Dossier Paradis fiscaux (5) La défaite du côté obscur de la finance

samedi 20 janvier 2007.
 

Hypocrisie et complaisance

Paradis fiscaux et centres financiers offshore ne sauraient survivre sans le laxisme coupable, voire le soutien actif, des gouvernements ainsi que des institutions bancaires et financières.

Hypocrisie des autorités financières et bancaires

Il existe des concomitances et des parallélismes, dans le temps comme dans l’espace géopolitique, entre la mise en place d’une partie des mécanismes et des institutions de la mondialisation financière et le recours à des modes toujours plus raffinés de blanchiment des capitaux d’origine criminelle. On ne peut que dénoncer, aujourd’hui, la criminalisation du système financier international.

Chaque intervenant pourrait, s’il le voulait vraiment, agir à son niveau. C’est ainsi que le système bancaire et ses autorités de contrôle (que les banques en question aient des activités offshore ou non) seraient bien inspirés de sortir de leur complicité objective avec le crime international organisé. La protection des libertés individuelles ne doit pas constituer un prétexte pour verrouiller le secret bancaire et camoufler les criminels.

Complaisance des autorités politiques

Les responsables politiques affichent souvent leur fermeté face à la criminalité financière internationale ; leurs discours martiaux ne parviendront pas à masquer la part de responsabilité de certains d’entre eux dans le développement de celle-ci.

En réalité, la lutte contre la criminalité financière constitue rarement une priorité nationale, pas plus en France qu’ailleurs. L’absence de victimes directes facilement identifiables explique cette faiblesse constante des gouvernements. Par une succession de tolérances, de compromissions et de reculs, ils se sont privés des instruments de mesure de la grande délinquance de l’argent. La tendance à la déréglementation totale qui a accompagné la globalisation a considérablement amoindri leur capacité de régulation politique, économique et sociale.

« En renonçant à la maîtrise de la finance, explique Jean de Maillard (Alternatives économiques, avril 99), les Etats ont rendu possible le développement de pratiques financières non contrôlées, en particulier illégales, qui intéressent les juges. Ces derniers sont quotidiennement confrontés aux dysfonctionnements de la finance internationale. Mais leurs compétences territoriales, limitées à leur propre territoire, les empêchent de lutter efficacement contre des problèmes dont les rouages sont internationaux...Alors ils manifestent contre ces paradis qui sont surtout juridiques et judiciaires », (le 1er octobre 1996, sept magistrats européens ont lancé l’appel de Genève contre les paradis fiscaux, voir ci-dessous).

Les autorités bruxelloises sont parfaitement inertes face à cette situation financière internationale (la mise en place d’un parquet européen a ainsi été rejetée lors de la conférence des parlements de l’Union Européenne contre le blanchiment, La Tribune, 11 février 2002). Ce qui conduit à penser que les vrais maîtres de l’économie du Vieux Continent ont plutôt intérêt à y tolérer des poches de déréglementation ultralibérale qui échappent à l’Europe institutionnelle (cf article de Jean Chesneaux, « Archaïsme politique et modernité financière », Le Monde diplomatique, janvier 1996, enquête de Denis Robert « Révélation$ », 2001, et « la Boite Noire », 2002, Les Arènes).

Les moyens dont dispose la France, par exemple, ne sont pas à la hauteur : la loi antiblanchiment n’est pas opérationnelle, les moyens policiers sont inefficaces et les juges ne peuvent pas échanger leurs informations avec ceux d’autres pays.

Il faudrait reconnaître que la communauté internationale a le droit d’imposer aux Etats gangsters, ainsi qu’à leurs complices publics et privés, les règles minimales d’un état de droit. Mais il faudrait alors renoncer aux formidables profits que procure l’exploitation éhontée du marché de la loi (on ne peut que s’inquiéter devant la complaisance affichée du président du Conseil italien, Silvio Berlusconi, vis-à-vis des fraudeurs fiscaux et des capitaux d’origine mafieuse).

L’appel de Genève

Le 1er octobre 1996, sept magistrats européens ont lancé l’appel de Genève contre les paradis fiscaux, depuis lors, aucune mesure sérieuse n’a été prise par les membres de l’Union Européenne, pour faciliter la lutte contre la criminalité financière et le blanchiment d’argent.

« Conseil de l’Europe, traité de Rome, accords de Schengen, traité de Maastricht : à l’ombre de cette Europe en construction visible, officielle et respectable, se cache une autre Europe, plus discrète, moins avouable. C’est l’Europe des paradis fiscaux qui prospère sans vergogne grâce aux capitaux auxquels elle prête un refuge complaisant. C’est aussi l’Europe des places financières et des établissements bancaires, où le secret est trop souvent un alibi et un paravent. Cette Europe des comptes à numéro et des lessiveuses à billets est utilisée pour recycler l’argent de la drogue, du terrorisme, des sectes, de la corruption et des activités mafieuses.

Les circuits occultes empruntés par les organisations délinquantes, voire dans de nombreux cas criminelles, se développent en même temps qu’explosent les échanges financiers internationaux et que les entreprises multiplient leurs activités, ou transfèrent leurs sièges au-delà des frontières nationales. Certaines personnalités et certains partis politiques ont eux-mêmes, à diverses occasions, profité de ces circuits. Par ailleurs, les autorités politiques, tous pays confondus, se révèlent aujourd’hui incapables de s’attaquer, clairement et efficacement, à cette Europe de l’ombre.

À l’heure des réseaux informatiques d’internet, du modem et du fax, l’argent d’origine frauduleuse peut circuler à grande vitesse d’un compte à l’autre, d’un paradis fiscal à l’autre, sous couvert de sociétés off shore, anonymes, contrôlées par de respectables fiduciaires généreusement appointées. Cet argent est ensuite placé ou investi hors de tout contrôle. L’impunité est aujourd’hui quasi assurée aux fraudeurs. Des années seront en effet nécessaires à la justice de chacun des pays européens pour retrouver la trace de cet argent, quand cela ne s’avérera pas impossible dans le cadre légal actuel hérité d’une époque où les frontières avaient encore un sens pour les personnes, les biens et les capitaux.

Pour avoir une chance de lutter contre une criminalité qui profite largement des réglementations en vigueur dans les différents pays européens, il est urgent d’abolir les protectionnismes dépassés en matière policière et judiciaire. Il devient nécessaire d’instaurer un véritable espace judiciaire européen au sein duquel les magistrats pourront, sans entraves autres que celles de l’État de droit, rechercher et échanger les informations utiles aux enquêtes en cours.

Nous demandons la mise en application effective des accords de Schengen prévoyant la transmission directe de commissions rogatoires internationales et du résultat des investigations entre juges, sans interférences du pouvoir exécutif et sans recours à la voie diplomatique.

Nous souhaitons, au nom de l’égalité de tous les citoyens devant la loi, la signature de conventions internationales entre pays européens :

- garantissant la levée du secret bancaire lors de demandes d’entraide internationale en matière pénale émanant des autorités judiciaires des différents pays signataires, là où ce secret pourrait encore être invoqué ;

- permettant à tout juge européen de s’adresser directement à tout autre juge européen ;

- prévoyant la transmission immédiate et directe du résultat des investigations demandées par commissions rogatoires internationales, nonobstant tout recours interne au sein de l’État requis ;

- incluant le renforcement de l’assistance mutuelle administrative en matière fiscale.

À ce propos, dans les pays qui ne le connaissent pas, nous proposons la création d’une nouvelle incrimination d’“ escroquerie fiscale ” pour les cas où la fraude porte sur un montant significatif et a été commise par l’emploi de manœuvres frauduleuses tendant à dissimuler la réalité.

À cette fin, nous appelons les parlements et gouvernements nationaux concernés :

- à ratifier la Convention de Strasbourg du 8 novembre 1990* relative au blanchiment, au dépistage, à la saisie et à la confiscation des produits du crime ;

- à réviser la Convention européenne d’entraide judiciaire en matière pénale, signée à Strasbourg le 20 avril 1959 ;

- à prendre les mesures utiles à la mise en œuvre effective des dispositions du titre VI du traité de l’Union européenne du 7 février 1992 et de l’article 209 A du même traité ;

- à conclure une convention prévoyant la possibilité de poursuivre pénalement les nationaux coupables d’actes de corruption à l’égard d’autorités étrangères.

Par cet appel, nous désirons contribuer à construire, dans l’intérêt même de notre communauté, une Europe plus juste et plus sûre, où la fraude et le crime ne bénéficient plus d’une large impunité et d’où la corruption sera réellement éradiquée.

Il en va de l’avenir de la démocratie en Europe et la véritable garantie des droits du citoyen est à ce prix. »

Alors que l’appel de ces juges soulignait déjà il y a 6 ans la gravité de la situation et la nécessité d’une réelle coopération judiciaire, aucune avancée déterminante dans la lutte contre la criminalité financière, n’a à ce jour été réalisée, faute de réelle volonté politique.

Le fonctionnement opaque et les pratiques illégales de la société Clearstream mis à jour par les travaux de Denis Robert, ainsi que la procédure judiciaire volontairement inefficace menée au Luxembourg offrent une preuve de plus de l’incapacité d’action et de la complaisance des pouvoirs publics européens face aux mécanismes financiers au service de la criminalité internationale.

Et pendant ce temps, au Luxembourg...

L’émergence de la globalisation financière et le développement exponentiel des flux de capitaux internationaux se sont appuyés sur la transformation de l’argent en données informatiques passant automatiquement d’un compte à un autre par le biais de “chambres de compensation” internationales.

Aujourd’hui, le dénouement de toutes les transactions financières internationales est assuré par une société de “routage financier”, Swift, et par deux chambres de compensation internationales, Euroclear et Clearstream, qui jouent le rôle de facteurs et de notaires du monde financier globalisé. A titre indicatif, Clearstream a traité l’échange de 50 trillions d’euros en l’an 2000 (soit 50 mille milliards d’euros).

L’ouvrage Révélation$, de Denis Robert et Ernest Backes (les Arènes, 2001) et le film Les Dissimulateurs, de Denis Robert et Pascal Lorent, fruit de deux années d’enquête, démontrent qu’une des clés de la mondialisation financière se trouve dans les mécanismes opaques de ces chambres de compensation internationales. La Boîte Noire (les Arènes, 2002), qui constitue sur cette enquête la deuxième œuvre de Denis Robert, achève la présentation et souligne la puissance du microcosme des seigneurs de la finance.

L’enquête de Denis Robert établit un constat édifiant ;

D’une part, elle dévoile un certain nombre de pratiques illégales effectuées par la société Clearstream :

· floraison de compte non publiés ouverts par les filiales de grandes banques situées dans les paradis fiscaux ;

· existence d’une série de comptes clients non intégrés dans la comptabilité ;

· mise en place d’une procédure d’effacement de certaines transactions exécutées sur demande de la direction ou du service client ;

· ouverture de comptes au nom d’industriels, sans passer par des institutions financières.

D’autre part, si l’explosion des échanges financiers a pu laisser croire au chaos des flux financiers, en réalité, l’enquête nous apprend qu’aucune trace de la circulation des capitaux, qu’ils soient licites ou non, ne s’égare. Toutes les opérations sont enregistrées sur microfiches ou disques optiques et conservées au sein des chambres de compensation, et dans les archives de Swift.

Ainsi, suite à la parution du livre Révélation$, une enquête judiciaire menée par un procureur luxembourgeois à été ouverte, mais l’étude de celle-ci dévoile le manque de volonté des autorités à mettre à jour réellement les pratiques frauduleuses effectuées au sein de Clearstream. Par exemple, le procureur chargé de l’enquête réalisait là sa première investigation et n’avait aucune expérience, chose étrange du fait de la complexité de ce type d’affaire, ou encore, la perquisition fût volontairement écourtée, etc.

A ce jour, rien n’a été fait ne serait ce que pour vérifier les révélations de Denis Robert qui au demeurant reposent sur une multitude de preuves et de témoignages.

Entre temps, La Deutsche Börse, société de bourse allemande ayant acquis 50 % des parts de Clearstream, a contraint André Lussi, PDG de la société, à démissionner.

Ce constat est à la fois dramatique et porteur d’espoir, puisqu’il confirme qu’il est techniquement possible d’assurer une “traçabilité” de toutes les opérations financières internationales. Ainsi, les mouvements de fonds à partir des paradis bancaires et fiscaux peuvent être facilement reconstitués, ce qui offre les outils nécessaires à la lutte contre la criminalité financière et la prolifération des paradis fiscaux. Pour la même raison, le contrôle et l’établissement d’une taxe sur les transactions financières sont grandement facilités.

Ces opportunités ne pourront cependant se concrétiser que si une volonté politique existe.

A contrario, abandonnés sans contrôle réel, ou contrôlés par les seules banques, ces organismes supranationaux peuvent être des pourvoyeurs de corruption, de fraudes financières et de blanchiment.

C’est pourquoi il est nécessaire que les institutions politiques nationales et supranationales placent immédiatement Swift, Euroclear et Clearstream sous le contrôle démocratique d’une organisation de tutelle.

Tout comme la lutte contre le blanchiment et les paradis fiscaux, ceci s’inscrit dans la perspective de récupérer les espaces perdus par la démocratie au profit de la sphère financière et de permettre l’établissement d’une justice économique et sociale internationale.

Mesures d’urgence

Dès lors que le secret bancaire protège la grande criminalité, le système bancaire a l’obligation de faire la part des choses entre le respect de la vie privée et la complicité objective croissante avec le crime organisé.

Nous demandons :

· des sanctions contre les établissements financiers qui refusent de coopérer, avec publication de leur refus ;

· l’obligation de conserver la trace des donneurs d’ordres des virements et transactions sur produits dérivés ;

· la réglementation des professions protégées par des privilèges juridiques, utilisatrices du secret bancaire.

Dès lors que les paradis fiscaux et financiers mettent leur souveraineté nationale à l’encan, le droit d’ingérence international doit pouvoir s’appliquer.

Nous demandons :

· que soient publiées des données détaillées sur ces Etats ou territoires (connaissance du crime par le citoyen-victime) ;

· qu’il leur soit fait obligation de coopérer avec le reste de la communauté internationale sur les plans judiciaires, administratifs et policiers.

Il faut renforcer la coopération judiciaire, policière et administrative.

Nous demandons :

· que les lois anti-blanchiment existantes soient appliquées, et qu’elles ne soient pas limitées par la territorialité ;

· que les services opérationnels (tutelle financière, justice, police, fisc, audits internes pour le secteur privé) se rapprochent et bâtissent des règles minimales ;

· que le corpus juris européen s’enrichisse d’un volet criminalité financière.

Le blanchiment prospère surtout dans l’ombre.

Nous demandons :

· que les renseignements sur les délits financiers soient rassemblés et échangés plus efficacement ;

· que l’information bancaire soit disponible, au moins en cas de besoin : déclaration des transactions, identification des clients, normes de conservation et d’enregistrement, vérification du respect de la réglementation ;

· que la formation des enquêteurs financiers devienne une priorité ;

· que soit disponible et rendue publique une information commerciale internationale : dirigeants, objet social, comptes ;

· que soit introduite, dans le droit positif, la nullité des actes juridiques passés par toutes personnes physiques ou morales avec un paradis bancaire ou fiscal.

La situation actuelle résulte souvent de la tolérance, du laxisme, voire de la complaisance des gouvernements. D’ores et déjà, et dans un premier temps, des décisions peuvent être prises pour freiner et enrayer la criminalité financière. C’est une question de volonté politique.

Attac demande au gouvernement français de s’engager dans ce sens en prenant directement des mesures à son échelle, et en portant vigoureusement des propositions au niveau européen, au G7/G8, et, plus largement, dans toutes les instances internationales où la France est représentée.


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