New york La révolte des Latinos

vendredi 16 avril 2010.
 

Ils ont été les premières victimes des requins de l’immobilier façon subprimes. Ils sont maintenant les plus fortement touchés par le chômage. Mais la colère des immigrés latino-américains de New York se traduit aussi par un immense regain de combativité. Reportage dans le quartier de Bushwick.

« En l’espace de quelques mois, j’ai perdu ma maison, mon emploi et … » Un vacarme métallique interrompt Juan Hernandez. Impossible de communiquer sur ce trottoir d’Irving Avenue, dans la fureur stridente que dégage le métro aérien qui serpente tout près, juste au-dessus des toits. Juan, quarante-deux ans, nicaraguayen d’origine arrivé aux États-Unis, il y a vingt ans, habite, quasiment sans interruption depuis, à Bushwick.

Victime des fameux subprimes, ces prêts hypothécaires pour « pauvres » censés lui permettre d’accéder à la propriété, il a vécu, en l’espace de quelques mois, un enchaînement effarant d’une banalité redoutable dans ce quartier de New York entre Brooklyn et le Queens  : les taux d’intérêt qui grimpent. Juan et sa femme, chargés d’une famille de trois enfants, ne peuvent plus payer leurs traites. La valeur de l’hypothèque passe au-dessus de celle du bien. Impossible de vendre. La maison est saisie et le « rêve américain » vire d’autant plus vite au cauchemar que, début 2009, les deux conjoints perdent leur emploi. « Ils m’ont viré quasiment du jour au lendemain », explique Juan qui avait un travail de vendeur relativement bien payé dans un des magasins de Manhattan d’une grande chaîne de pharmacies-drugstores. Le métro brut de structure, où les trains circulent suspendus directement dans leur carcasse métallique, les rails au-dessus du vide, sans le moindre aménagement, pas même du ballast, pour protéger des ondes sonores, est tout un symbole d’abandon et d’exclusion du quartier. Bush
wick, investi depuis des années par une partie de la communauté immigrée latino-américaine (3 millions de personnes au total à New York), est un véritable morceau de tiers-monde à moins de trente minutes du cœur de Manhattan.

Irving Avenue. La rue défoncée, jonchée de détritus, est bordée de petits blocs de trois ou quatre étages, zébrés sur l’arrière d’escaliers de secours déglingués, mangés par la rouille. C’est dans l’un de ces blocs que Juan et Sonia Hernandez ont réussi à élire domicile après la saisie de leur ancien logement en louant au prix fort un minuscule trois pièces à un marchand de sommeil. Accueil chaleureux. L’intérieur de l’appartement, coquet et pimpant, contraste avec l’environnement sordide, comme un pied de nez de la dignité humaine à la crasse et à l’injustice. Les enfants tout sourires et plein d’énergie sont à l’étroit. Même pas le droit de jouer dans la cour. Sonia secoue la tête et soupire  : « Il y a des rats gros comme des chats… »

La communauté immigrée est la plus touchée par la crise qui a déferlé sur la société en l’espace de dix-huit mois avec une extrême violence. Le doublement du taux de chômage a eu comme un effet des déclassements en cascade. Après leur licenciement, ceux qui appartenaient aux classes moyennes ont généralement à nouveau un emploi. Mais ils sont pour la plupart surqualifiés dans la nouvelle fonction qu’ils occupent et bien entendu beaucoup moins bien rémunérés. « Et ainsi de suite jusqu’au bas de l’échelle sociale, où les effets sont les plus terribles », relève l’économiste Mark Brenner, chercheur à l’université de Amherst (Massachussetts) et aujourd’hui animateur de Labornotes, une association progressiste de Brooklyn, pourvoyeuse de documents et… d’arguments pour les syndicats comme pour les salariés isolés qui cherchent à s’organiser.

Sonia a retrouvé du travail dans un subway (chaîne de restaurant rapide). « C’est crevant, lâche-t-elle, et payé juste le salaire minimum (7,25 dollars de l’heure dans l’État de New York, environ 5,50 euros). » Quant à Juan, il est tributaire de petits boulots au noir, encore plus mal payés. « Je suis retourné à la case départ, celle que j’occupais à mon arrivée aux États-Unis  ! » lance-t-il un sourire amer sur les lèvres. Cela signifie accepter les mêmes emplois que les sans-papiers. Exploitation maximale garantie. Et, depuis quelques mois, des tarifs souvent en dessous de 3 ou 4 dollars de l’heure (2,2 à 3 euros). « C’est simple, poursuit Juan, le gars te dit  : “Tu acceptes ou je prends le premier parmi la dizaine d’autres qui attendent dehors.” »

Terrifiante « concurrence ». Quasiment la moitié de la population de Bushwick serait aujourd’hui sans papiers, selon une étude officielle. Ils sont entre 12 et 14 millions sur l’ensemble du territoire des États-Unis. « Mais comment pourrais-je leur en vouloir  ? reprend l’ex-vendeur de produits pharmaceutiques, la plupart sont des Latinos comme moi et tous ici, on abrite un ou plusieurs sans papiers. Souvent quelqu’un de la famille », précise-t-il, la voix hésitante, les larmes au bord des yeux. La raison de cette soudaine bouffée d’émotion, il nous la révélera bien plus tard. Juan a hébergé très longtemps son jeune frère, avant qu’il ne soit arrêté, expédié pendant plus de six mois dans un sinistre camp de rétention, puis renvoyé au Nicaragua.

Les circonstances mêmes de cette arrestation permettent de mieux saisir les raisons du climat de peur qui plane sur toute la communauté latino de Bushwick. Un matin semblable à beaucoup d’autres, Javier, le frère de Juan, se rend à un lieu de rendez-vous habituel, sous l’un des piliers du métro aérien qui circule au-dessus de Myrtle Avenue. Une grosse camionnette blanche l’attend, lui et d’autres sans-papiers qui pensent être dirigés, comme la veille, vers un chantier de réparation navale à plusieurs dizaines de kilomètres de là. Seulement les trafiquants de main-d’œuvre qui les pilotent ce matin-là s’avèrent être des flics de l’immigration habillés en civil…

Make the road, se hace el camino (faites la route), organisation qui a émergé dans le quartier, il y a une dizaine d’années, et qui compte aujourd’hui quelque 7 000 membres, se bat pour la défense des droits des migrants, qu’ils soient sans-papiers ou salariés. Le va-et-vient est incessant au siège de l’association sur Grove Street. Plusieurs fresques sur les murs représentant des foules de migrants le poing levé sont sans ambiguïté  : c’est une lutte de tous les instants qui se joue ici. La juriste Yorelis Vidal, une des dirigeantes de l’association, explique  : « Notre première fonction, c’est de fournir un havre aux migrants, un lieu où ils puissent échapper à la peur et se sentir en confiance. Car, pour se battre et faire valoir sa dignité, il faut commencer par échapper à cette angoisse permanente. »

L’association a été pleinement partie prenante de l’immense mobilisation du 21 mars dernier où quelque 200 000 personnes se sont rassemblées à Washington sur le Mall, entre la Maison-Blanche et le Capitole, pour exiger une réforme de l’immigration. Entendez d’abord une régularisation massive des sans-papiers. Une revendication qui figurait au moins en pointillés parmi les promesses de Barack Obama dont l’élection avait suscité un si grand espoir au sein de la communauté latino-américaine.

Pour l’heure cependant, rien n’est venu. Au contraire, la nouvelle administration a procédé à quelque 400 000 expulsions, un record. Et si le président se déclare toujours favorable à une réforme (comme il l’a indiqué en s’adressant par vidéo interposée aux manifestants de Washington), il veut une approche très consensuelle et en a confié les clés à deux sénateurs, Charles Schumer (démocrate) et Lindsay Graham (républicain). Les principaux points de l’ébauche de texte que les deux hommes viennent de présenter fin mars prévoient la création d’une carte de sécurité sociale biométrique pour empêcher que les migrants illégaux puissent travailler, un « renforcement de la sécurité aux frontières » et la mise en place d’une procédure « difficile mais juste » vers la régularisation. Pas de quoi, on l’aura compris, calmer les inquiétudes au sein de la communauté. Nieves Padilla, une des responsables de Make the road, ne cache pas sa frustration  : « Obama parle, parle. Mais il ne fait pas. Il nous avait promis le changement. Mais pour l’heure, si changement il y a, il se traduit par un surcroît de souffrances pour des millions de gens qui ont perdu leur emploi ou se sont fait expulser… »

Juan Hernandez, qui a acquis de longue date la nationalité états-unienne, n’avait jamais fait usage de son droit de vote jusqu’à un certain 4 novembre 2008. Son dépit à lui est à la mesure de l’espoir qu’il avait placé dans le président démocrate  : « C’est terminé, j’ai l’impression d’avoir été dupé. Je ne revoterai plus  ! » lance-t-il sur un ton qui n’admet pas de réplique.

Cette colère des milieux les plus touchés par la crise pourrait peser bientôt très lourd dans la balance politique. La communauté latino avait voté à près de 80 % en faveur d’Obama. La « démobilisation » électorale s’annonce très sensible de ce côté-là, comme plus généralement celle de tous ceux qui souffrent aujourd’hui de l’explosion du chômage. « Une question qui taraude toute la société », affirme un syndicaliste de l’AFL-CIO qui précise  : « Tout un chacun est frappé directement ou connaît désormais au moins un chômeur dans son entourage. » La tentation de l’abstention chez les « déçus d’Obama », perceptible dans les sondages, s’est déjà fait sentir concrètement, le parti du président perdant l’un de ses fiefs en janvier dernier dans le Massachussetts (1). Et elle inquiète beaucoup les élus démocrates du Congrès, dont de nombreux sièges seraient menacés aux élections du mid term en novembre prochain (2).

« Plus que jamais il nous faut compter sur nos propres forces », relève Nieves Padilla, de Make the Road. L’association vient d’enregistrer quelques succès spectaculaires. Elle a réussi à traîner devant les tribunaux la chaîne de supermarchés de sport qui payait ses salariés en dessous du salaire minimum, ne leur versait aucune indemnité pour les congés et les heures supplémentaires. L’entreprise a perdu le procès et a été condamnée à verser quelque 1,1 million de dollars (environ 800 000 euros) à ses employés, quasiment tous des Latinos. « Pour mener ce combat, nous avons travaillé main dans la main avec le syndicat du commerce et de la distribution, RWDSU (Retail, Wholesale and Department Store Union) », précise Nieves Padilla. Sur fond de convergence d’intérêts évidente dans un contexte de combativité croissante de la communauté latino, ce rapprochement se traduit par une multiplication d’initiatives communes. Les syndicats ont ainsi fourni une bonne partie de la logistique du rassemblement à Washington le 21 mars. Et à New York, les principales organisations syndicales de la grosse pomme renoueront pour la première fois depuis une cinquantaine d’années avec la manifestation du 1er mai (3). Les mots d’ordre vedettes choisis par les participants sont explicites  : « Des droits pour les immigrés et des emplois pour tous. »

« Il faut montrer notre détermination », souligne Rhadames Rivera, dirigeant du syndicat des services publics SEIU (Services Employees International Union) de la ville. Latino lui-même, il est l’un des principaux fédérateurs du rassemblement new-yorkais. « L’émergence de cette force-là, c’est peut-être aussi, espère-t-il, un moyen pour que le président Obama se souvienne enfin de ses promesses. » Juan Hernandez n’est pas convaincu. Mais il sera au rendez-vous ce samedi 1er mai avec ses copains de Bushwick et toute sa famille.

Bruno Odent

(1) Sénatoriale partielle dans l’État du Massachussetts pour le renouvellement du siège emblématique de Ted Kennedy, disparu le 25 août 2009. (2) Renouvellement d’un tiers du Sénat et de toute la Chambre des représentants le 2 novembre prochain. (3) Une tradition abandonnée durant la période de la guerre froide où la fête du travail a disparu des calendriers officiels et cela même si la célébration du 1er mai est née à Chicago en 1886, célébrant un rassemblement géant qui avait débouché ce jour-là sur la réduction de la journée de travail à… 8 heures.


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