Pour une troisième vie active Reconsidérer le « bien vieillir » (par Lucien Sève)

mercredi 23 août 2017.
 

En France et en Allemagne, tout comme en Chine et au Japon, on s’inquiète du vieillissement de la population. Il n’y aurait plus assez d’actifs pour payer les retraites. Et si l’on renversait la perspective ? Si l’on brisait les cycles sociaux préétablis où, avant 30 ans, les jeunes ne peuvent pas trouver un emploi stable ; où, après 50 ans, les salariés sont marginalisés, voire expulsés de l’entreprise ; où, entre les deux, l’intensification du travail use les corps et les esprits...

Par Lucien Sève

La littérature courante sur les « seniors » est devenue torrentielle, mais pour l’essentiel elle nous dit presque toujours la même chose. Deux choses — pour être exact. D’abord, avec le rapide allongement de l’espérance moyenne de vie dans des pays comme la France (un trimestre de plus chaque année), la charge des inactifs sur les actifs serait en train de s’alourdir de façon insupportable, ce qui contraindrait à réviser d’urgence à la baisse les normes de notre système de retraite. Ensuite, le tout n’est pas de vivre plus vieux mais de le faire en meilleur état, donc la question plus personnelle que sociale du « bien vieillir » prend une importance majeure.

Si, sur le premier point, des propositions de rechange existent (1), sur le second, le discours obligé ne rencontre pas la critique de fond qu’il appelle pourtant : bien vieillir serait une affaire toute personnelle de teneur médico-psychologique, sur fond d’acceptation d’un inexorable déclin. « Bien vieillir, ça s’apprend », titre par exemple le magazine Psychologies (2). A cette fin nous sont indiquées les « six pistes » : 1. agir sur son corps (manger mieux, un peu d’exercice, pas de tabac...) ; 2. soigner les apparences (techniques anti-âge « douces », du massage à la « médecine esthétique ») ; 3. lire les philosophes (Sénèque, Montaigne, Bergson ; philosopher, c’est apprendre à mourir) ; 4. bien traverser la ménopause (« une fois libérée de la maternité, on peut enrichir sa sexualité ») ; 5. commencer une thérapie (« il n’est jamais trop tard » pour aller chez le psychanalyste) ; 6. s’inspirer de ses aînés (garder un réseau relationnel comme les centenaires d’Okinawa, au Japon ; imiter Claude Sarraute, qui, à 82 ans, adore dire « putain de bordel de merde »).

La poignante étroitesse individualiste de pareille conception saute aux yeux. Tout comme l’étendue des activités sociales auxquelles elle ne pense même pas : transmission de savoirs et d’expériences professionnels, nouveaux apprentissages, participations bénévoles multiples à la vie publique, poursuite d’activités créatrices de tous ordres... Selon cette « pédagogie » — et voilà le fond de la question —, le senior serait par essence un oisif social. Conception lourde de menaces pour ceux et celles qu’elle prétend aider : personnellement, elle condamne à une vie étriquée et, par là, à un vrai « mal vieillir » ; socialement, elle nourrit l’idée cynique selon laquelle les « troisième âge » seraient des bouches inutiles pour la collectivité, qui devraient donc, de plus en plus, payer eux-mêmes leur retraite...

De Tolstoï à Verdi, des exemples de longévité

Une telle vision, si contestable soit-elle, échappe à la critique radicale, car elle semble fondée sur une évidence : avec l’âge, le mental vieillirait nécessairement comme le physique. A la courbe biologique de la vie — croissance, stagnation, déclin — correspondrait une courbe psychologique qui nous voue à vieillir diminués, donc en retrait des activités sociales (3). Dans son travail sur le sujet, Simone de Beauvoir restait largement captive de cette vision pseudo-matérialiste (4). On la voit fascinée par d’éclatants exemples de longévité intellectuelle — de Fontenelle à Tolstoï, de Goethe à Verdi, qui renouvelle son art à 80 ans avec Falstaff... Mais elle ne les considère que comme des « exceptions » mal explicables à ce qu’elle tient pour une loi de la nature.

Or, si on cherche à comprendre (5), on découvre ce que donne à bien saisir l’œuvre du grand psychologue Alexis Léontiev : la personnalité sociobiographique représente tout autre chose que le simple doublet de l’individualité bio-psychique. Si cette individualité est largement régie par des données natives ou infantiles, la personnalité est une construction tardive où les logiques sociales, réfractées par une biographie singulière, jouent le rôle déterminant, lui assurant une autonomie plus ou moins profonde.

L’individualité peut être brièvement définie par un profil caractériel stable, la personnalité par un curriculum vitae ouvert. De sorte qu’un vieillissement des fonctions psychiques élémentaires, s’il n’est pas lourdement invalidant (impotence, dépendance, amnésie...), n’affecte que très indirectement la dynamique personnelle : vieillir a plusieurs sens, bien différents. On peut être en bon état psychomoteur et n’assumer pourtant qu’un emploi du temps sénile, comme, à l’inverse, garder une vie richement humaine malgré bien des handicaps. Beethoven était entièrement sourd lorsqu’il composa son quatorzième quatuor, le meilleur à son jugement. Il faut fort peu comprendre ce qu’est la personnalité sociobiographique pour croire qu’on la fera bien vieillir par quelques superficielles recettes anti-âge.

Cela renvoie au cœur même de ce qu’est une vie. Un exemple parmi tant d’autres. Le sociologue Lucien Lévy-Bruhl (1857-1939) fut célèbre entre les deux guerres pour sa théorie de la « mentalité prélogique », selon laquelle les « peuples primitifs » seraient étrangers à la pensée rationnelle, théorie largement reprise en dépit d’assez nombreuses critiques. Or, dans ses Carnets rédigés en 1938-1939, à la veille de sa mort — il a alors passé 80 ans —, il revient avec une remarquable vigueur autocritique sur cette thèse qui a fait sa célébrité et écrit sans ambages : « J’ai eu tort (6)... » Ce qui le conduit à esquisser tout un programme de recherches nouvelles à entreprendre.

La lecture de ces Carnets disqualifie la prétendue fatalité du racornissement intellectuel et de l’entêtement sénile, qui ne sont certes pas sans exemple, mais ne constituent pas du tout une loi. Comment expliquer cette longévité intellectuelle de Lévy-Bruhl ? Pour autant qu’on puisse le dire en peu de mots : des études de haut niveau (Ecole normale supérieure, agrégation de philosophie), puis, fait essentiel, tout au long de sa vie, des renouvellements majeurs de ses activités, connaissances et intérêts — de la philosophie allemande à la sociologie de la morale, puis à l’ethnologie des « primitifs » —, et, ajouté à cela, une attention largement ouverte jusqu’au bout aux critiques qui ont été faites à ses travaux. Cet homme est mort en pleine vitalité de pensée.

A étudier de façon un peu étendue la biographie de celles et ceux qui étonnent par leur longévité créatrice, que trouve-t-on à tout coup ? Une formation initiale de haut niveau, un renouvellement jamais longuement interrompu des motivations, capacités et activités — point capital —, une progressive conquête d’autonomie par rapport au monde comme à soi-même. Si, alors, le grand âge échappe aux graves affections corporelles, il est promis au dynamisme de l’esprit. Bien vieillir en tant que personne, c’est la logique de toute une vie qui l’autorise.

Ici comme ailleurs, on mesure donc les ravages de la conception biologisante de l’être humain qui fait corps avec l’idéologie libérale — celle de l’Homo œconomicus, animal génétiquement programmé pour être un individualiste calculateur —, alors que tout ce qui fait une personnalité (du langage à l’intelligence critique, des savoir-faire à la conscience morale) trouve sa source non dans le génome, mais dans les rapports sociaux que chacun s’approprie à sa façon au cours de sa vie.

Le sujet paraît donc biaisé d’avance par le vocabulaire dominant. On le désigne en parlant de la « vieillesse », des « personnes âgées », des « aînés », aujourd’hui de plus en plus des « seniors » — euphémisme type, puisqu’en latin seniores c’est tout simplement « les vieux ». Ainsi traite-t-on treize millions de personnes en France comme une simple catégorie démographique à base d’état-civil, naturalisant au départ cet immense problème sociobiographique, incitant à le penser dans les termes idéologiques de l’âgisme, alors que toute la question est d’organiser socialement l’avenir des « retraités », pour les désigner par leur vrai nom sociétal.

Passer du préjugé âgiste à la critique sociétale revient à s’intéresser — par-delà la biomédecine, dont la primordiale importance n’est bien sûr pas en cause — aux instances sociales qui régissent les logiques biographiques, et d’abord à la plus massive : la politique des entreprises capitalistes en matière de ressources humaines. Extraordinaire paradoxe. Alors que, depuis les années 1970, ont été gagnés en France dix ans d’espérance moyenne de vie, l’espérance de vie professionnelle a, au contraire, diminué de douze ans, selon Serge Guérin (7) ! Dans la plupart des entreprises françaises, on est réputé vieux dès la quarantaine : « Le monde de l’entreprise fait des salariés de plus de 45 ans des seniors prématurés, les privant notamment du droit à la formation », note-t-il. On cherche donc à s’en débarrasser, grâce à une panoplie de moyens allant de la préretraite au licenciement : « En France, le taux d’activité des 55-64 ans (38,3 %) est l’un des plus faibles d’Europe. » Pour des centaines de milliers de quinquagénaires, la fin de vie professionnelle tourne au cauchemar, et la retraite s’engage ainsi sous de bien mauvais auspices.

Plus de vingt millions de retraités...

Mesure-t-on la gravité de ce drame social et humain ? Dès lors que l’espérance moyenne de vie en bon état atteint et dépasse les 80 ans, la cinquantaine est plus que jamais l’âge-clé où se prépare le passage de la vie professionnelle à cette « troisième vie » active que doit être la « retraite ». A condition que puissent s’y déployer d’autres activités lestées de nouvelles compétences humainement riches. Or c’est un âge que maltraite insupportablement sous nos yeux la gestion des ressources humaines par le profit privé. Beaucoup ont découvert ces derniers temps, avec la série de suicides à France Télécom, quelle « mise à mort du travail » perpètre son « management par la terreur ». Mais la mise en examen de la dictature qu’exerce la rentabilité à deux chiffres doit élargir encore son champ de vision : l’ensemble des logiques de vie, de l’accès initial à l’emploi jusqu’à la retraite inclusivement, est malmené.

La crise actuelle n’est pas seulement financière, économique, sociale, écologique, mais aussi — on ne le dit pas assez — anthropologique. Le genre humain est menacé dans ses valeurs et son existence civilisée par l’implacable logique qui fait de toute activité mentale comme physique une marchandise rentable ou jetable.

Dans la France de demain, on comptera plus de vingt millions de retraités : en quel état vont-ils être si, en masse, ils ont d’abord attendu des années un premier emploi valable, puis connu une vie de travail plus ou moins lourdement aliénée, avant une sombre cinquantaine débouchant sur une retraite rognée sur tous les plans, tandis que va les pressurer l’exploitation du marché des seniors ? La dégradation accélérée des vies serait-elle moins grave que la fonte des glaces polaires, et ne nous menace-t-elle pas de cataclysmes aussi ravageurs ? Or la longévité créatrice de gens connus ne relève pas de l’exception biologique. Elle montre plutôt ce qui peut devenir la règle, à condition, comme l’écrivaient Karl Marx et Friedrich Engels, de « former les circonstances humainement » pour tous (8).

Cela implique d’émanciper pour de bon toute la succession des âges sociaux : offrir à chacun des formations initiales de haut niveau ; en finir avec le chômage des jeunes ; désaliéner en profondeur le travail ; organiser une sécurité continue de l’emploi et/ou de la formation ; du même coup, passer d’un temps libre petitement compensatoire à une vie hors travail richement formatrice ; favoriser au maximum la préparation des quinquagénaires à leur vie postprofessionnelle — ouvrir ainsi en grand la perspective de plusieurs dizaines d’années actives d’autre façon, soustraites aux logiques exploiteuses dans un système consolidé de retraites par répartition, revalorisées sur la base d’une plus juste redistribution des richesses et indexées sur les salaires. Voilà qui ferait de la France de 2040 le contraire d’un pays vieilli.

Pour changer la vie du grand nombre, de ceux et celles qui créent les richesses dont d’autres profitent, il faut inventer un vrai « bien vieillir », générateur de nouveau bonheur humain en même temps que d’efficacité sociale supérieure. Les progrès de la biomédecine induisent une révolution démographique avec l’allongement de la vie. Lequel, sous peine d’un vaste « mal vieillir », impose d’engager de façon pacifique mais combative une vraie révolution sociobiographique.

Lucien Sève

Philosophe. Auteur de Penser avec Marx aujourd’hui (deux tomes), La Dispute, Paris.

NOTES

(1) Le Monde diplomatique y a consacré beaucoup d’articles, le plus récent : Pierre Concialdi, « Changer le travail pour financer les retraites », septembre 2008. Cf. aussi Jean-Christophe Le Duigou et Jean-Marie Toulisse, L’Avenir des retraites, L’Atelier, Ivry-sur-Seine, 1999 ; Paul Boccara et Catherine Mills (sous la dir. de), Les Retraites. Des luttes immédiates à une réforme alternative, Le Temps des cerises, Pantin, 2003.

(2) Psychologies, Paris, octobre 2009, p. 68-89.

(3) Lire l’article fondateur de Charlotte Bühler, « Le cours de la vie humaine », Journal de psychologie, Paris, 1932, p. 818-829.

(4) Simone de Beauvoir, La Vieillesse, Gallimard, Paris, 1970 ; réimpression en 2007.

(5) Lire les derniers chapitres de « L’Homme » ?, tome II de Penser avec Marx aujourd’hui. Ainsi que le chapitre sur Lev Semenovitch Vygotski et Alexis Léontiev.

(6) Lucien Lévy-Bruhl, Carnets, Presses universitaires de France, Paris, 1949.

(7) Serge Guérin, La Société des seniors, Michalon, Paris, 2009.

(8) Karl Marx et Friedrich Engels, La Sainte Famille, Editions sociales, Paris, 1972, p. 158.

Voir aussi le courrier des lecteurs dans notre édition de février 2010.


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