’il croyait, à tort ou à raison, que « Le “prolétariat constitué en parti politique distinct”, qu’est-ce, en France et aujourd’hui, sinon l’ensemble des travailleurs organisés par le PC ? Si la classe ouvrière veut se détacher du Parti, elle ne dispose que d’un moyen : tomber en poussière. »

Cette préoccupation avec la classe ouvrière est très visible dans ce que Sartre a écrit au sujet de l’oppression. Merleau-Ponty a même observé que « chez Sartre, comme chez les anarchistes, l’idée d’oppression domine toujours celle d’exploitation ». Dans ses discussions de l’oppression – un thème central de ses Cahiers pour une morale posthumes – Sartre a été un précurseur des débats qui deviendraient de plus en plus importants pour le marxisme d’après 1968.

Dans les années quarante l’orthodoxie du marxisme stalinien laissait peu de place à une analyse sérieuse de l’oppression, qu’elle soit raciale ou sexuelle. La théorie du PCF réduisait toutes ces questions à un modèle classiste mécanique et dans le même temps, en pratique, le PCF capitulait souvent devant les préjugés les plus rétrogrades de ses militants sur des questions comme les droits des femmes ou le racisme.

C’est dans Réflexions sur la question juive que Sartre a produit son analyse la plus complète des racines de l’oppression raciste. On sait que ce livre a exercé une très grande influence sur le jeune Frantz Fanon. Sartre liait l’oppression des juifs à la question des classes sociales et affirmait que seul le triomphe de la classe ouvrière et l’établissement du socialisme pouvaient mettre un terme à l’antisémitisme.

Ainsi Sartre expliquait que le prolétariat était « la classe universelle », que le sort du prolétariat « tend à se confondre avec celui de l’humanité…. Que les conséquences de sa victoire se trouveront nécessairement comporter la suppression des classes. » Sartre va même jusqu’à prétendre qu’ « on ne trouve guère d’antisémitisme parmi les ouvriers. »

Évoquant la question raciale aux États-Unis, Sartre la jugeait inséparable de celle des classes : « Il reste que le problème nègre n’est ni un problème politique ni un problème culturel : les noirs appartiennent au prolétariat américain et leur cause est la même que celle des ouvriers blancs. Dans l’hypothèse la plus optimiste, ils peuvent espérer, dans les cadres capitalistes, une certaine amélioration de leur condition, mais non l’égalité totale avec les blancs. […] Il semble qu’il n’y ait qu’une seule solution au problème noir – et elle n’est pas prochaine : lorsque le prolétariat américain – noir et blanc – aura reconnu l’identité de ses intérêts en face de la classe patronale, les nègres lutteront avec les ouvriers blancs et à égalité avec eux pour la reconnaissance de leurs droits. C’est du côté des organisations ouvrières, et de ce côté-là seulement, que les noirs peuvent espérer un concours efficace. »

Mais si Sartre reconnaissait un rapport entre l’oppression raciale et la classe, il voyait aussi qu’il y avait des difficultés. C’est pour cela que les porte-parole du communisme orthodoxe l’ont critiqué vigoureusement : « Dans tout ce fatras, il n’est question que de conscience, de subconscience, d’état d’âme, de métaphysique. La race est une notion concrète, mais celle de classe n’est qu’abstraite bien qu’universelle, et Sartre ne fait allusion que furtivement à la réalité la plus concrète dominant et déterminant toutes les notions qu’il évoque, la colonisation fille de l’impérialisme. ….Et ainsi, chaque jour d’avantage, le paysan noir et l’ouvrier blanc conçoivent parfaitement non point l’identité de leurs intérêts, mais leur solidarité dans la lutte contre l’impérialisme qui ne les divise que pour mieux les opprimer. » Si cela était vrai, la guerre d’Algérie n’aurait pas duré sept ans.

Également pour l’oppression des homosexuels. Lorsque Sartre proposa la canonisation du voleur homosexuel Jean Genet, il a soulevé un tollé général qui montrait l’ampleur du sentiment homophobe dans le pays. Mais tout en faisant une étude de l’oppression des homosexuels, Sartre indiquait l’importance de la classe, surtout en soulignant le fait que Genet avait été adopté par une famille paysanne : « Si on l’eût confié à un ménage ouvrier, s’il eût vécu dans les faubourgs d’une grande ville, s’il se fût habitué de bonne heure à entendre contester le droit même de posséder ou si son père adoptif eût travaillé dans un secteur socialisé de la production, il eût appris, peut-être, qu’on est aussi ce qu’on fait. »

Déjà en 1945, Sartre avait insisté que l’avenir n’est pas garanti. « Demain, après ma mort, des hommes peuvent décider d’établir le fascisme, et les autres peuvent être assez lâches et désemparés pour les laisser faire ; à ce moment, le fascisme sera la vérité humaine, et tant pis pour nous. »

Il développe cette perspective historique dans les Cahiers pour une morale, où il discute la question des fins et des moyens : « Si la fin est à faire, si elle est choix et risque pour l’homme, alors elle peut être altérée par les moyens, car elle est ce qu’on la fait et elle se transforme à mesure que l’homme se transforme lui-même par l’usage qu’il fait des moyens. Mais si la fin est à rejoindre, si en un certain sens elle a suffisance d’être, alors elle est indépendante des moyens. À ce moment on peut choisir tous les moyens pour l’atteindre. »

Et dans une interview donnée à l’occasion de son soixante-dixième anniversaire, Sartre adopte la célèbre formule de Rosa Luxemburg : « Rien ne nous … garantit la réussite [de la révolution], rien non plus ne peut nous convaincre rationnellement que l’échec est fatal. Mais l’alternative est bien : socialisme ou barbarie. » Après Hiroshima et l’Holocauste, il y a très peu de gens pour croire à l’inévitabilité du socialisme, mais pour Sartre il est du moins possible.

Dans sa dernière pièce, Les Séquestrés d’Altona, Sartre nous présente un monde où l’humanité aura disparu et les seuls êtres capables de juger l’histoire de l’humanité seront les crabes. Sartre pensait à la guerre nucléaire, mais peut-être que les crabes nageront dans les eaux qui auront submergé nos villes après des siècles de chauffage global. La barbarie est aussi possible.

Finalement, je pense aussi qu’il y a des leçons de tactique à trouver chez Sartre. Bien sûr, Sartre a fait des erreurs politiques très graves. En 1954 il a écrit des articles dans lesquels on pouvait lire que la liberté de critique était totale en URSS. C’était une faute – et une faute plus grave encore de prétendre que c’était son secrétaire Jean Cau qui avait écrit l’article compromettant. C’est un exemple de la mauvaise foi dans tous les sens du terme.

Mais il y avait quand même une certaine logique derrière le rapprochement de Sartre avec le PCF. En 1950 Merleau-Ponty a écrit un article auquel Sartre a ajouté sa signature : il expliquait que « Lénine avait dit que le vrai révolutionnaire était celui qui “dénonce l’exploitation et l’oppression dans son propre pays” ». C’était le slogan de Liebknecht : « L’ennemi principal est dans notre propre pays ».

En répondant à Camus, Sartre écrit : « Je ne dis pas : le Malgache avant le Turkmène ; je dis qu’il ne faut pas utiliser les souffrances que l’on inflige au Turkmène pour justifier celles que nous faisons subir au Malgache. » Et lorsque les Algériens étaient torturés dans les commissariats de police en France, le premier devoir d’un socialiste français était de s’y opposer.

Et lorsque, dans Les Communistes et la paix, Sartre exprimait son « accord avec les communistes sur des sujets précis et limités, en raisonnant à partir de mes principes et non des leurs », il faisait écho au mot d’ordre de Trotski : « Marcher séparément, frapper ensemble ! »

Donc je crois que pour ceux qui souhaitent un renouveau du marxisme pour le vingt-etunième siècle, il est utile de relire Sartre. Cette année-ci nous avons vu des groupes en fusion dans la place Tahrir et dans les dernières semaines à Wall Street et un peu partout aux États- Unis et dans le reste du monde. Peut-être que nous prendrons notre Bastille.


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