50 ANS APRÈS LE CHANGEMENT DE DÉPENDANCE : L’échec de l’Afrique

mardi 25 mai 2010.
 

« Ceux qui ont des montres n’ont pas de temps. »

Proverbe africain

Ce proverbe résume, à lui seul, le verdict de l’Occident quant au fait que l’Afrique est atemporelle. Tout commence avec la philosophie de l’histoire de Hegel. Ce dernier dénie à l’Afrique toute participation au mouvement du monde - selon la doxa occidentale - figée qu’elle est dans une position de fatalité contemplative. Partant de Hegel L’Afrique n’est pas une partie historique du monde. Elle n’a pas de mouvements, de développements à montrer. En 1957, c’est P. Gaxotte qui écrit dans la Revue de Paris : « Ces peuples (vous voyez de qui il s’agit..) n’ont rien donné à l’humanité ; et il faut bien que quelque chose en eux les en ait empêchés. Ils n’ont rien produit, ni Euclide, ni Aristote, ni Galilée, ni Lavoisier, ni Pasteur. Leurs épopées n’ont été chantées par aucun Homère. » (...)

On comprend l’aubaine pour le président Sarkozy dans son discours prononcé le 22 juillet 2007, à l’université de Dakar. Morceaux choisis : « Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire. Le paysan africain qui, depuis des millénaires, vit avec les saisons, dont l’idéal de vie est d’être en harmonie avec la nature, ne connaît que l’éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles. Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n’y a de place ni pour l’aventure humaine, ni pour l’idée de progrès. (...) Dans cet univers où la nature commande tout, l’homme échappe à l’angoisse de l’histoire qui tenaille l’homme moderne, mais l’homme reste immobile au milieu d’un ordre immuable où tout semble être écrit d’avance. Jamais l’homme ne s’élance vers l’avenir. Jamais il ne lui vient à l’idée de sortir de la répétition pour s’inventer un destin. » Barack Obama lui, est plus nuancé ; il explique qu’il y a cinquante ans, quand son père a quitté Nairobi pour étudier aux Etats-Unis, le Kenya avait un PNB par habitant supérieur à celui de la Corée du Sud. Une partie de ce qui a empêché l’Afrique d’avancer est que, pendant des années, on a dit que c’était la conséquence du néocolonialisme, ou de l’oppression occidentale, ou du racisme...L’Afrique peut et doit être elle-même, se prendre en charge.

Sans vouloir renier l’immense part de responsabilité des dirigeants africains à partir des indépendances formelles, il faut tout de même signaler que le retard de l’Afrique n’est pas linéaire, et que bien après les conflits, les imaginaires sont toujours aussi écorchés et les pannes dans l’action ne peuvent pas être surmontées d’un coup de baguette magique. L’Afrique n’a pas le temps qui a permis aux nations occidentales, pendant plus d’un siècle de sédimenter et de produire les sociétés évoluées actuelles. L’Afrique, continent en déshérence, devient à partir du Traité de Vienne, puis de la Conférence de Berlin en 1890, la proie de l’Europe. Les pays tombèrent en esclavage dans les escarcelles des puissances du moment : l’Angleterre, la France et à un degré moindre, la Belgique, l’Italie et l’Allemagne.

On prête à Hitler cette analyse lucide des rapports colonisés-colonisateurs. « (....) Les blancs ont toutefois apporté quelque chose à ces peuples (colonisés), le pire qu’ils puissent leur apporter, les plaies du monde qui est le nôtre : le matérialisme, le fanatisme, l’alcoolisme et la syphilis. Pour le reste, ce que ces peuples possédaient en propre étant supérieur à ce que nous pouvions leur donner, ils sont demeurés eux-mêmes [...] Une seule réussite à l’actif des colonisateurs : ils ont partout suscité la haine. Cette haine qui pousse tous ces peuples, réveillés par nous de leur sommeil, à nous chasser. »(1)

L’Afrique de 2010 vient de franchir le seuil du milliard d’habitants : elle abrite désormais 1 humain sur 7, alors qu’elle n’en accueillait que 1 sur 10 en 1950, et en hébergera 1 sur 5 en 2050, soit 2 milliards d’habitants. Ce n’est qu’un des signes qui font de l’Afrique, principal creuset de misère, une source de croissance et la matrice de notre avenir. L’Afrique, certes, est d’abord le lieu de toutes les souffrances. L’Afrique est aussi le poumon écologique de la planète, de ses forêts, qui couvrent environ 22% du continent (et même 45% de l’Afrique centrale, en particulier avec le bassin du Congo, deuxième forêt tropicale du monde) dépendent la maîtrise des gaz à effet de serre, la protection de la diversité, la stabilisation des sols, la qualité et l’écoulement des eaux. L’Afrique est l’un des moteurs de la croissance mondiale, ce qui n’est pas assez pour empêcher des millions d’Africains de tomber dans une pauvreté extrême. C’est le continent le plus riche en matières premières (pétrole, minerais, produits agricoles). C’est aussi le plus jeune : 43% des Africains subsahariens ont moins de 15 ans et pourtant il est en panne.

Colonialisme à distance

Les pays occidentaux ayant inventé une nouvelle forme de post-colonialisme qui s’avère être un colonialisme à distance, un néocolonialisme mâtiné de droits de l’Homme, imposés le cas échéant par le concept du devoir puis du droit d’ingérence humanitaire. Les indépendances venues, un pouvoir sans partage remplace les puissances coloniales. Le manque d’éducation, les économies formatées dans le sens d’appendices des métropoles achevèrent de ruiner les espoirs des peuples africains qui eurent, en prime, une dette qui ne cesse de grandir. 50 ans plus tard, ces pays sont toujours au même point. Cette Afrique qui n’en peut plus et qui subit depuis une vingtaine d’années une recolonisation - qu’on appelle post-colonialisme puis néocolonialisme - après les indépendances bâclées des anciennes puissances (Grande-Bretagne et France). Cette néo-colonisation pour cause de matières premières est encore plus dure que la précédente car le colonisateur n’est plus là sous les habits de la mondialisation, il revient en force et colonise à distance.

Jacques Chirac, dans ses confidences à Pierre Pean et parues ce 15 février, dans un moment de franchise, dit en substance à propos des Africains, « qu’on les a colonisés, on s’en est servi comme chair à canon, puis comme main-d’oeuvre pour les tâches les plus dures, on leur a pillé leurs matières premières et maintenant on leur prend leur matière grise ». Merci, Monsieur Chirac, ce difficile aveu vaut plus que cent discours puisqu’il décrit, sans concession, la réalité de l’Afrique.

Faut-il incriminer aussi les dirigeants adoubés par les anciennes puissances avec un refus de toute forme d’alternance ? Le record de la durée du mandat présidentiel, royal et de celui de toute autre forme de confiscation du pouvoir, est détenu, loin devant, est battu par El Gueddafi (41 ans) talonné par Moubarak. Viennent ensuite, les « débutants » qui tournent autour de la dizaine d’années. Pensons à Houphouet Boigny, Lépopold Sedar Senghor, Habib Bourguiba et le dernier des premiers, Omar Bongo, qui, par amour du pays, ont digéré, je veux dire dirigé du mieux qu’ils ont pu, leur pays. On dit que les Chinois ont tellement réussi que des rues commerçantes entières leur appartiennent. A la fin 2006, le président chinois, en invitant chez lui à 10.000 km de l’Afrique, tous les chefs d’Etat, a fait de meilleures offres que celles de la France qui en est encore au sentimental et au paternalisme d’un autre âge.

A l’occasion du cinquantenaire des indépendances des pays africains et dont le Sénégal s’est fait le chantre, un texte d’une rare lucidité a été signé par des intellectuels qui après avoir rappelé l’histoire, s’inscrivent en faux contre le sort actuel de l’Afrique. Ecoutons-les : « Disons Non à la participation de nos armées au défilé du 14 juillet 2010 en France ! Non aux accords de réadmission des expulsés ! Non aux accords de pillage de l’Afrique dits de partenariat économique (APE) ! Un nombre considérable de défenseurs de la dignité humaine bafouée à travers l’esclavage, le colonialisme et le néolibéralisme, dont de nombreux artistes et intellectuels avisés auraient pu être présents à Dakar le 3 avril 2010, auraient pu être de coeur avec le président sénégalais et les dix-neuf autres chefs d’État africains lors de l’inauguration du monument de la Renaissance africaine, si seulement l’exigence de la libération du continent de toutes ses chaînes, celles d’hier et d’aujourd’hui, avait été mise en avant. La fête en aurait été fort belle (...) La taille visiblement monumentale de la statue de Dakar, son coût incontestablement trop élevé, les modalités forcément ambiguës de son financement, quand on considère l’immensité des besoins non satisfaits des Africains, en l’occurrence, les femmes et les enfants, les jeunes diplômés et non diplômés souvent sans emploi, les élèves et les étudiants qui manquent de tout, les malades et les migrants. En nous demandant de nous approprier cette statue (...) »

« Il en est ainsi du sens de l’Histoire tel qu’il se révèle, ici et maintenant, à la lumière de la crise du libre-échange que nos États ont endossée en camisole de force mais que la quasi-totalité de la classe politique revendique à présent. À quel moment commencerons-nous à doter les citoyens, notamment les femmes et les jeunes, d’outils d’analyse, de telle sorte qu’ils puissent s’imprégner des enjeux des mutations en cours et défendre leurs intérêts ? A quand le débat public de fond sur le lien entre le capitalisme mondialisé et le fardeau de la dette, la faim, le chômage massif et chronique, l’émigration forcée, le meurtre des innocents, les camps de refugiés La renaissance africaine est-elle crédible sans envisager la reconstruction de notre moi profond blessé, de nos économies laminées, de nos terroirs ravagés ? »(2)

« Les 50 ans à venir seront de larmes, de feu et de sang si les dirigeants africains continuent de faire la part belle aux investisseurs étrangers en ignorant royalement l’appel au secours de leurs peuples en désarroi. Défaillant et mortifère là-bas où des garde-fous existent encore, le capitalisme prédateur est tout simplement calamiteux sous nos cieux. En septembre et octobre 2005, traités "d’illégaux" et de "clandestins", des centaines de jeunes originaires du Mali, du Cameroun, de la République démocratique du Congo (RDC)...erraient au Maroc, en quête d’Europe. Ils ont fini par escalader les murs de barbelés des enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla. Leur audace a été réprimée dans le sang. La criminalisation des migrants originaires des anciennes colonies françaises venait de franchir un tournant grave et sans précédent. (...)"

"Aujourd’hui, les refoulés, les expulsés et tous les assignés à résidence s’interrogent nécessairement sur le sens d’une indépendance qui, en 50 ans, ne garantit pas à tous la liberté de mouvement et qui continue de saigner à blanc l’Afrique. Combien sont partis mais jamais arrivés ? Combien, dont les familles et spécialement les mères attendent et espèrent ? »

"Ces hommes, ces femmes et ces enfants, de chair et non de bronze, veulent circuler librement mais deviennent des sans-papiers quand ils parviennent à franchir les murs de barbelés de l’Europe rêvée. Détention, rétention, expulsion, réadmission par la force sur le premier sol où ils ont posé le pied. Quel est le sens des indépendances africaines pour les migrants qui vivent dans l’ombre et la peur ou qui croupissent dans les camps de rétention externalisés ? L’Europe ne les reconnaît pas, ne les respecte pas, et l’Afrique fait semblant de ne pas les connaître !"

A la faveur du libéralisme mafieux et mortifère et avec l’aide de chefs d’État aux ordres, la France a réussi à s’emparer de bien des secteurs stratégiques des économies de ses anciennes colonies. Les grands groupes français tirent des profits juteux des secteurs pétrolier (Total), minier (l’uranium avec Areva), du bâtiment, du transport ferroviaire (Bouygues) et aérien (Air France), de l’eau et l’électricité (Bouygues, Electricité de France, la Lyonnaise des Eaux, Vivendi), des télécommunications (Bouygues, Orange) et des banques (Banque Nationale de Paris, Société Générale, Crédit Lyonnais). « Des relations franco-africaines plus respectueuses de la dignité humaine sont possibles si un très grand nombre de femmes et d’hommes africains et français s’engagent à agir ensemble contre une logique économique qui, ici, en Afrique comme ailleurs au Sud, broie et tue de faim, de maladie ou par balles et qui, là-bas, en Occident, broie et tue à petit feu ».

« En Afrique, aujourd’hui en 2010, nous en sommes au même point qu’en 1960, à la recherche d’un monde différent, meilleur, parce que véritablement débarrassé des rapports de domination qui assujettissent et avilissent tout être humain. (...) Commençons par nous départir de l’idée de l’incontournabilité du néolibéralisme et du complexe d’infériorité des soi-disant perdants de la mondialisation, puisque celle-ci se révèle être un désastre. Laissons passer le fameux train de la croissance sans limites qui, visiblement, va droit dans le mur. Nous aurons comme compagnons de voyage, un nombre considérable de citoyens du monde qui estiment que l’argent ne régit pas tout. L’Afrique, riche de valeurs sociales, culturelles et écologiques qui ne sont pas à vendre, saura faire face, dans cette perspective, à l’immense besoin d’humanité, de paix et de justice de ses peuples ».(2)

Des dirigeants déconnectés

Pourquoi l’Afrique ne décolle pas ? Elle est invisible dans les statistiques mondiales, si ce n’est qu’en terme de vache à hydrocarbures. La rente de certains pays, ne saurait être le développement. La vraie richesse de l’Afrique, c’est cette jeunesse en panne d’espérances. Lors des rendez-vous traditionnels, des « sommets africains », les dirigeants donnent l’impression de vivre sur une autre planète, totalement déconnectés des aspirations démocratiques de liberté, de seulement de vivre dans la dignité de leur peuple. La schizophrénie est telle qu’on se prend à se demander s’ils parlent des mêmes Africains. Quand on entend que les pays africains s’auto-évaluent et s’encouragent mutuellement pour mettre en place la « bonne gouvernance », c’est à mourir de rire, si ce n’était pas tragique. Le Nepad, cette Arlésienne de Bizet, a fait long feu. Intervenant au sommet du Cameroun sur l’avenir de l’Afrique le 19 mai, Mohamed El Baradei, déclare : « Après tout, à 50 ans, nous sommes majeurs. Personne ne va résoudre nos problèmes à part nous-mêmes. »

Pour l’avenir, il nous faut plus que jamais nous départir du discours de la lamentation, aller vers le progrès en misant sur le savoir. L’avenir appartiendra à l’Afrique pour peu que les gouvernants acceptent la démocratie et l’alternance et pour peu que les interférences des anciennes puissances ne viennent pas conforter les tyrans. On prête à Jacques Chirac cette boutade : « Il faut soutenir les dictateurs, sinon ils ne feraient pas d’élection. » C’est dire si les choses ne sont pas simples !!!

1.Testament politique d’Hitler, Adolf Hitler, notes de Martin Bormann, préface de Trevor-Roper, éd. Fayard, 1959, 7 février 1945, p. 71-72

2.1960-2010 Dakar, l’homme africain, la France et le cinquantenaire 50 ans d’ingérence et de mépris ça suffit ! Site Mille Babords

Pr Chems Eddine CHITOUR

Ecole Polytechnique enp-edu.dz


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