La colère de Jean-Luc Mélenchon et sa médiatisation (par Henri Maler, ACRIMED) Meilleur article écrit sur le sujet

samedi 17 avril 2010.
 

Le 19 mars 2010, à deux jours du deuxième tour des élections régionales un étudiant en journalisme, Félix Briaud, aborde Jean-Luc Mélenchon qui distribue des tracts avec ses amis du Front de gauche sur un marché du 12e arrondissement de Paris et l’interroge. Dix jours plus tard une vidéo, extraite de cet « entretien », est diffusée sur la page Dailymotion de l’école de journalisme : elle montre une engueulade au cours de laquelle, c’est le moins que l’on puisse dire, la colère de Jean-Luc Mélenchon ne lui inspire pas une analyse particulièrement subtile des médias – « métier pourri » - et un comportement particulièrement affable – « petite cervelle » – à l’égard de l’apprenti journaliste.

Et la quasi-totalité des médias de dénoncer les insultes proférées contre cet apprenti et contre l’ensemble de la corporation. Soit. Mais encore ?

Est-il possible de laisser de côté, ne serait-ce que provisoirement, les accords ou les désaccords avec le Parti de gauche, de mettre entre parenthèses la sympathie ou l’antipathie que l’on peut éprouver pour Jean-Luc Mélenchon et son attitude,… et de regarder la vidéo et sa diffusion d’un autre œil ?

Un professionnalisme exemplaire ?

Par un paradoxe qui ne peut étonner que les naïfs, en accordant une importance disproportionnée à cette altercation, le chœur des indignés a confirmé que le privilège accordé à « ce qui fait polémique » et même, de préférence, à ce qui « fait scandale » guide nombre de priorités éditoriales. Évidemment, Gala ne pouvait pas manquer une telle occasion [1] !

Mais surtout, en présentant les faits d’une façon tronquée et biaisée, la plupart des journalistes qui ont commenté « l’événement » ont offert des arguments supplémentaires à la critique de leur professionnalisme… et de leur corporatisme.

- Ont-ils essayé de compléter leur information en interrogeant Jean-Luc Mélenchon ou bien ont-ils eu la naïveté (et la paresse) de croire que les images et la séquence parlent d’elles-mêmes ? La réponse est dans la question.

- Ont-ils essayé de resituer l’extrait de la vidéo dans son contexte (le cadre de la tentative d’interview, les échanges précédents l’altercation) ? Ont-ils demandé à visionner l’ensemble de l’enregistrement ? Que nenni. Pourtant Félix Briaud lui-même a déclaré : « Cette scène clôt cinq minutes d’interview où je lui ai notamment posé des questions sur les listes d’union avec le PS et le reste de la gauche ainsi que sur l’abstention. [2] »

- Ont-ils correctement résumé la vidéo et restitué les motifs, légitimes ou pas, de la colère de Jean-Luc Mélenchon ? Réponse négative, une fois encore. Par exemple, la plupart des indignés se gardent bien de souligner que Mélenchon a explosé quand l’étudiant en journaliste a voulu l’entraîner à parler des « maisons closes », alors qu’il venait précisément de prendre cette question comme un exemple de journalisme racoleur [3].

- Ont-ils recueilli d’autres témoignages que celui de l’étudiant en journalisme, notamment sur les raisons et les conditions de la diffusion de cette vidéo ? Certainement pas. Certains se sont bornés à reproduire les déclarations de Félix Briaud, selon lesquelles il a attendu la fin de la campagne pour ne pas la polluer [4].

Ce dernier point est le plus inquiétant de tous. En effet, l’Express.fr expliquait : « Au-delà du caractère anecdotique du violent et injurieux coup de gueule de l’élu, cette vidéo a un double objectif pour l’école de journalisme de Sciences-Po Paris. Il s’agissait, dans un premier temps, de montrer que ce ne sont pas les journalistes qui poussent à la petite phrase. C’est en effet Mélenchon seul qui s’y adonne, sans y être poussé par le jeune journaliste. Deuxièmement, la diffusion ultra-rapide de cet extrait devait montrer aux étudiants quel format de vidéo fonctionne sur Internet. [5] »

On aurait pu s’attendre à ce que des journalistes attachés à la défense de leur professionnalisme vérifient cette information, et que, si elle est vérifiée, ils la mentionnent [6] : elle en dit ou en dirait fort long sur ce que l’on apprend à la future élite du journalisme.

Dans tous les cas, on est en droit de se demander quel crédit on peut accorder à des journalistes quand ils dépendent à ce point d’une source dont ils ignorent les objectifs : un exemple bénin mais qui en rappelle beaucoup d’autres qui le sont beaucoup moins, notamment par temps de guerre.

La vidéo, sinon rien ?

Rares sont les médias qui ont invité Jean-Luc Mélenchon à s’expliquer sur ses propos et sur son attitude. Presque aucun ne l’a fait avant de diffuser la vidéo. Et très peu ont accordé à l’accusé un quelconque droit de réponse.

Quotidien vespéral de référence, Le Monde a inséré quelques phrases de Mélenchon dans un article entièrement à charge [7]. Seuls, parmi les « grands médias », Libération, Canal Plus et France 5 ont donné effectivement la parole au député pris en flagrant délit de colère.

Or les réponses de ce dernier n’ont fait l’objet, à de très rares exceptions près [8], d’aucune reprise dans les médias qui s’étaient précipités goulument sur la vidéo : un mutisme qui équivaut à une véritable censure.

En revanche, on a pu entendre Xavier de Moulins, incontournable chroniqueur de l’émission « l’incontournable » sur RTL, pérorer le samedi 3 avril sur « le buzz de Jean-Luc Mélenchon » (comme si ce dernier en était lui-même l’auteur) : une énième descente en flamme du député européen, sans aucune mention des explications de celui-ci [9] Et l’on a pu lire (enfin !) un éditorialiste qui n’avait pas encore eu l’occasion de s’insurger le dimanche 4 avril dans La Voix du Nord sous le titre « Le délicieux Monsieur Mélenchon » : « l’indignation lui tient lieu de pensée ». C’est Jean-Michel Bretonnier qui parle, non de lui-même, mais de Mélenchon.

Pourtant ces explications du président du Parti de gauche méritent qu’on s’y arrête. En proposant en annexe des extraits de l’interview accordée à Libération et une transcription intégrale de l’émission « C à dire » sur France 5 (dont la vidéo est en ligne sur le blog de Mélenchon), nous conservons des traces de ce qui fut dit dans ces médias… Et sur Canal Plus, dans l’émission « Le Grand Journal » dont voici de larges extraits [10]

http://blip.tv/file/get/Acrimed-mel...

Manifestement, comme ce fut le cas pour Vincent Peillon [11], si l’on reçoit Jean-Luc Mélenchon, c’est d’abord pour lui demander de s’excuser ou de formuler des regrets. Évoque-t-il le journalisme précaire ? C’est motus et bouche cousue autour de la table. Formule-t-il une proposition ? C’est l’incrédulité qui prévaut. Critiquer les médias dans les médias ? Vous n’y pensez pas…

Quelles que soient les réserves que peuvent inspirer l’extrême personnalisation de cette critique par Mélenchon lui-même, quelles que soient ses lacunes ou ses incohérences [12], quelles que soient les limites des premières propositions présentées, il n’en demeure pas moins que cette contestation des médias dans les médias mériterait d’être entendue et adossée à une contestation collective.

Ne rien entendre, ni la critique ni la colère ?

Que reste-t-il finalement du tintamarre orchestré autour de la vidéo ? La presse outragée, la presse martyrisée, mais la presse libérée ?

Plutôt que d’exercer correctement leur métier à l’occasion de la diffusion de l’altercation, les journalistes qui l’ont commentée ont préféré, à de rares exceptions près [13], répondre par des leçons de morale à l’intention de Jean-Luc Mélenchon, dont le comportement aurait été incompatible avec celui d’un responsable politique.

Plutôt que de s’interroger sur la contestation croissante dont ils font l’objet de la part de nombreux acteurs collectifs, ils ont préféré amalgamer toutes les critiques qui les visent de la part de responsables politiques [14] et se demander si cette « mode », selon le terme plusieurs fois employé par Thierry Guerrier dans l’émission « C à dire », sur France 5, ne menaçait pas leur indépendance.

On pourrait sans doute plaider en faveur de nos indignés, en soutenant que la colère est mauvaise conseillère et que la critique serait plus efficace à condition de mesurer son expression. Seulement voilà : de quelque façon que s’exprime la contestation des pratiques journalistiques, c’est généralement une fin de non-recevoir qui lui est opposée :

- quand elle emprunte la voie d’une critique interne, mais publique, comme le font certains syndicats de journalistes, la contestation n’est qu’exceptionnellement médiatisée ;

– quand elle prend la forme d’une critique externe, quels qu’en soient le contenu et le registre, les gardiens de la corporation n’acceptent que les analyses qui ne dérangent pas ses habitudes.

Les critiques qui ne se bornent pas à relever des erreurs ou des « dérapages » mais qui, en les rapportant aux conditions générales d’exercice des métiers du journalisme, observent l’ensemble des pratiques journalistiques sont, au mieux, passées sous silence. Le froid examen des sociologues n’est toléré qu’à la condition qu’il épouse les mythes de la profession. Sinon c’est « du bourdieu », « du marx » ou « du chomsky », tous trois devenus les noms communs de toutes les détestations. Quant aux essais, s’ils sont un tantinet polémiques, quand ils ne provoquent pas de hauts cris d’indignation, ils ne bénéficient d’aucun compte rendu. Ni leurs auteurs, s’ils haussent le ton, ni Acrimed évidemment, ne peuvent se faire la moindre illusion s’ils espèrent être entendus par les sommités du journalisme.

Ces résistances peuvent paraître banales : les journalistes ne diffèrent pas, de ce point de vue, d’autres professions. Mais à la différence d’autres professions soumises à la critique publique (et notamment journalistique), les journalistes (ou du moins les préposés aux commentaires) détiennent collectivement un quasi-monopole de la médiatisation des critiques du journalisme. Et cela change tout ! Avec cette conséquence : non seulement il ne faut pas se laisser intimider par ce monopole, mais il est de l’intérêt général de tenter par tous les moyens (ou presque…) de le briser, au sein et en dehors des médias dominants.

Collectivement.

Henri Maler

- Documentation réunie avec Laurent L., Michel D., Marcel C., Frantz Peultier – Transcription de « C à dire » par Denis Perais – Réalisation de la vidéo : Ricar.


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