Quelle école ? Quelle éducation ? (Paul Langevin, automne 1944)

dimanche 27 décembre 2009.
 

« Il importe de voir clairement quels doivent être les buts et les principaux caractères d’une organisation permettant à chaque enfant de développer pleinement sa personnalité, donnant à chacun les moyens d’accéder, pour le plus grand bien de tous, à la forme d’activité où il peut rendre le plus de services, en raison de ses aptitudes et de son effort personnel. Il s’agit […] de poser et autant que possible de résoudre […] ce problème des humanités qui préoccupe depuis si longtemps les éducateurs, de définir, dans leur unité et leur diversité, les aspects de la culture et de la formation professionnelle que doit donner l’enseignement […]

« La culture est ce qui permet de former l’être humain à partir de l’enfant, de le préparer et de l’adapter aussi largement que possible à la vie, au contact avec le nature et avec les hommes, à l’action sur les choses d’accord avec les hommes. Sous ses divers aspects, scientifique et technique, littéraire, philosophique et artistique, moral et civique, la culture doit développer, à mesure de leur apparition, les diverses facultés, inégalement présentes chez les divers individus, d’observation, de réflexion abstraite, d’expression verbale ou plastique, et d’action.

C’est la prédominance d’une ou de plusieurs de ces facultés qui déterminera l’orientation, scolaire d’abord, vers les divers types d’humanisme avec prédominance des sciences naturelles, physiques ou mathématiques, de la littérature et des langues, mortes ou vivantes, de la création artistique ou des activités techniques et manuelles, ainsi que le choix de la profession. « Celle-ci ne doit pas enfermer l’être humain trop étroitement dans le cadre de sa spécialité […] Si la profession isole, la culture doit rapprocher [… Elle] est pour l’individu un moyen de rester humain en dépit des automatismes du métier et des contraintes sociales. Aucune préparation au métier ne saurait prévaloir contre cette obligation de mettre chaque enfant à même d’accéder à la culture. Ce sera la tâche spéciale de la section technique du second degré que de concilier apprentissage et culture […] Il n’est pas jusqu’au domaine le plus technique, à l’activité la plus manuelle qui ne puisse avoir sa valeur de culture […]

« À côté de l’acquisition, obligatoire pour tous, des techniques fondamentales permettant la communication entre les hommes : langue maternelle et autant que possible une autre langue vivante, lecture, calcul, écriture et dessin, il y aurait lieu de réaliser un équilibre entre le développement des facultés, l’initiation aux méthodes d’observation, d’expérimentation, de raisonnement ou de critique, et l’acquisition de connaissances solides plutôt que brillantes : pas de bourrage, mais pas non plus de dilettantisme : le respect des connaissances nécessaires n’est qu’une forme du sens solide des réalités. Il faudra, tout au long de l’enseignement, s’efforcer d’adapter activités, études, programmes, à l’évolution même de l’esprit de l’enfant en général et de chaque individu en particulier, de façon à en suivre le plus étroitement possible le développement naturel. Qu’on lui permette de marcher à son pas […]

« Il y aura lieu d’imaginer, autour du tronc des enseignements communs, toute une série de branches d’activités répondant aux intérêts propres de l’individu […] Cette variété pourra se définir suivant les besoins locaux et les ressources régionales. On serait ainsi conduit à déterminer pour chaque discipline un coefficient d’efficacité dans le développement de chaque faculté, et à développer la formation pédagogique des maîtres à tous les degrés pour qu’ils sachent porter ces coefficients à leur maximum. « Pour connaître pleinement l’individualité de l’enfant […] il faut lui présenter en grand nombre les activités manuelles et intellectuelles, artistiques et sociales, le monde de la nature et celui de la société, les champs et la ville, le domaine de la matière et celui de l’esprit […]

On ne peut parler de culture si celle-ci reste, comme elle le fut trop souvent, étrangère à la vie […] Il ne faut pas qu’au sortir de l’école, à quelque degré que ce soit, les jeunes gens aient l’impression de commencer seulement à entrer dans la vie, à plonger dans la réalité ; il ne faut pas, comme il arrive trop souvent, les voir impatients de quitter l’école […] C’est une liaison organique qu’il faut instituer entre l’école et son milieu, et non des rapports occasionnels […] Cela est vrai du contact avec les hommes autant que du contact avec les choses […]

« L’école fait faire à l’enfant l’apprentissage de la vie sociale et, singulièrement, de la vie démocratique […] Ainsi se dégage la notion du groupe scolaire à structure démocratique auquel l’enfant participe comme futur citoyen et où peuvent se former en lui, […] les vertus civiques fondamentales : sens de la responsabilité, discipline consentie, sacrifice à l’intérêt général, activités concertées, et où on utilisera les diverses expériences de self-government dans la vie scolaire.

« Noter que cet apprentissage de la vie sociale, essentiellement laïque, n’engage aucune idéologie, n’exige aucune mystique, métaphysique ou religieuse. L’expérience prouve que la prise en charge du milieu scolaire par les élèves eux-mêmes suscite de leur part un intérêt qui se suffit à lui-même. L’école peut donc remplir sa fonction éducatrice, morale et civique, sans rompre son statut de neutralité politique et religieuse. C’est aux familles qu’il revient d’orienter éventuellement leurs enfants vers l’Église ou vers le Parti. […] Au point de vue de la formation du caractère et de l’éducation morale, il sera utile de recourir à un système d’alternance qui mettra en jeu tour à tour, dans la vie scolaire, le travail individuel et le travail collectif ou d’équipe […]

« L’enseignement prendra donc pour maxime de rattacher systématiquement les connaissances à leurs origines humaines, donc de les dépouiller de leur caractère abstrait ou spécialisé pour les faire apparaître comme événements humains répondant à des exigences humaines. À cet effet, dès que l’élargissement du contact de l’enfant avec le monde le rendra possible, on donnera une place privilégiée à un enseignement historique de la civilisation qui servira de toile de fond et de constante référence aux divers enseignements entre lesquels il établira un lien profond. Dans l’enseignement scientifique en particulier, l’histoire des idées doit, selon moi, jouer un rôle essentiel, comparable à celui du contact avec la réalité.

« L’objet dernier sera de mettre l’individu, à tous points de vue, à sa place dans l’humanité […] La vraie culture générale est celle qui fait l’homme ouvert à tout ce qui n’est pas lui-même, à tout ce qui dépasse le cercle étroit de sa spécialité. Ce à quoi nous aspirons sous le nom de culture vivante et humaine, c’est la conscience des liens réciproques entre les diverses activités passées et présentes pour préparer l’avenir, de la parenté des esprits et de la fraternité des oeuvres ; c’est ce qui donne un sens aussi large que la société elle-même au moindre des efforts, une portée humaine à la plus humble des activités.

Comprendre autrui, savoir sortir de soi et de son égoïsme pour se mettre au point de vue des autres, saisir leurs besoins, leurs raisons d’agir, leurs façons de voir, les tolérer et les aider, collaborer à leur tâche comme à une tâche commune, n’est-ce pas un des aspects essentiels de la vie sociale et morale ? Cette vertu d’humanité ne devrait-elle pas être le produit naturel des “ humanités ” si elles veulent mériter leur nom ? […Ainsi] se trouverait rempli le double devoir de personnalité et de solidarité dans lequel je vois, pour ma part, l’essentiel de toute morale humaine […] Au double devoir de personnalité et de solidarité s’opposent les deux péchés mortels de conformisme et d’égoïsme ! […]

« Nous devons résoudre le problème de l’enseignement dans le cadre national, tout en suivant ce qui se fait dans le même sens à l’étranger pour profiter des expériences acquises et y trouver au besoin des exemples et des leçons. Nous devons chercher ici la solution qui mette le mieux en valeur les richesses, toutes les richesses spirituelles et matérielles dont dispose la France […] Les aptitudes exceptionnelles, celles qui font les grands savants, les grands écrivains ou les grands artistes, devront pouvoir mûrir en toute liberté […] Pour les autres jeunes gens dont les aptitudes sont moins évidentes, l’effort d’orientation devra tenir compte, nationalement ou régionalement, des besoins en personnel créés par la nécessité d’exploiter nos richesses naturelles et par notre situation générale à l’égard des autres pays, par les possibilités d’échanges internationaux […] Il sera évidemment nécessaire que le nombre et l’importance des établissements spécialisés, au degré secondaire et supérieur, soient déterminés en fonction des besoins, et que les services d’orientation puissent tenir compte de ceux-ci dans les conseils qu’ils donnent aux familles et aux jeunes gens […]

« La mise en oeuvre des principes qui viennent d’être rappelés […] demandera un gros effort, de réflexion et d’organisation d’abord, puis, pour les maîtres de plus en plus nombreux qui seront nécessaires, de formation et d’initiation aux méthodes nouvelles. Ensuite viendra l’effort financier considérable, qui comportera une partie immédiate exigée par la gratuité de l’enseignement à tous les degrés et par l’octroi de subventions qui lui est lié, ainsi que par le relèvement de la situation matérielle du personnel enseignant, condition indispensable du relèvement de son autorité et du maintien de son recrutement […]. »


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