Trafics et migrations de femmes, une hypocrisie au service des pays riches ( Par Françoise Guillemaut, sociologue)

lundi 25 janvier 2010.
 

La loi du 18 mars 2003 a introduit la sanction des prostituées pour "racolage passif". Elle autorise aussi la police à menacer d’expulsion les étrangères, pour les contraindre à dénoncer leurs proxénètes. L’auteur décrit "les méfaits" d’une telle mesure sur ces femmes, dans une ville comme Lyon où son association leur vient en aide. Pour autant, l’oppression subie en France leur paraît souvent préférable aux soumissions qui prévalent dans leurs pays d’origine.

La migration des femmes est globalement associée soit au mariage et à la famille (regroupement familial), soit à l’exploitation sexuelle et aux trafics, et rarement -voire jamais- au travail ou à l’asile politique. À l’inverse, les hommes migrants sont toujours perçus et construits soit comme des travailleurs, soit comme des demandeurs d’asile politique. Pour les femmes, la question du trafic et de l’exploitation sexuelle occupe le devant de la scène et envahit les débats. Il existe en réalité un continuum, qui va des pires modèles d’organisation (mafia pyramidale, humains traités comme des esclaves), à des modèles plus diffus tissés à partir de la famille, des proches, qui facilitent le départ des migrants en rassemblant les sommes nécessaires aux différents passages de frontières et à l’obtention de papiers. Le ou la migrant(e) fait ensuite appel à une chaîne de petits passeurs, dans un cercle d’interconnaissances qui assurent l’acheminement vers la destination choisie ; ces réseaux ne sont pas nécessairement organisés en "mafias". Arrivée à destination, la personne fait tout pour rembourser ses dettes, qui ne sont pas que financières : le soutien aux proches restés au pays est important aussi. Smaïn Laacher (1) montre dans son étude sur le centre de Sangatte à quel point l’investissement familial et l’obligation d’honorer le soutien à la famille sont vitaux.

Concernant les femmes étrangères, notre expérience et nos communications avec d’autres organisations non-gouvernementales et avec des chercheurs en Europe nous montrent chaque jour la complexité du phénomène. Nous travaillons avec des femmes migrantes depuis plusieurs années : 1995, femmes d’Afrique francophone, d’Amérique latine et d’Algérie ; 1999, femmes d’Europe de l’Est et des Balkans ; 2000, femmes d’Afrique anglophone. Chaque groupe de femmes migrantes et chaque femme a son histoire singulière, et rassembler ces groupes sous une même étiquette de "trafic" est à la fois réducteur et raciste. Comment imaginer que toutes les femmes étrangères sont les mêmes, qu’elles ont la même histoire, au prétexte qu’elles sont pour nous des "étrangères" ? La notion de trafic est essentiellement employée pour servir des politiques anti-immigration dans l’espace Schengen, et discrédite les femmes en les situant d’emblée comme des victimes impuissantes. La panique médiatique est née dans les années 1998-1999, comme si tout à coup il y avait eu une "invasion" de femmes migrantes, manipulées par des "hommes-étrangers-dangereux-proxénètes". En réalité, le groupe des personnes prostituées est depuis longtemps cosmopolite et des femmes, des hommes comme des transsexuels migrent depuis longtemps.

Migration, travail et travail du sexe

Les femmes étrangères impliquées dans le travail du sexe sont le plus souvent en situation illégale ou précaire, disposant de visa de tourisme ou d’une autorisation provisoire de séjour d’un mois à trois mois. Bien souvent les femmes que nous rencontrons avaient la volonté de quitter leur pays, mais n’en n’avaient ni les moyens légaux ni financiers. De fait, des réseaux de passeurs sont organisés dans certaines régions et leurs moyens sont le plus souvent odieux. Il n’empêche, les femmes qui viennent en Europe préfèrent parfois ces risques aux conditions de vie chez elles : mobilité sociale et économique impossible ; appropriation des femmes par les hommes, ce qui leur enlève toute chance de vie autonome ; situation économique désastreuse au regard des pays riches ; guerre civile. Aujourd’hui, sept millions de personnes originaires de vingt-quatre pays différents quittent leurs foyers pour échapper aux conflits, à la violence sociale, à la répression et aux persécutions. Près de 50 % sont des femmes, selon l’Organisation internationale des migrations. Les consulats leur refusent le plus souvent les visas, au prétexte qu’elles pourraient être victimes de trafiquants, surtout si elles sont célibataires. Depuis longtemps, ces personnes font appel à des tiers pour migrer, en achetant des visas, des contrats de travail, en s’endettant pour payer le voyage... Ce qui a changé, ce sont essentiellement les conditions d’entrée dans l’espace Schengen, et la fermeture du marché du travail légal aux les migrants et migrantes. La manière dont s’organisent les "trafics" correspond schématiquement à la division sexuelle du travail ordinaire, que l’on retrouve dans les secteurs légaux de l’économie : aux hommes les circuits d’information, les moyens de transport, les outils (pour la fabrication de vrais-faux papiers), les armes (la violence), et enfin les capitaux. Aux femmes, le travail sans droit. Or l’émergence de la notion de trafic et sa réalité sont concomitantes de l’appauvrissement accéléré des pays d’Afrique, des dégradations économiques et en matière de droits des femmes dans les pays de l’ex-bloc soviétique après la chute du mur de Berlin, et enfin des restrictions à l’entrée en Europe de l’Ouest. C’est aussi le résultat de l’absence d’une aide au développement centrée sur les droits des femmes, ou pire, de l’existence d’une aide au développement qui, depuis trente ans, a retiré aux femmes un certain nombre de prérogatives économiques, de commerce ou de production. Ceci parce que les agents des organisations internationales ont favorisé le contrôle des ressources par les hommes, en traitant exclusivement avec eux, y compris dans des domaines contrôlés traditionnellement par les femmes.

Migration féminine et dépendance

Certains hommes candidats à l’impossible immigration se réorganisent en fonction de l’un des critères culturels les plus répandus : le contrôle des femmes. La majorité des femmes que nous avons rencontrées ont décidé elles-mêmes de quitter leur pays. Et c’est lors de leur processus migratoire qu’elles se sont heurtées à la violence, à la contrainte et à l’impossibilité matérielle d’exercer une autre activité que le travail domestique clandestin (aux conditions que l’on connaît) ou la prostitution (2). La plupart d’entre elles ne souhaitent pas rester dans la prostitution, mais, par-dessus tout, elles ne veulent pas être renvoyées chez elles, quel que soit le prix à payer. C’est une des raisons qui les maintiennent de force dans des situations de domination, de clandestinité ou de contrainte, parce qu’elles n’ont, en l’état actuel des législations, pas d’alternative. Certaines d’entre elles, qui ne sont pas dans des circuits mafieux, ou qui se sont acquittées de leur dette de voyage, travaillent pour elles-mêmes et le plus souvent pour leur famille au pays. Elles ont investi au pays d’origine. Beaucoup de celles que nous connaissons ont des biens ou des commerces dans leur pays, après quelques années de travail en Europe. Elles ont permis à leurs enfants de faire des études et ont ainsi assuré leur mobilité sociale et celle de leur famille. D’autres, qui ont voulu quitter la prostitution, n’ont pu le faire qu’à travers le mariage et la maternité et ce toujours en regard des contraintes pour l’obtention des papiers - ce qui, en terme de stratégie résonne comme plus légitime, mais pose la question d’une nouvelle dépendance. Parmi les femmes que nous connaissons, dix se sont mariées avec des Français au cours des six derniers mois, et neuf d’entre elles sont aujourd’hui victimes de violences conjugales. Ceci tend à démontrer comment le système légal (supposé neutre) pousse les femmes à la vie de famille et à l’abandon de leurs tentatives pour être indépendantes. Parmi ces femmes, certaines ont d’abord bataillé (seules) pour se libérer des contraintes des hommes. Le débat sur la prostitution est particulièrement vif et polémique, en particulier sur la notion de "choix". L’idée la plus répandue est que ces femmes n’ont pas choisi la prostitution, mais sont au contraire victimes des proxénètes qui les exploitent. Or, si l’on observe l’histoire des femmes au travail, on se rendra compte que les notions de "choix" et de "liberté" sont extrêmement réduites en ce qui les concerne. En règle générale, les femmes "optent" pour telle option plutôt qu’une autre en fonction du contexte social, économique et personnel dans lequel elles se trouvent. Les contraintes structurelles sont en général plus lourdes que la liberté. Le libre-arbitre réside alors dans la manière dont elles vont "céder" face à telle ou telle option en fonction des contraintes (3).

Ceci concerne la majorité des femmes, et plus particulièrement les migrantes. Certaines d’entre elles optent pour le travail du sexe, certaines y sont contraintes par la tromperie, la violence ou la menace de tiers. Entre les deux types de situations, on trouve une palette de circonstances au cours desquelles les femmes (migrantes en particulier), développent des stratégies d’adaptation ou de résistance variées. Le travail du sexe peut alors être compris, non pas nécessairement comme un outil de libération, mais a minima comme une stratégie, une tactique pour "détourner" un rapport de domination structurel, qu’à leur niveau individuel elles ne peuvent pas changer. Leur "adaptation" aux rapports sociaux de sexes inégaux et/ou aux rapports inégaux entre le Nord et le Sud ou l’Est et l’Ouest leur permet au moins de gagner leur vie. La prostitution n’est certes pas un "métier" (au sens de techniques et savoirs inscrits dans un référentiel), comme ne le sont d’ailleurs pas bien d’autres activités réservées aux plus pauvres. Mais, en tant qu’activité génératrice de revenus, elle peut être considérée comme un travail. Ce faisant, avant de jeter l’opprobre sur les femmes prostituées ou de leur imposer notre compassion victimisante, on pourrait se demander quelles pourraient être les autres options possibles pour elles, et surtout, ce que nous ferions si nous n’étions pas du "bon côté" de l’histoire du colonialisme.

Cet article est beaucoup plus long. Vous pouvez en prendre connaissance en cliquant sur l’adresse portée en source.

Françoise Guillemaut, docteur en sociologie (Université Toulouse Le Mirail), est l’une des fondatrices de l’association Cabiria (voir annexe 1), association de santé communautaire pour les personnes prostituées. Elle nous a autorisé la publication de quelques articles concernant ses recherches autour des femmes, des migrations et du travail du sexe.

Voici un second article précédemment publié dans la revue :

Hommes et Migrations, N°1248, mars-avril 2004, Femmes contre la violence

ANNEXE :

Annexe 1 : Cabiria

L’association comporte trois départements :

- Action : Tournées de nuit et de jour avec un camping car, ouverture du local du lundi au vendredi de 9 à 18 heures, ligne téléphonique d’urgence 24 heures sur 24 ; Information, réduction des risques, accès aux soins, soutien juridique et social, lutte contre les discriminations.

- Recherche et international : Recherche-action, avec une implication directe dans l’action sanitaire et sociale et les débats scientifique et politique sur les matières sociale, de santé et sécurité publique. Les ressources sont l’action quotidienne des équipes de professionnelles de terrain des programmes de santé communautaire avec les personnes prostituées en France et en Europe, et les collaborations avec d’autres chercheurs, en France et à l’étranger ; Études sur le genre : empowerment et stratégies des femmes, violence, HIV et santé, migration et mobilité, trafics...

- Université solidaire citoyenne et multiculturelle : L’université solidaire, citoyenne et multiculturelle s’inscrit en complément des autres actions de Cabiria. Elle est ouverte à tous et toutes. Elle propose un accès original au savoir et à la culture, et peut à ce titre être considérée comme un instrument de lutte contre les exclusions, les discriminations et la ghettoïsation. Elle est également un outil supplémentaire d’accès à l’autonomie. L’accès aux savoirs est également une condition de la connaissance de ses droits et de la capacité à les faire valoir. Cours gratuits hebdomadaires : français langue étrangère, anglais, informatique, droit, chant, danse, théâtre.

Contact : Cabiria, Action de santé communautaire avec les personnes prostituées, BP 1145, 69203 Lyon Cedex 01, www.cabiria.asso.fr.


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