Google et les bibliothèques

mardi 2 mars 2010.
 

Derrière un discours candide, le géant américain des moteurs de recherche développe une stratégie de régie publicitaire et de marketing. Google vise à plonger l’internaute dans un univers numérique total. Dernière cible en date, un nouveau contenu que la firme serait la seule à proposer  : les fonds de bibliothèques.

Mardi 18 août 2009. Au lendemain du week-end traditionnellement le plus calme de l’année, on peut lire, dans la Tribune, ce titre  : « Google a gagné. » L’article fait état de contacts entre la Bibliothèque nationale de France et Google, et annonce une volte-face de l’institution  : « Des considérations financières pourraient avoir raison de l’indépendance de la Bibliothèque nationale de France. » La nouvelle fait figure de séisme et atteint une dimension politique nationale.

Jean-Noël Jeanneney, qui avait pris la tête d’une initiative pour une riposte publique au projet américain, ne mâche pas ses mots. Dans le Figaro, le 26 août, il dénonce « un acte insensé », réexpose « le péril d’un quasi-monopole dans ce champ » et fait valoir « le prix sans pareil de la diversité culturelle ». Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture, tente de calmer le jeu  : « La numérisation de tous les patrimoines doit se faire dans une garantie d’indépendance nationale absolue et de protection des droits d’auteur absolue. Cela tient à l’identité, à la mémoire collective et à un certain nombre de valeurs qui vont bien au-delà des aspects techniques. » Il met les choses au point  : c’est le ministère qui aura le dernier mot. Mais le lièvre est levé. Dans nos colonnes, les lecteurs sont mis en alerte contre la « googlemania ». Un débat réunit, dans l’Humanité des débats, le 10 octobre, Jean-Noël Jeanneney, Thierry Soleure, responsable de l’économie numérique à l’UMP, et le sénateur communiste Jack Ralite. Ce dernier rappelle l’urgence pour l’État de « se donner les moyens de sauvegarder et de faire rayonner son patrimoine ». Pour le PCF, « la BNF, service public, se doit de garder la maîtrise totale de cette véritable mémoire du monde afin de la mettre gratuitement et sans condition à la disposition de tous. (…) C’est un véritable enjeu de civilisation ».

Pour beaucoup, la question principale est en effet le passage d’une civilisation du papier à celle de l’écran. En cause, les usages de l’Internet, les questions de l’économie numérique et des droits d’auteur, plus largement, le passage à l’écran comme support unique de l’information. L’arrivée, timide – mais pour combien de temps encore  ? –, des tablettes de lecture, liseuses, « readers » et autres « e-books », en témoigne. Cependant, le débat ouvert avec Google Books est d’une autre nature. Il porte sur la notion même de service public de l’information et de la connaissance, sur celle de propriété intellectuelle, ainsi que sur des questions cruciales de diversité culturelle, qu’un monopole de Google remettrait dramatiquement en question. Mais les deux sujets sont liés, et la nature même du projet de ce qu’on continue à considérer comme un simple moteur de recherche conclut en ce sens. Né d’une recherche de deux thésards de l’université de Stanford, Larry Page et Sergueï Brin, c’est une méthode novatrice d’indexation de la Toile prenant en compte, en plus du contenu même des sites, les liens qui y renvoient. L’algorithme, très tôt, évince les moteurs existants, Altavista, Excite et autres Lycos. Google, fondée en 1998, devient le portail le plus fréquenté, et atteint, dès 1999, le million de requêtes. Nouvelle version du « conte de fées high-tech californien », rien ne manque à la légende  : bureau dans un garage, enfants prodiges fondateurs, volonté de détrôner les « gros ». Et bonnes intentions. La devise de Google n’est-elle pas « Don’t be evil » (« Ne soyez pas méchants »)  ?

Naïveté ou cynisme  ? Elle indique plutôt que, dans l’esprit de ses fondateurs, le modèle Google, version modernisée de celui de la grande entreprise américaine, ne saurait entraîner d’inconvénients pour qui que ce soit. L’idée même est tout bonnement inconcevable. Pour ses représentants, et l’intervention du directeur de Google France à un récent colloque à la BNF en témoigne, les accords de numérisation des bibliothèques ne peuvent avoir que de bons côtés. Ils profitent à tout le monde. Ils ne lèsent personne. Ceux qui simplement les critiquent sont accueillis par des mines navrées. Il faut être soit un nationaliste attardé, soit un idéologue de mauvaise foi (ou, évidemment, un concurrent  !) pour y trouver à redire. Pour les autres, les éditeurs, par exemple, une bonne explication dissipera tous les nuages. Derrière cette touchante candeur, une logique implacable. Google multiplie les « services »  : courrier, recherche d’images, de vidéos, bureautique, cartes, vues aériennes, photos de rue. Il propose un navigateur Internet, et maintenant un système de gestion pour téléphone portable. Bref, il vise à immerger l’internaute dans un univers numérique total. Pourquoi  ? En dehors même de la logique monopolistique à laquelle le capitalisme, fût-il « cognitif », n’échappe pas, Google cherche à prolonger l’exposition aux sollicitations publicitaires directes ou non. Google, plus qu’une major high-tech, est avant tout une énorme régie publicitaire. Proposer un contenu que d’autres n’ont pas est pour lui crucial.

Ainsi les livres. Dès octobre 2004, la firme de Mountain View lance Google Print, aujourd’hui Google Books. Objectif  : 15 millions de documents en ligne en dix ans. Matériaux  : les fonds de cinq grandes bibliothèques anglo-saxonnes. En réaction, dès 2005, la BNF, sous l’impulsion de Jean-Noël Jeanneney, décide d’accélérer son programme de numérisation, Gallica. En 2006, l’Union européenne lance, sous impulsion française, un projet qui deviendra le portail Europeana, actif en 2008. L’ambition était la mise en ligne en 2011 de 10 millions de documents libres de droits.

On en est loin. Malgré l’accélération qu’ils confèrent, les 10 millions d’euros que la BNF obtient restent insuffisants pour suivre le rythme. Bruno Racine annonce ces jours-ci 1 million de documents libres de droits sur Gallica. Quant à Europeana, elle avance à petite vitesse, se perd, à l’initiative de la commissaire européenne Viviane Redding, dans un projet global de numérisation tous azimuts. Pendant ce temps, Google fonce et annonce 10 millions de livres numérisés. Parmi ceux-ci, 1,5 million libres de droits, 2 millions avec accord des éditeurs. Que conclure de ces chiffres  ? D’abord qu’en matière de livres du domaine public, l’écart n’est pas énorme. Mais surtout que 6,5 millions de livres protégés ont été numérisés sans l’accord des ayants droit  ! Ce qui éclaire d’une singulière lumière la bénévolence de Google. Même après une bataille juridique acharnée, l’accord avec l’Author’s Guild et l’American Association of Publisher’s, représentant respectivement les auteurs et éditeurs américains, se voulait valable pour tous les livres du monde, jusqu’à ce que la justice impose d’en exclure les pays non anglophones. Avant même sa signature, Google avait ainsi numérisé sauvagement de nombreux livres français, ce qui lui a valu d’être condamné par le TGI de Paris, le 18 décembre 2009. De même, les contrats, très opaques, signés avec les bibliothèques ne donnent pas accès au livre en mode texte et imposent une exclusivité de vingt-cinq ans. Il a d’ailleurs fallu que Livres Hebdo ait recours à la commission d’accès aux documents administratifs pour connaître ces clauses léonines du contrat passé par la bibliothèque municipale de Lyon. Début janvier, une journée d’études, organisée par la BNF, et la remise d’un rapport commandé à Marc Tessier sur la numérisation du patrimoine écrit permettaient de faire le point. La majorité des intervenants du colloque critiquaient la philosophie Google, ce que le rapport Tessier englobe sobrement mais clairement sous la formule  : « Les accords actuels avec Google  : une réponse inadaptée. » Roger Darnton, plus radical, demande à la bibliothèque du Congrès des USA de racheter la partie américaine de Google Books.

Alors, que faire  ? Google est à la fois quantitativement très en avance et très mal accepté, en matière de respect du droit d’auteur, des obligations de transparence et de pluralisme du service public. Deux voies s’ouvrent dès lors. Ignorer Google et tout faire sur fonds publics, avec les avantages évidents de maîtrise et d’équité. Utiliser l’acquis de Google pour éviter les redondances et jouer sur la complémentarité, sans accord exclusif. Cette option vers laquelle penchent les rapporteurs impose de lever plusieurs hypothèques. Techniques d’abord, pour une réelle compatibilité des standards. Il faut évidemment aussi s’assurer que tout le travail de référencement et de catalogage effectué par les bibliothécaires n’ait pas pour seul aboutissement l’enrichissement de la plus puissante des bases de données. Enfin cela impliquerait que le géant américain abandonne des prétentions inacceptables quant à la propriété et à l’usage exclusif des fichiers. Cela fait beaucoup, et nombreux sont ceux qui pensent que Google ne serait pas Google s’il acceptait un partenariat égalitaire.

Même si le repas est tentant, manger avec le diable demande une longue fourchette. Les dirigeants français et européens auront-ils la volonté d’instaurer un rapport de forces ou sont-ils déjà dans une logique d’abdication  ? On vient de voir Frédéric Mitterrand, qui avait, en décembre, fait part à David Drummond, le vice-président de l’opérateur, de « la préoccupation de la France », rappeler que les 140 millions obtenus sur le grand emprunt ne seront débloqués que pour un projet politiquement acceptable. C’est dire qu’au-delà des déclarations, les Français ont leur mot à dire. Nous venons d’entrer dans l’année du tigre. Il faudra beaucoup de vigilance et de courage politique aux responsables français et européens pour espérer le chevaucher sans se faire dévorer.

Alain Nicolas

CHRONOLOGIE :

- 1997  : création de Gallica par la BNF.

- 7 septembre 1998  : fondation de Google Inc. par Larry Page et Sergueï Brin.

- Octobre-décembre 2004  : lancement de Google Print. uAvril 2005  : publication de Quand Google défie l’Europe, de Jean-Noël Jeanneney.

- 30 septembre 2005  : décision de créer la Bibliothèque numérique européenne.

- 6 juin 2006  : procès engagé par le groupe La Martinière contre Google.

- 18 octobre 2008  : projet d’accord entre Google, les auteurs et les éditeurs américains, rejeté par le tribunal de New York.

- 20 novembre 2008  : ouverture du portail Europeana.

- 18 août 2009  : révélation de négociations entre Google et le BNF.

- 18 décembre 2009  : Google condamné par le TGI de Paris.

- 12 janvier 2010  : remise du rapport Tessier sur la numérisation du patrimoine écrit.

- 17 février 2010  : annonce de la mise en ligne du millionième document ’de Gallica par la BNF.

- 18 février 2010 : audience de validation éventuelle d’un nouvel accord entre Google, les auteurs et les éditeurs américains.


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