Vérité et justice pour Ferhat Hached, syndicaliste tunisien assassiné le 5 décembre 1952

samedi 20 mars 2010.
 

Une plainte avec constitution de partie civile a été déposée auprès du tribunal de grande instance de Paris pour « apologie de crimes de guerre » par sa famille, la Ligue française des droits de l’homme (LDH) et la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) soutenue par l’association Vérité et justice pour Farhat Hached.

Fondateur de l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT), Farhat Hached, a été assassiné par la la Main rouge, émanation des services secrets français, en décembre 1952, au début de la lutte des Tunisiens pour leur émancipation du protectorat français (1881-1956). Cinquante-huit ans après les faits, un des membres survivants de ce service a estimé sur la chaîne de télévision Al-Jazira que cet assassinat était légitime.

Vous trouverez, à la suite du communiqué de la LDH, un rappel du contexte de l’époque, puis une tribune publiée par le fils de Farhat Hached en mai 2001, alors que se multipliaient les révélations tardives sur les crimes odieux commis pendant la guerre d’Algérie.

1) La LDH porte plainte pour apologie de crime de guerre suite à l’assassinat de Farhat Hached

Le 5 décembre 1952, le leader syndicaliste tunisien Farhat Hached était assassiné à Tunis par les services spéciaux français sous couvert de l’organisation dénommée la « Main rouge ». La chaîne de télévision Al Jazira a diffusé le 18 décembre 2009 une enquête sur cet assassinat au cours de laquelle M. Antoine Méléro, après avoir expliqué avoir fait partie de cette organisation et relaté dans le détail le déroulement de cette action, a déclaré : « Moi je la trouve légitime, moi si c’était à refaire, je referais. »

Compte tenu du fait que la Tunisie était sous le contrôle des autorités françaises, que s’y déroulaient des combats s’apparentant à un état de guerre et que l’assassinat de Farhat Hached a été le fait d’un service secret français dépendant du président du Conseil et agissant avec l’aval du résident général de France à Tunis, il peut être considéré comme un crime de guerre.

Dire que ce crime aurait été légitime, alors qu’il était contraire à toutes les règles du droit français comme du droit international, constitue par conséquent une apologie de crime de guerre.

C’est pourquoi, à la requête de membres de la famille de Farhat Hached, la Ligue des droits de l’Homme et la Fédération internationale des droits de l’Homme ont déposé plainte le 16 mars 2010, avec constitution de partie civile entre les mains du doyen des juges d’instruction auprès du tribunal de grande instance de Paris, à l’encontre de M. Antoine Méléro pour apologie de crime de guerre, réprimée par les lois du 29 juillet 1881 et 29 juillet 1982.

2) Le contexte historique

« Jusqu’ici, Monsieur le Président, nous avons bandé mou, maintenant il nous faut bander dur. »

Jean de Hautecloque résident général de France en Tunisie

Le régime de protectorat : l’occupation de la Tunisie par les autorités françaises

La Tunisie en 1952 était soumise à un régime de protectorat que la France avait imposé à la suite d’une conquête militaire et qui était défini par le traité de Ksar Saïd du 12 mai 1881 et la convention de la Marsa du 8 juin 1883. Sous couvert d’un statut de « territoire protégé » par un « Etat protecteur », ce régime peut être considéré de facto comme un régime de soumission et d’occupation. La « sécurité militaire » était assurée par la France et la domination française s’imposait, dans les domaines législatif, administratif et judiciaire, aux pouvoirs locaux laissés en place par la France. C’est le résident général de France qui détenait le pouvoir de promulguer les décrets et pouvait annuler toute décision d’une autorité locale. Les beys en désaccord avec un résident pouvaient être destitués et exilés, comme ce fut le cas du bey Moncef en 1943. Le premier ministre tunisien comme les ministres tunisiens pouvaient eux aussi être déposés, arrêtés ou exilés au gré des décisions du résident général, comme ce fut le cas en 1952.

Aucune des réformes entreprises depuis les traité de 1881 et 1883 n’a modifié fondamentalement cette situation de domination et de contrôle qui est assimilable à une occupation. Et, en 1951, les autorités françaises sont revenues sur leurs promesses antérieures sur l’évolution du protectorat en refusant le principe de transferts de souveraineté demandés par les Tunisiens partisans de l’indépendance de leur pays. La note adoptée par le conseil des ministres le 15 décembre 1951 s’est opposée à l’accroissement des pouvoirs des autorités locales et a affirmé le « caractère définitif » des liens entre le gouvernement français et la Tunisie, ce qui maintenait ce pays dans le statut du protectorat, sans même les évolutions que ce statut pouvait permettre. C’était « l’affirmation des droits politiques exercés par les Français dans l’Etat tunisien » [2].

Cette situation d’occupation et de contrôle directs de la Tunisie par la France a provoqué de nombreuses protestations dans le monde. Onze pays afro-asiatiques ont adressé le 2 avril 1952 au secrétaire général des Nations unies une demande d’inscription de la question tunisienne à l’ordre du jour du Conseil de sécurité, disant notamment : « L’occupation militaire de la Tunisie par le gouvernement de la France, qui s’est produite au siècle dernier et qui devait être une mesure strictement temporaire, dure encore aujourd’hui. »

Le président de la République française, Vincent Auriol, lui-même, a noté le 3 décembre 1952 dans son Journal : « On fait là-bas, actuellement et depuis longtemps, de l’administration directe » [3].

1952 : combats et affrontements armés

Dans ce contexte, l’année 1952 a vu se développer une situation de conflit qui a rapidement débouché sur des affrontements armés. Le résident général de France, Jean de Hauteclocque, qui avait été nommé le 24 décembre 1951 par le ministre des Affaires étrangères Robert Schuman et son secrétaire général Maurice Schumann, et qui a conservé tout leur appui tout au long de l’année 1952 ainsi que celui des présidents du Conseil Edgar Faure puis Antoine Pinay, était un partisan de la manière forte. Il a fait arrêter les chefs du parti indépendantiste le Néo-Destour (Habib Bourguiba et les autres responsables du parti sont envoyés en résidence forcée entre les 16 et 18 janvier 1952), et de cent cinquante militants favorables à l’indépendance de la Tunisie dont certains ont été torturés lors de leur détention [4]. Partout des émeutes ont éclaté, suivies de répressions. « L’émeute se déchaine sur tout le territoire tunisien » [5]. Dans ces conditions, c’est Ferhat Hachad, chef du syndicat Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT), qui est devenu, de fait, le principal chef du mouvement national tunisien.

« L’émeute en fait s’étend à tout le nord de la Tunisie. Le 17 janvier, trois morts et cinquante blessés à Ferryville ; le 18, un mort à Tunis ; le 19, six morts à Mateur, trois à Nabeul et un à Tunis » [6]. Puis « huit à Sousse » [7]. Le 20 janvier : « Ensuite à Tunis : huit morts. » [8]. Charles-André Julien écrit : « Le gouvernement décida de faire un exemple. Il ne s’agissait pas seulement de se saisir des coupables, mais d’intimider les populations et de ramasser, par surcroît, les armes recueillies lors de la débâcle allemande. Du 28 janvier au 1er février 1952, l’opération fut menée dans des conditions de brutalité telles qu’elles soulevèrent l’indignation non seulement en Tunisie mais en France et à l’étranger. […] Une double accusation était portée contre des soldats, principalement les légionnaires, d’une part, d’avoir violé des femmes et tué des petits enfants, d’autre part, d’avoir détruit des maisons, des mobiliers ou des provisions familiales et commis des vols » [9]. L’historienne Georgette Elgey écrit : « Du 28 janvier au 1er février, “le ratissage” du Cap Bon. Bilan : pour la population civile plus de 200 morts, de nombreux blessés, des maisons dynamitées aussi. La guerre dans toute sa cruauté. Les faits sont certains » [10]. Le général Garbay qui commandait les troupes engagées dans le « ratissage » du Cap Bon, déclara, pour sa part, que « les viols et les avortements » font « partie du folklore tunisien », ajoutant : « Les femmes se vantaient — elles en sont revenues depuis — d’avoir été violées et les étudiants, après s’être assurés qu’elles étaient mariées, s’offraient généreusement à les épouser pour effacer l’outrage. On allait même jusqu’à photographier le sexe d’une femme qui avait des égratignures aux fesses et à présenter au bey ce tableau suggestif que Son Altesse considérait d’ailleurs avec un intérêt évident. » [11]

Une enquête sur place faite par deux élus membres du MRP, qui a été publiée dans Le Drame tunisien, Cahiers de Témoignage chrétien, XXXIV, en mai 1952 (p. 37-43), a estimé que cette répression avait fait plus de 200 morts et de nombreux blessés. « Au cours de la déclaration du gouvernement tunisien du 6 mars, il fut fait état d’“un double enlèvement suivi de viol perpétré dans la région de Maktar” postérieurement au ratissage du Cap Bon. “Une des victimes de ce viol est une petite fille de douze ans, non encore nubile, ainsi que l’ont constaté un médecin tunisien et un médecin français, interne des hôpitaux de Paris” [les docteurs Ben Salem et Materi]. » [12] En réaction à ces exactions, les actions armées de francs-tireurs tunisiens n’ont fait que se multiplier.

Cette situation s’est prolongée après qu’Antoine Pinay soit devenu, le 6 mars 1952, président du conseil. Le 27 mars, le premier ministre tunisien Mohammed Chenik et les ministres tunisiens ont été arrêtés, ainsi que des milliers de militants partisans de l’indépendance [13], faits qui sont mentionnés par le président de la République [14], après un télégramme sur la recrudescence des attentats [15]. Un attentat à la poste de Tunis fait quatre morts et douze blessés. Un couvre-feu est instauré dans la Médina de Tunis suite à une explosion dans un commissariat qui a fait un mort et plusieurs blessés. Le 2 juillet, la Résidence fait connaître que « se trouvent actuellement à la prison civile un nombre de personnes supérieur à celui prévu pour les locaux (2000 au lieu de 900) » [16]. La pratique de la torture est reconnue par le président de la République française : « Savez-vous que très souvent les aveux qui servent de base à la condamnation ont été arrachés par la torture ? Savez-vous qu’il y a preuve de ces tortures, de ces sévices ? Savez-vous, par exemple, que quelquefois les enquêtes sont faites par des civils qui découvrent des armes chez l’individu — alors qu’il n’y en avait pas — et que ce Tunisien chez qui on découvre des armes n’était pas présent à la perquisition ? » [17].

Intervenant devant l’Assemblée nationale le 5 juin 1952, le député Robert Verdier a souligné, face aux dénégations de ces faits par certains parlementaires : « Supposons qu’il y ait eu exagération dans certains rapports. Mais il y a les rapports français, les rapports de l’autorité militaire, où l’on reconnaît par exemple — c’est le seul fait que je mentionnerai — que les destructions de maisons au Cap Bon n’ont pas été accidentelles, que c’était voulu, que c’était un des objectifs de l’opération. Il est avoué, dans ces rapports, qu’au fond il s’agissait bien d’opérations militaires, d’intimidation sur les habitants de ces régions. Voilà tout de même qui ne peut être contesté, puisque cela se trouve dans les rapports officiels de l’autorité militaire française. Et puis il y eut, depuis cette époque, toutes les mesures qui ont frappé pour délit d’opinion les leaders de partis ou de syndicats. On a continué de procéder à des arrestations en masse et à des rafles. Dans toute la Tunisie, on parle de sévices et d’aveux obtenus par la torture. […] Un homme arrêté par surprise est gardé plusieurs semaines, parfois deux mois, dans ce qu’on appelle les petites geôles, qui sont les prisons des gendarmeries. Il n’a pendant toute cette période contact avec personne, avec aucun membre de sa famille, avec aucun avocat. […] On a instauré dans les villages et dans les petites villes, sans doute dans l’intention de mettre fin aux attentats et aux sabotages, le système de la responsabilité collective. Je me dispenserai d’insister. Ceci doit rappeler à beaucoup de Français quelques souvenirs assez peu agréables. » (Journal officiel de la République française, Assemblée nationale, 1re séance du 5 juin 1952, p. 2654). Dans ce contexte, les actions armées de partisans tunisiens de l’indépendance se sont multipliées. Dans le Sahel de Sousse, des gendarmes français sont tués. Le 15 novembre 1952, un camion de militaires français est mitraillé près de Gabès. Le président de la République Vincent Auriol note dans son Journal en apprenant, le 5 décembre, l’assassinat de Ferhat Hachad : « Depuis un an, la situation s’est chaque jour détériorée ; les mesures de brutalité provoquent des violences et des attentats ; les attentats suscitent des représailles. N’avons-nous pas déjà assez de l’Indochine ? » [18]. Ces références ou allusions à la France occupée durant la seconde guerre mondiale et à la guerre d’Indochine accréditent l’existence d’une situation qui s’apparente à un état de guerre.

L’assassinat de Ferhat Hachad, intervenu dans cette situation de combats et de conflit armé, n’a fait que l’entretenir et l’aggraver. « Les arrestations se multiplient. Dans le Sud, des bandes de rebelles armés, les fellaghas, commettent attentats et sabotages ; la population, dans la plupart des cas, leur prête aide et assistance. Même ceux des Tunisiens qui désiraient le plus rester à l’écart du conflit perdent peu à peu leur neutralité initiale. » [19]

Note établie par l’association Vérité et justice pour Fahrat Hached

3) L’inoubliable sourire de la liberté

... Comment taire, en effet, le souvenir du dernier sourire de mon père, Farhat Hached, en ce matin froid du 5 décembre 1952 ?

Après l’arrestation de Bourguiba et des cadres du Mouvement national en janvier 1952, Farhat Hached était resté seul et déterminé face à la machine répressive aveugle du résident général de Hautecloque et du général Garbay qui voulaient « réapprendre aux indigènes tunisiens le devoir d’obéir ».

Fondateur et leader populaire de la grande centrale syndicale tunisienne UGTT, Farhat Hached fut longtemps protégé par son aura au sein de la Confédération internationale des syndicats libres (CISL), si influente à Paris en raison du poids des syndicats américains de l’American Federation of Labor-Congress of Industrial Organizations (AFL-CIO).

Les sénateurs Antoine Colonna et Gabriel Puaux, porte-parole inlassables de la prépondérance en Afrique du Nord, qui firent plier les gouvernements chancelants du Palais-Bourbon, ne cachaient nullement leurs intentions d’en finir avec Farhat Hached.

Il faut frapper à la tête, écrivait-on à la fin du mois de novembre 1952.

Au lendemain de la victoire républicaine d’Eisenhower aux Etats-Unis, le jour même où le ministre Robert Schuman devait affronter un débat difficile sur la Tunisie et le Maroc à l’ONU, des services français du protectorat et de la métropole, couverts par les plus hautes autorités politiques, passèrent à l’acte.

La Main rouge, organisation de policiers et de nervis, était née. Elle devait opérer en Tunisie et au Maroc jusqu’à l’indépendance, et pendant la guerre d’Algérie pour liquider les combattants algériens et même français, y compris en Europe.

Farhat Hached avait quitté son domicile au sud de Tunis et se rendait à son bureau quand un commando attaqua d’abord sa voiture à la mitraillette puis s’empara de lui, blessé, pour l’abattre à bout portant. Des moyens logistiques de préparation, d’exécution et de gestion politique et diplomatique furent mis en place. Seul un Etat en était capable à cette époque, dans un pays en état de siège.

L’Afrique du Nord était en deuil et, le soir même, des centaines de manifestants tombèrent sous la mitraille à Casablanca.

Les journalistes libres, tels Roger Stéphane, Daniel Guérin et David Rousset, furent la conscience de la France dans cette affaire. Ils révélèrent après une non-enquête que le crime odieux était bel et bien préparé, couvert, et qu’il fut interdit à la justice de juger qui que ce soit... Un crime d’Etat.

François Mauriac, Albert Camus, Pierre Mendès France et Alain Savary demandèrent que la France juge les coupables. Vainement. Le président Vincent Auriol, dans ses Mémoires publiés vingt années plus tard, exprima son indignation et sa colère devant cet acte qui ne fit pas honneur à la France.

Près de cinquante années après, la veuve septuagénaire de Farhat Hached, qui ne nourrit aucune hostilité vis-à-vis de qui que ce soit, exige de savoir, pour la paix des âmes, pour la mémoire des Tunisiens et des Maghrébins, qui a ordonné un tel crime et qui l’a commis.

Personne ne pourra gommer ces pages de notre histoire commune. Les acteurs d’alors y ont joué leur rôle. Certains grands hommes comme Farhat Hached ont façonné notre présent. Ses assassins, comme ceux de Jean Moulin, de Gandhi, de Jaurès, du Che et de M’Hidi, n’ont pas arrêté le cours de l’Histoire.

Il dépendra de nous de savoir construire cet avenir commun pour nos enfants. Cela sera possible si les dossiers d’hier sont ouverts, compulsés, étudiés sans complaisance, avec sérénité et hauteur. Notre devoir de vigilance l’exige.

Ce serait la meilleure contribution française possible à la célébration de Hached et du cinquantenaire de son assassinat, en 2002.

Noureddine Hached


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