Allocations familiales suspendues : La double peine des jeunes qui décrochent

lundi 3 mai 2010.
 

Après le revers de la droite aux régionales et la poussée du Front national, la réapparition des thèmes répressifs était prévisible. Entre autres, l’idée, déjà ancienne, de supprimer les allocations familiales aux parents des enfants absents en classe. Vendredi, Éric Ciotti, député UMP des Alpes-Maritimes, présentera son projet de loi à l’Assemblée nationale.

C’est lors de son discours à Bobigny sur la sécurité, à l’occasion de la prise de fonction du nouveau préfet de la Seine-Saint-Denis, Christian Lambert, que Nicolas Sarkozy a déclaré que les allocations familiales seraient « systématiquement » suspendues en cas « d’absentéisme scolaire injustifié ». Un projet vivement critiqué de toutes parts, y compris dans son propre camp. Tour d’horizon d’un choix contre-productif et injuste.

Inefficacité pédagogique

L’ensemble des acteurs pédagogiques s’accordent à le dire  : la suspension des allocations familiales serait une mesure « injustifiée et inefficace ». Le principal syndicat des chefs d’établissement, le SNPDEN, a dénoncé, dès l’annonce du projet de loi, « une mesure ancienne qui n’a jamais fait la démonstration de la moindre efficacité ». Depuis 2006, date d’adoption de la loi sur l’égalité des chances, le non-respect du « contrat de responsabilité parentale », proposé aux familles par le conseil général, peut entraîner la suspension des allocations. Sauf que depuis 2006, aucune famille n’a subi une telle punition. Preuve de son inefficacité  ? Sans doute. Pour Camille Jouve, professeure d’histoire-géographie au collège Henri-Wallon, à Aubervilliers, cette mesure est loin d’être une solution. « Les parents sont de bonne foi et c’est rare qu’ils se désintéressent de l’avenir de leurs enfants. » Pour elle, beaucoup de parents travaillent très tôt le matin ou de nuit, dans des conditions très précaires. Leur enlever les allocations reviendrait à une « double sanction ». À la CGT éducation, Matthieu Brabant s’insurge  : « Si c’était si simple, ça se saurait. Les problèmes pédagogiques et sociaux se règlent dans l’établissement. Et la suppression de postes de surveillants, d’assistantes sociales et d’infirmières permet d’autant moins une réflexion avec les familles et les élèves. Ni le renforcement policier dans le milieu scolaire ni la suppression des allocations ne permettront une meilleure écoute des difficultés des élèves. » Jérémie Buttin est professeur d’arts appliqués au lycée Adolphe-Chérioux de Vitry-sur-Seine. Il compare la mesure « à la pratique de la bonne vieille baffe, gratuite, contre-productive et répressive. Cela véhicule l’idée qu’il n’y a rien de mieux qu’une autorité toute-puissante pour remettre les choses en place. Alors qu’il y a bien sûr d’autres voies à explorer ».

Précarisation

Robert Prospérini, secrétaire général du Syndicat des inspecteurs d’académie (SIA), a souligné la « violence financière forte, et même très forte » qui s’exercerait sur « certaines familles ». Il a pointé la difficulté de mettre à exécution ces annonces, « qui veulent frapper l’opinion » mais qui sont difficilement applicables « car cela crée de la pauvreté ». Même avis du côté de la CAF, censée appliquer la mesure en bout de chaîne. Depuis 1959, une ordonnance autorise le chef d’établissement à signaler les absents à l’inspecteur d’académie qui, à son tour, peut demander à la CAF de suspendre le versement des allocations. Cette ordonnance avait été supprimée en 1994 puis réactivée en 2006. Censé appliquer la mesure, Jean-Louis Deroussen, président de la Caisse nationale des allocations familiales, s’est dit défavorable. « S’il y a un désintérêt de l’école, il faut analyser la situation avant la sanction. Et la démarche d’accompagnement est à privilégier  : les caisses sont là pour aider les parents, les allocations ne sont pas des récompenses », a-t-il déclaré à 20minutes.fr. Les associations de parents d’élèves, comme la FCPE, explique que « cette mesure ne fera qu’ajouter des difficultés aux familles déjà en situation délicate », et il profite de l’occasion pour insister sur le besoin plus urgent de mieux former les futurs professeurs. Pour le Snuipp-FSU, supprimer les allocations équivaut à « ajouter de la misère à la misère ».

Stigmatisation et inégalités

Fatiha est mère de cinq enfants. Habitante du quartier du Franc-Moisin à Saint-Denis, elle juge cette mesure « injuste ». Elle voit autour d’elle des parents déjà très démunis. Et remarque une situation de tension dans les établissements  : « Les enfants de nos cités sont durs. Il y a du racket et il arrive qu’ils se menacent entre eux. C’est aussi pour ça que certains préfèrent éviter d’aller au collège. » Pour elle, le gouvernement fait fausse route. « Il devrait essayer de comprendre les raisons de l’absentéisme. Il arrive souvent qu’il y ait des problèmes familiaux aussi. Il faut penser autrement. Sinon, cette loi va aggraver les choses. Ça va faire des émeutes. » Montrer du doigt une population, c’est aussi ce que dénoncent les syndicats enseignants. « Un choix discriminant », selon la fédération Unsa éducation, pour qui « le problème complexe ne sera pas résolu par des mesures simplistes ». Quid également des familles qui n’ont qu’un seul enfant  ? Seront-elles prélevées sur salaire à défaut de l’être sur des allocations qu’elles ne perçoivent pas  ? Pour Camille Jouve, la professeure d’histoire-géographie, le gouvernement cible « les milieux les plus pauvres ». De fait, l’absentéisme touche davantage les zones d’éducation prioritaire où la proportion moyenne de collégiens absents (soit quatre demi-journées ou plus) est de 4,2 % en ZEP contre 1,9 % hors ZEP.

Culpabilisation

« Ambiguë, confuse, pas satisfaisante. » Daniel Marcelli est professeur de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent au centre hospitalier Henri-Laborit de Poitiers. D’une part, la mesure proposée par Éric Ciotti, député UMP, ignore selon le psychiatre l’arsenal juridique existant, qui permet de rendre la fréquentation scolaire obligatoire. D’autre part, l’absentéisme représente « un indicateur de malaise social et un facteur de risques ». Et d’ajouter  : « La menace n’a jamais été un facteur d’intégration sociale. Être absent peut dénoter des troubles, des phobies, des angoisses scolaires. Dans un contexte économique tendu, pénaliser les familles n’a aucun sens et ne fait qu’accroître ces angoisses. » Autre absurdité de ce projet de loi  : on demande aux parents l’impossible et on nie le statut de l’adolescent. « On pose la question comme si l’autorité des parents était inflexible, comme si l’adolescent se rangeait sans discuter, comme s’il était en position de dépendance infantile. Les adolescents ont une autonomie de décision. » Jérémie Buttin, enseignant en arts appliqués, renchérit sur le discrédit jeté sur la relation parent-enfant  : « Avec ce genre de mesures, on fait passer l’idée que les parents sont de mauvais parents alors que la solution passe par la concertation entre tous. »

Eunice Mangado-Lunetta est déléguée aux accompagnements à l’Afev (Association de la fondation étudiante pour la ville) (1), une association nationale de soutien scolaire gratuit dans les quartiers populaires. Pour elle, historiquement, les familles sont tenues pour responsables de toutes parts, y compris par les enseignants. « Nous avons des liens très forts avec les familles. Nous pouvons affirmer qu’elles sont très impliquées dans le suivi scolaire et sont soucieuses de la réussite de leurs enfants. » Pour cette actrice de terrain, le décrochage scolaire est suffisamment complexe pour ne pas ajouter une pression financière supplémentaire  : « Il y a un problème de souffrance à l’école. Le collège est chargé d’accueillir tout le monde mais c’est aussi le lieu de la sélection. Les enfants finissent par intérioriser l’échec. Si on ajoute à cela une pression familiale, ça risque d’exploser. » Pour elle, la question qui devrait être posée concerne les solutions « pour mieux accompagner les jeunes, les familles, et faire que le système scolaire français retrouve du sens ». Des alternatives au tout-répressif et au chantage semblent bien possibles. Pas sûr en revanche qu’elles soient en accord avec l’objectif électoraliste du président de la République.

Ixchel Delaporte

(1) Afev, 26 bis, rue de Château-Landon, 75010 Paris, tél.  : 01 40 36 01 01.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message