Liliane Kandel : "Le centre de gravité du féminisme s’est déplacé"

jeudi 18 mars 2010.
 

Dans "Le Monde", il y a juste un an, vous écriviez : "D’une certaine manière le féminisme a gagné, mais que reste-t-il du mouvement et de l’humour ?"

Regardez les manifestations qui marquent le 100e anniversaire de la Journée internationale des femmes, et le 40e anniversaire du MLF : toutes, des plus institutionnelles aux plus militantes, des plus réformistes aux plus révolutionnaires, se réclament du féminisme.

Il y a évidemment des différences gigantesques avec les "années-mouvement", où le féminisme a réémergé et s’est imposé. Ce fut, à l’époque, un mouvement offensif, inventif, joyeux et d’une très grande efficacité symbolique : le simple mot "femme" était alors un mot dense, violent. L’effet de surprise s’est, par la force des choses, estompé, et le féminisme, comme la plupart des mouvements sociaux, est aujourd’hui le plus souvent sur la défensive.

Ce mouvement ne tombait pas du ciel : l’effervescence intellectuelle des années 1960, Mai 68, tout cela fait partie de la préhistoire du MLF. Aux Etats-Unis, les premières féministes apparaissent au milieu de la décennie. En France, des groupes se forment également. FMA (Féminin masculin avenir) avec, entre autres, Anne Zelensky, Christine Delphy, Jacqueline Feldman, Mano de Lesseps, qui organisera une AG dans la Sorbonne occupée en Mai 68, et se retrouvera en 1970 dans le courant dit des "féministes révolutionnaires".

Un autre groupe, créé à partir de l’automne 1968, autour notamment de Monique Wittig et Antoinette Fouque, formera à quelques remaniements près, le futur courant "psychanalyse et politique". Enfin, des femmes, souvent artistes, dont Christiane Rochefort, s’intéressent vivement à ce qui se passe aux Etats-Unis. Elles formeront l’éphémère courant des "petites marguerites", dont l’esprit imprégnera nombre de textes et d’actions.

Toutes ces femmes, et bien d’autres, se rencontreront à la suite d’un article signé par quelques-unes d’entre elles (dont Monique Wittig), publié au printemps 1970 dans L’Idiot international. A partir de là, tout ira vite : premières manifestations non mixtes à l’université de Vincennes (elles sont accueillies par les camarades masculins aux cris de "Le pouvoir est au bout du phallus") ; dépôt d’une gerbe "A la femme inconnue du soldat" à l’Arc de triomphe, fin août ; numéro spécial de la revue Partisans en septembre ; réunions multiples aux Beaux-Arts ; manifestation de femmes devant la prison de la Petite Roquette en octobre ; perturbation mémorable des Etats généraux de Elle en décembre, etc. Dès l’automne 1970 donc, le Mouvement de libération des femmes était né. Simone de Beauvoir l’accompagnera constamment, à partir de là.

Les années 1970 sont des années de victoire : la loi sur l’interruption volontaire de grossesse, le combat contre le viol...

Victoire et... imagination. Ce mouvement va inventer. Par son style d’abord, plus porté sur l’action exemplaire, le non-sens et l’humour des slogans et des banderoles, que sur le discours des experts politiques ou scientifiques. Par le mode d’implication de ses actrices : pour la première fois, et contrairement aux mouvements qui les avaient précédées, ces jeunes militantes n’allaient pas au peuple, elles ne parlaient pas non plus en son nom : elles étaient tout à la fois sujets et objets de leur discours ; de plus, ces sujets avaient un corps, et ce corps devenait, tout à coup, politique.

Par, enfin, une série de thèses inédites, fortement polémiques : les 60 heures d’"occupation" d’une femme au foyer furent appelées travail (et non plus amour, dévouement...) ; le viol fut désigné comme crime ; et l’insubmersible différence des sexes nommée, bien avant la queer theory une "évidence-fétiche". Des slogans les accompagnaient : "Quand une femme dit non, ce n’est pas oui c’est non" ; "Je suis une femme, pourquoi pas vous ?" ; "Travailleurs de tous les pays, qui lave vos chaussettes ?"

Des pans entiers de réflexion et de recherche s’ouvraient. On riait beaucoup mais, à retraverser toutes les grandes oeuvres qui nous avaient nourries - Marx, Freud, Lévi-Strauss, Bourdieu... -, nous découvrions à quel point les femmes et la différence des sexes en constituaient véritablement, le plus souvent, le point aveugle. Contraint et forcé, le féminisme fut donc dès le départ, et indissolublement, un mouvement social et de pensée.

Dès le début, il y eut opposition entre les différentialistes, qui valorisent les supposées qualités propres aux femmes, et les beauvoiriennes universalistes...

C’était présent d’emblée, mais restait secondaire par rapport à l’effervescence, à l’urgence des actions et des réflexions à mener. En réalité, à chaque étape de l’histoire des femmes, on trouve un pôle naturaliste, souvent maternaliste, et un pôle universaliste. La scission en France est venue d’ailleurs : des pratiques hégémoniques d’un des groupes, qui ont culminé dans son appropriation, en 1979, du nom et du sigle MLF comme... marque commerciale. Dès lors, la rupture était définitive.

N’est-on pas dans une période de régression, pour le retour du maternalisme que dénonce Elisabeth Badinter dans "Le Conflit", comme pour le travail ?

Elisabeth Badinter décrit très bien cette offensive, même si le maternalisme a toujours été vanté par les courants différentialistes pour qui la maternité est la première forme d’hospitalité et le symbole de la démocratie. Aujourd’hui, certains médias (y compris les "féminins") entonnent à peu de choses près le même refrain. Je note cependant que les Françaises, triples championnes d’Europe (pour le taux de natalité, le taux de travail hors domicile et le taux de naissances hors mariage), se défendent, pour le moment, assez bien.

Vous ne voyez donc aucune régression ?

On n’est jamais à l’abri d’une régression brutale, pour peu que les circonstances historiques et économiques (et les femmes elles-mêmes) s’y prêtent : rappelons-nous avec quelle faveur une grande partie des femmes allemandes a accueilli, dans les années 1930, le slogan nazi : "S’émanciper de l’émancipation". Cela dit, je ne suis pas sûre que le mot régression soit le plus approprié : les formes de la crise économique, les menaces qui guettent les libertés - et d’abord celles des femmes - sont pour la plupart inédites. Pour ne prendre que cet exemple, la burqa, ici en France, n’est pas un "vestige", mais la mise en scène moderne et spectaculaire de la réclusion des femmes et du déni de leurs droits.

Quarante ans, selon vous, est le moment de regarder ce qu’on a cru faire et ce qu’on a fait. Alors ?

On n’a pas échappé à grand-chose : scissions, excommunications... furent aussi le lot du MLF. Et puis, nous sommes restées fixées dans le paradigme de la domination, lequel ne déchiffre pourtant pas toutes les facettes de l’Histoire ou de l’expérience humaine. Il me semble néanmoins que le mouvement des femmes a bien travaillé : pour l’essentiel, dans les pays occidentaux, le féminisme a gagné. Mais le centre de gravité du féminisme s’est déplacé, et amplifié. La question des femmes est centrale dans les pays du Sud, notamment musulmans - les dangers, du reste, y sont sans commune mesure avec ceux que nous avions affrontés. Et les enjeux sont planétaires.

Pour prendre un exemple : imaginez que le mouvement de protestation à Téhéran gagne, que l’Iran devienne, demain, la première république "postislamique" : le retentissement serait prodigieux dans l’ensemble du monde musulman - et, aussi, dans nos banlieues. Je regrette simplement que nombre de mes amies féministes n’y songent guère, qu’elles soient, elles aussi, de ces "Européens désabusés" dont Wassyla Tamzali déplorait récemment, ici même, le silence et l’indifférence.

Propos recueillis par Josyane Savigneau


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