L’union, mais pas à tout prix, par Daniel Bensaid

dimanche 10 décembre 2006.
 

[Une réponse à Michel Onfray qui appelait, lundi, la gauche antilibérale à s’entendre.]

Cher Michel Onfray, pour briser le cercle vicieux mortifère de l’alternance entre libéralismes de droite et de gauche, tu appelles de tes voeux, comme nous, un rassemblement unitaire dans la continuité du non de gauche au traité constitutionnel européen (1). Pour y parvenir, la bonne volonté unitaire est nécessaire, mais insuffisante pour construire dans la durée « un réel projet politique alternatif au libéralisme que droite et gauche incarnent en se succédant au pouvoir depuis Pompidou ». C’est bien toute la question.

Tu l’estimes résolue sur « l’essentiel ». Si des problèmes subsistent (sur les salaires, le nucléaire, la laïcité, des questions internationales majeures), sans doute la discussion pourrait-elle se poursuivre à la lumière de l’expérience commune pour aboutir aux clarifications requises. La valise des revendications paraît donc bien remplie pour s’embarquer ensemble dans un voyage au long cours. Il y manque cependant un détail : la poignée, autrement dit, la question des alliances et du rapport aux institutions existantes.

Olivier Besancenot et la LCR ne se sont pas livrés à une surenchère. Nous avons seulement exigé que soit explicitement écartée l’éventualité d’une coalition gouvernementale ou parlementaire avec un Parti socialiste synthétisé au Mans (autour de sa majorité « ouiste » au traité constitutionnel). Cette demande te paraît prématurée : « Faire de l’attitude à adopter au soir du premier tour ou au lendemain du second, une fois la victoire acquise, un préalable à toute union des gauches antilibérales, c’est mettre la charrue avant les boeufs. » Voire... Il ne s’agit pas là de la consigne de vote pour le deuxième tour pour battre la droite, mais de savoir, dans l’hypothèse de « la victoire acquise » (laquelle ? sur quel programme ?), qui gouvernera le pays. C’est l’enjeu central des élections présidentielle et législatives. Et c’est tellement évident que le Parti socialiste ­ mettant lui aussi « la charrue avant les boeufs » ? ­ met la question à l’ordre du jour des réunions de la gauche plurielle recomposée et des négociations bilatérales avec ses partenaires. Plus on approchera de l’échéance présidentielle et des élections législatives, plus la question de la majorité gouvernementale deviendra incontournable.

L’alternative que nous voulons n’est pas exclusivement électorale, et sa construction ne s’arrête pas aux ides de mai. Il s’agit de tracer un sillon pour avant, pendant, et après les grands soirs et les petits matins électoraux. Si nous faisons miroiter la promesse d’une autre gauche, pour finir par avaler ce que tu appelles « les couleuvres du socialisme gouvernemental », plus dure sera la chute. La désillusion pourrait, comme tu l’écris, alimenter les réactions de dépit les plus imprévisibles. La question des alliances est si peu (ou si mal) clarifiée que tu contribues toi-même à la confusion : « L’enjeu se trouve là : comment peser au maximum pour infléchir à gauche une formation ­ le Parti socialiste ­ tentée par le centre. » L’enjeu est-il de dégager une alternative au social-libéralisme ou de « l’infléchir à gauche » ? L’infléchir, c’est ce qu’a cru pouvoir faire le Parti communiste en participant au gouvernement Jospin, avec le brillant résultat que l’on sait. Si notre ambition se limite à la ligne du Parti socialiste, l’alternative se transformera en lobbying sur l’appareil dominant. Pour « l’infléchir » efficacement, pourquoi ne pas infléchir du dedans, au-delà du oui et du non, au prix d’un pesant silence sur les prochaines échéances européennes ? Et pourquoi pas de l’intérieur d’un gouvernement de gauche plurielle recomposée ? La valise de l’alternative aurait ainsi une poignée, mais elle serait vidée de son contenu, sacrifiée sur l’autel du « tout sauf Sarkozy/Le Pen ». En Italie, le « tout sauf Berlusconi » vient de conduire la Refondation communiste à se ranger sous les fourches caudines de Romano Prodi, l’un des parrains du traité constitutionnel. La peur de Sarkozy, la menace Le Pen, le spectre du 21 avril 2002, tout va concourir au chantage au « vote utile » dès le premier tour. Prétendre que la candidature de Ségolène « ouvre un boulevard à la gauche antilibérale » est bien hasardeux. Tu es fort imprudent d’ironiser sur son « minois » (sic). Elle ratissera large : une dose de blairisme, une note jaurèsienne (jusqu’à revendiquer la mémoire de Rosa Luxemburg assassinée par les sociaux-démocrates allemands !), une dose sécuritaire de sarkozysme, une pincée d’écologie et ­ pourquoi pas ? ­ un zeste d’Olivier ou d’Arlette pour pimenter le plat. Pour tenir le cap de l’alternative, il faut savoir où l’on veut aller et tenir ferme la barre. Ton appel oecuménique à tous les candidats à la candidature antilibérale fait un sort particulier à Olivier, accusé d’ « incarner la première occasion de faire perdre la gauche antilibérale ». Tu as dû suivre distraitement ses déclarations répétées, qui sont pourtant limpides : soit les questions de fond sont résolues, et ne prétendant pas représenter toute la diversité de la gauche alternative, il ne sera pas candidat ; soit les divergences subsistent, et il sera candidat de la LCR. Il n’est donc pas le sixième « disponible » candidat à la candidature. Excès de clarté et d’honnêteté ? Si cette démarche avait été prise au sérieux et cette honnêteté mieux partagée, les militants ne se trouveraient pas soudain dans une tourmente prévisible, dissimulée jusqu’au bout par un consensus de façade.

« Si le fond ne pose pas de problème, écris-tu, reste la forme, la seule forme. » Eh bien ! c’est justement le fond qui fait problème (de plus, disait un de nos maîtres, la forme, c’est aussi le fond), et non les problèmes de personnes. A le nier, on aboutit au spectacle désastreux d’une conjuration des egos, sans clarification politique.

« Echouer serait décevoir » ? Certes, mais une illusion d’unité bâtie sur du sable mouvant s’écroulerait à la première épreuve sérieuse. Ce serait décevoir bien plus encore. Il ne suffit pas de battre Sarkozy et Le Pen électoralement (cela, Ségolène peut le faire, et sans doute apparaîtra-t-elle à beaucoup comme la mieux à même d’y parvenir). Il faut aussi battre leur politique. Sans quoi chaque législature, de gauche ou de droite, se solde par une montée de Le Pen. Nous revenons de si loin, que chaque faux pas, au lieu de renforcer l’alternative, peut la compromettre davantage. Tu adresses à Olivier la vieille accusation de n’avoir plus de mains à force de vouloir les garder pures. La politique est affaire de rapports de forces et de compromis. Mais il s’agit de trouver la limite, souvent incertaine, entre les compromis qui nous rapprochent du but et ceux, compromettants, qui nous en détournent. Quant à avoir des mains (et oser les salir), nous serions plutôt des petites mains, à pétrir la pâte de chaque jour, et non des mains intermittentes immaculées, à voter le dimanche et à rentrer chez soi en attendant un autre dimanche électoral.


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