Grèce et au-delà : Face à la Sainte Alliance néolibérale du grand capital, il faut opposer le front unique de ceux d’en bas (interview de Giorgios MITRALIAS, Cyrisa)

vendredi 27 février 2015.
 

Virginie de Romanet (VDR) : La situation de la Grèce est une aubaine pour les spéculateurs, les banques, les marchés financiers pour faire énormément de bénéfices. Pouvez-vous nous expliquer ?

Giorgos Mitralias (GM) : Déjà avant l’explosion de la dernière crise, la Grèce représentait une terre de prédilection, un vrai Eldorado pour le grand capital grec et international. En effet, depuis environ 25 ans, depuis 1985, quand a été lancé le premier plan d’austérité néolibérale, les profits réalisés en Grèce dépassent largement la moyenne européenne, et cela en raison des « privilèges » exorbitants concédés par l’Etat grec aux capitalistes. D’ailleurs, ce sont ces « largesses » qui se trouvent à la racine de l’explosion actuelle des déficits budgétaires et de la dette publique grecque. En mots simples, les capitalistes et plus généralement les riches ont systématiquement fraudé le fisc ou ont bénéficié d’exonérations et autres allégements fiscaux scandaleux avec le concours de l’Etat grec, toujours à leur service ! L’ironie est que les responsables de la crise actuelle en profitent une deuxième fois, toujours aux dépens des salariés et des pauvres. Jusqu’à récemment, un coup d’œil aux titres des pages couleur « saumon » des quotidiens grecs suffisait pour s’apercevoir que maintenant c’est « le moment des grandes occasions » accouplé de l’injonction « enrichissez-vous ».

En effet, ça n’arrive pas tous les jours que des banques, des entreprises, des particuliers, mais aussi d’autres Etats membres de la zone euro, puissent faire des profits plus que juteux en prêtant à un Etat (la Grèce) à des taux dépassant les 5%. Et cela quand on sait que la Banque centrale européenne (BCE) prête aux mêmes banques au taux dérisoire de 1%. D’ailleurs, Mme Lagarde [1] elle-même a défendu le principe de l’« aide » française à la Grèce en expliquant cyniquement qu’elle se traduirait par un bénéfice net de 150 millions d’euros pour l’Etat français… Ceci étant dit, il ne faut pas oublier que tout ça n’est rien comparé aux bénéfices faramineux et durables offerts sur un plateau au capital grec et international par les (anti)réformes structurelles imposées à la Grèce par la troïka des pilleurs (FMI-UE-BCE) et le gouvernement Papandreou.

VDR : Comme toujours lors des plans d’austérité ou d’ajustement structurel ce sont les mêmes qui paient. Pouvez-vous nous donner le détail des mesures qui ont été prises lors des deux plans d’austérité du 5 mars et du 6 mai ?

GM : Tout d’abord, un rappel : les mesures continuent de pleuvoir pratiquement chaque jour, et la tristement célèbre troïka nous en promet d’autres, encore plus dures, tant qu’elle jugera « insuffisants » les résultats de ces mêmes mesures et donc, les recettes de l’Etat grec. Alors, attention : le peuple grec n’est absolument pas au bout de ses peines, et vu la profonde récession durable dans laquelle cette même troïka est en train de plonger l’économie grecque, il est totalement illusoire de parler de « lumière » au bout de ce très, très long tunnel de désastre social.

En tout cas, ce qui est déjà sûr c’est que toutes les retraites (public et privé) ainsi que les salaires du secteur public sont amputés d’au moins 25% et sont gelés au moins pour les 5 ans à venir. Que l’inflation galope (environ +5% pour l’année en cours), suite, entre autres, à l’augmentation des divers taux de la TVA (de 19% à 23% et de 10% à 12%). Que le chômage explose tant à cause des licenciements massifs dans le secteur public (on estime qu’il y aura environ 365 000 licenciements secs) que de l’assouplissement des contraintes patronales en matière de licenciement dans le secteur privé, frappé d’ailleurs par une profonde récession. Que les contrats collectifs sont abrogés et remplacés par la généralisation des contrats de travail individuels. Qu’il faudra désormais travailler jusqu’à l’âge de 65 ans et cotiser pendant 40 ans (et non plus 37) pour avoir une retraite qui sera d’ailleurs inférieure de 45% à 60% à l’actuelle ! Que le salaire minimum baisse d’environ 100 euros et dépasse désormais de peu les 500 euros. Que l’Etat est en train de vendre (privatiser) aux rabais pratiquement tout ce que lui appartient : les services publics (eau, postes, électricité, télécommunications,…), les ports, les autoroutes, les chemins de fer, les aéroports et même les casinos. Et tout cela accompagné d’une dérèglementation brutale du marché du travail qui nous ramène plusieurs décennies en arrière et qui garantit aux jeunes générations des conditions de travail et de vie tout simplement inhumaines et insupportables. En somme, un véritable cataclysme social qui n’a qu’un très lointain rapport avec ce qu’on a appris à appeler « rigueur » et « austérité »…

VDR : Des institutions importantes comme l’Eglise et l’armée sont en dehors du plan. La Grèce est proportionnellement le pays qui dépense le plus pour son armée. Pouvez-vous nous expliquer ce qu’il en est pour chacune de ces institutions et comment le mouvement social réagit par rapport à cela ?

GM : Une réponse, rapportée par l’AFP le 31 mai, vous est en partie donnée par... le ministre français de la Défense en assurant qu’« aucune des mesures de restriction budgétaire supplémentaires décidées au mois de mars 2010 (…) ne devrait affecter, cette année, le budget d’acquisition du ministère de la défense grec » ! Et pour que les choses soient bien claires, le ministre français a précisé que « les démarches d’acquisition des frégates de type FREMM (frégates multimissions) et des hélicoptères SAR (« search and rescue »), proposés par la France, « restent en conséquence d’actualité »… Evidemment, on n’avait pas besoin du témoignage du ministre français pour se rappeler que l’Etat grec est le meilleur client des marchands de canons (Etats-Unis, France, Allemagne…), ni que l’armée grecque et ses dépenses pharaoniques constituent une véritable « vache sacrée », presque totalement épargnée par l’actuelle austérité draconienne. Mais il faudrait ajouter une chose : pour une fois, tous ceux d’en haut (les classes dirigeantes grecque, française et allemande) sont absolument d’accord pour que « ces grecs trop dépensiers » (Mme Merkel dixit) continuent de dépenser autant pour acheter des frégates françaises ou des sous-marins allemands. A croire que toutes ces marchandises de mort soient des articles de…toute première nécessité. Même chose pour l’Eglise grecque, de très loin le plus grand propriétaire foncier et la plus grosse fortune du pays, qui constitue la deuxième « vache sacrée » de Grèce. Elle est tout simplement intouchable et – traditionnellement - ne paye pas d’impôts dans un pays qui continue de refuser la séparation de l’Eglise et de l’Etat ! Cependant, la situation aurait pu être différente si la gauche grecque assumait ses responsabilités et se décidait de revendiquer avec plus d’insistance la fin des privilèges tant de l’église que de l’armée.

Pour conclure, le fait est qu’à l’exception d’une manifestation à l’entrée du ministère de la Défense grec, organisée à l’initiative du réseau grec de la Marche Mondiale de Femmes, il n’y a eu aucune mobilisation concrète de la gauche grecque (parlementaire et extra-parlementaire) à ce sujet.

VDR : Par ailleurs, il semble que les jeux olympiques de 2004 aient creusé le déficit grec. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ? Est-ce qu’à l’occasion de l’éclatement de la crise on en parle davantage en questionnant cet impact ?

GM : Même aujourd’hui, les jeux olympiques (JO) de 2004 continuent à être célébrés par toutes les forces politiques du pays, à l’exception de la Coalition de la Gauche Radicale (Syriza) et de la Coalition de l’extrême gauche (Antarsya). Pourtant, nous savons depuis longtemps que ces JO n’ont laissé derrière eux que des ruines et ont fait exploser la dette publique en coûtant 3-4 fois plus que ce qu’il était prévu initialement, c’est à dire plus de 25 milliards d’euros ! Mais, encore une fois, ceux qui en avaient profité sont les mêmes qui profitent de l’actuelle crise : la grande bourgeoisie grecque ainsi que ses partenaires dans l’UE et les Etats-Unis. Mais, pour être complet on devrait ajouter que les JO d’Athènes ont donné lieu à une véritable orgie des pots de vin faisant aussi exploser la corruption qui, à cette occasion, a pris des dimensions colossales. Et l’ironie est que les grands corrupteurs d’hier (par exemple de grandes multinationales allemandes comme Siemens, appuyées par l’Etat allemand) osent aujourd’hui se poser en moralisateurs et donneurs de leçons auprès de ces grecs qui se laissent si facilement corrompre…

VDR : Après la mobilisation massive du 5 mai, y-a-t-il d’autres mobilisations importantes qui sont prévues ? Quelles revendications le mouvement social grec met-il en avant ?

GM : Les mobilisations continuent, elles sont pratiquement quotidiennes et restent importantes et combatives. Leur mot d’ordre principal est toujours le retrait pur et simple du plan d’austérité. D’ailleurs, même en plein été, on s’attend à ce que ces mobilisations reprennent de la vigueur au moment où les salariés vont découvrir leur « nouvelle » fiche de paye fortement diminuée. Il n’y a pas de doute que cette douche froide combinée à l’explosion de l’inflation va provoquer des explosions de colère de grande envergure. On ne peut même pas exclure des explosions de violence conditionnées par le désespoir que ressentent désormais de larges couches petites bourgeoises de la population grecque (les « boutiquiers » de tout ordre) qui se paupérisent en masse et à une vitesse record. Dans une société marquée par le fait, unique en Europe, que 51% de la population active travaille à son compte, l’exaspération des masses petites bourgeoises en danger de paupérisation pourrait les conduire à de grandes explosions de violence. Alors, c’est à la gauche politique et sociale d’orienter cette exaspération et cette révolte vers des objectifs de transformation sociale aux cotés des luttes du mouvement ouvrier, et d’empêcher qu’elles soient déviées par la droite et l’extrême droite vers la recherche de boucs émissaires (par exemple les immigrés).

VDR:Comment les syndicats soutiennent-ils la lutte ?

GM : Etant très faible, fragmenté, désuni et discrédité en raison d’un long historique de collusions de ses directions sociale-démocrates avec les gouvernements néolibéraux depuis 25 ans, le mouvement syndical grec n’est pas en mesure de mobiliser en masse. Dans ces conditions, ce sont traditionnellement les partis et organisations de gauche qui prennent le relais et structurent le mouvement ouvrier avec leurs propres « fractions » syndicales. Malheureusement, toutes ces tendances et fractions syndicales suivent l’exemple sectaire de leurs états major politiques, et le résultat est littéralement catastrophique : impossibilité de se mettre d’accord même pour organiser une manifestation commune, ce qui perpétue la tradition typiquement grecque d’avoir à chaque mobilisation 5 ou 6 différentes manifs qui évitent soigneusement de se rencontrer face à l’ennemi de classe commun ! Tant que les divers sectarismes de la gauche grecque continueront à empêcher l’unité d’action du mouvement de ceux d’en bas, le si nécessaire front unique des opprimés restera une chimère et ceux d’en haut garderont inévitablement l’initiative.

VDR : Quel est le paysage de la gauche critique et quelle est la possibilité de son renforcement ?

GM : La gauche à la gauche du PASOK (social-démocrate) au gouvernement, est composée du PC (KKE) ainsi que de Syriza et d’Antarsya qui regroupent pratiquement toute la multitude des organisations de la gauche critique. Toutes ces formations qui gardent une importante capacité de mobilisation militante, n’arrivent pourtant pas à accroître considérablement leur influence bien que les conditions objectives leur sont très favorables (elles monopolisent la résistance contre le plan d’austérité qui est d’ailleurs rejeté par une grande majorité des citoyens grecs). La raison est évidemment leur incapacité à s’unir dans l’action, mais aussi à respecter l’indépendance et l’autonomie des mouvements sociaux, ce qui rend ces formations peu crédibles et attrayantes pour la base sociale d’un PASOK en ébullition. En plus de cette tare congénitale, les directions du KKE et de Syriza partagent le même refus d’aborder la question centrale de la dette publique afin de la contester, ce qui les met en contradiction avec une partie toujours grandissante de leur base qui n’hésite plus à revendiquer haut et fort l’annulation de cette dette !

VDR : Pensez-vous que les mobilisations qui ont lieu en soutien à la Grèce dans d’autres pays ont un impact (autre que symbolique) ?

GM : Oui, elles en ont, et ceci pour une double raison. D’abord, parce qu’elles sont terriblement appréciées par le mouvement grec lui-même, qui a besoin de cette solidarité internationale pour ne pas se sentir seul face à un ennemi de classe international et tellement uni. Ensuite, parce que cette solidarité internationale en actes correspond à une réalité objective, c’est à dire au fait que ce qui se passe actuellement en Grèce est un test grandeur nature des résistances populaires face à la plus brutale des offensives du capital et en même temps, l’avant-goût de ce qui va se passer pratiquement partout en Europe. Cependant, la nouvelle période dans laquelle nous venons d’entrer est très exigeante et ne peut pas se contenter de manifestations de solidarité éparpillées et sans lendemain, comme on les a connues ces dernières décennies. Maintenant, face à la Sainte Alliance néolibérale du grand capital européen et mondial, il faut opposer le front unique de ceux d’en bas, au-delà des frontières nationales, et sur la seule base revendicative et programmatique que permet - ou plutôt impose - la détermination destructrice de l’adversaire de classe : l’anticapitalisme qui ose combiner la défense de nos acquis en péril avec la proposition d’une alternative globale à la barbarie capitaliste ! Ceux d’en haut font leur boulot. Il est temps que ceux d’en bas fassent le leur.

Giorgios Mitralias


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