Avant le 11ème congrès du PC, Le Vietnam à la croisée des chemins

mardi 20 septembre 2016.
 

Compte-rendu d’une visite du au Vietnam du 7 au 19 août 2009 – la 18e en 40 ans.

L’arrivée à Hanoï, fin d’après-midi du 7 août, se fait sous une pluie battante. Je suis invité par Mme Thi Binh, l’ancienne vice-présidente de la république, qui a été également ministre de l’éducation et ministre des affaires étrangères. Je l’avais connue pendant la guerre du Vietnam lorsqu’elle venait en Europe pour expliquer la lutte du Front de Libération nationale du Sud du Vietnam. Par après, nous nous sommes rencontrés à plusieurs reprises et elle était venue également à Louvain-la-Neuve. De l’aéroport je suis conduis à la Guesthouse du gouvernement, là même où en 1980, j’avais rencontré Gabriel Garcia Marquez, venant faire un reportage sur le Vietnam. Le soir, Mr Loi m’invite à diner, pour discuter de l’organisation du programme de travail pendant les 12 jours de mon séjour. Ils avaient pensé à un programme léger, mais au fur et à mesure du déroulement des journées, celui-ci s’est considérablement amplifié. Il a fini par déboucher sur six conférences et douze réunions de travail ou d’information, sans compter de nombreuses rencontres avec des amis des différents instituts et universités, avec lesquels j’avais collaboré dans le temps et deux visites en province. En fait, il s’agit de ma 18e visite au Vietnam, la première fut à Saigon en 1968.

Le lendemain, réunion avec Mme Thi Binh et son staff, au sein de la Fondation pour la Paix et le Développement. Parmi eux, Mr Loi, vice-président de la Fondation, Mr Luu Ngoc Trinh, le directeur général de l’Institut pour l’Economie et la Politique mondiale, Mr Trinh Ngoc Thai, ancien ambassadeur à Paris, Mr Huynh, ancien ambassadeur au Brésil, Mme Van, de la Fondation, le vice-directeur de l’Institut d’histoire, etc. La discussion porte sur les éléments principaux qui feront l’objet des réunions et des conférences. Il s’agit en particulier de la crise mondiale, du travail de la Commission des Nations unies sur le sujet, du rapport entre développement et environnement, de l’expérience actuelle de l’Amérique latine. En effet, la préoccupation fondamentale est la préparation du onzième congrès du Parti communiste du Vietnam, qui se tiendra au début de 2011 et qui est chargé de préparer les orientations pour les cinq années suivantes, dans la perspective de faire du Vietnam en l’année 2020 un pays plus industriellement développé, le haussant au niveau des pays émergeants.

Cela pose évidemment des problèmes énormes. Comment développer le pays ? Comment rester fidèle à la construction du socialisme ? Quelles étapes réaliser ? Comment intégrer et dépasser l’économie de marché ? Comment conserver au travers de tout cela un respect de l’environnement naturel et de la souveraineté ? Comment aborder les problèmes de l’évolution de la culture ?

Tout cela doit se réaliser au sein de la crise, qui commence à affecter sérieusement le Vietnam. Il est donc important de savoir où en sont les perspectives de sortie de la crise ? Des questions macroéconomiques se posent concernant le rôle du marché. D’un point de vue social, c’est le problème du bien-être général de la population qui est en jeu et d’un point de vue culturel, le modèle d’éducation.

La question du socialisme est évidemment au centre du problème, surtout après l’effondrement de l’URSS et la nécessité de redéfinir scientifiquement et pratiquement les étapes à poursuivre. Au Vietnam, dans le passé, la discussion avait souvent porté sur le rapport entre nationalisme et socialisme, ce qui se manifesta de manière nouvelle face à la mondialisation. La Fondation a traduit en vietnamien mon intervention aux Nations unies sur la globalité des crises, l’a mise sur son site web et publié dans sa revue. La discussion sur ces sujets se poursuit au cours d’un déjeuner qui permet aussi de rappeler un grand nombre de souvenirs du passé.

Le soir a lieu au Palais de la Culture une cérémonie à l’occasion de la journée des victimes de « l’agent orange ». Il s’agit de la dioxyde, utilisée pendant la guerre par les Etats-Unis, entre 1961 et 1971, c’est-à-dire pendant 10 ans, comme défoliant des forêts du Vietnam du Sud, afin de lutter contre la guérilla. Ce produit chimique, fabriqué par Monsanto et Dow Chemical a eu des effets désastreux sur la santé de la population. Environ trois millions de vietnamiens ont été affectés par ce produit, affaiblissant la qualité musculaire, détruisant les poumons et d’autres organes encore. Non seulement les Vietnamiens en ont souffert, mais également les soldats américains, qui se sont rassemblés en une association pour exiger des réparations du gouvernement. J’ai ramené de New York à Mme Thi Binh un exemplaire du New York Times du 10 juillet 2009, relatant la lutte de vétérans de l’armée américaine dont les droits n’avaient pas été reconnus. Le plus grave est la transmission de malformation chez les enfants. On en est déjà à la troisième génération. Non seulement des milliers d’enfants souffrent de problèmes musculaires, mais certains d’entre eux naissent avec des membres complètement déplacés dans le corps ou des têtes difformes, sans parler des problèmes mentaux. C’est une véritable catastrophe humanitaire qui continue à se reproduire.

Avant le début du spectacle et la présentation des témoignages, je rencontre le président de la république, Mr Nguyên Minh Triêt, de même que Mme Nguyên Thi Doan, la vice-présidente et le général en retraite qui préside l’association. La séance débute par une série de danses effectuées par des enfants, suivies par des témoignages, pendant que se succèdent sur un écran des photos des victimes. Le premier à prendre la parole est un ancien pilote d’hélicoptère de l’armée du Vietnam du Sud, chargé d’épandre le produit sur les forêts vietnamiennes. Il en a contracté une maladie musculaire qui l’empêche de marcher et les trois enfants qu’il a eus par après sont tous morts des effets du produit. De nombreux villageois de ces régions ont aussi été affectés. Je me rappelle avoir traversé trois ans après la guerre une région forestière, où il ne restait plus que des troncs d’arbres ; c’était un spectacle hallucinant. Une dame d’un de ces villages, enseignante, vient également témoigner. Ses trois enfants sont nés aveugles. Elle a abandonné sa profession pour s’occuper de leur éducation. L’aîné, qui est présent, est devenu musicien. Sa fille termine des études de sciences sociales. Le jeune homme, bien connu au Vietnam, exécute une chanson qu’il accompagne de la guitare et qui fait allusion à la tristesse des jeunes hommes qui ne peuvent se marier, car aucune jeune fille ne désire être la maman d’enfants anormaux.

Il n’y a rien d’agressif dans ces témoignages. Tout est sobre, mais d’autant plus émouvant. La journée des victimes de l’agent orange est aussi le point de départ d’une nouvelle campagne financière. La précédente, au cours des dernières années avait permis de récolter plus de six millions de dollars à l’intérieur du Vietnam. Le président annonce que la nouvelle campagne a pour but de réunir quatre millions de dollars et une série d’institutions, allant de l’armée, à certaines provinces et plusieurs industries nationales annoncent des contributions. On rappelle aussi qu’il y a quelques mois, à Paris, eut lieu une session d’un Tribunal d’opinion sur la question, à laquelle Mme Thi Binh a pris part. Des plaintes ont été déposées auprès de tribunaux de plusieurs pays européens pour crimes contre l’humanité, de même qu’aux Etats-Unis. Le président de la république, Mr Thiet clôture la séance en rappelant qu’il y a 35 ans que les troupes américaines ont quitté le Vietnam, mais que malheureusement les conséquences continuent à se faire sentir. Il appelle à la solidarité de tous les Vietnamiens pour aider les victimes.

Après la séance, je rencontre un groupe de vétérans coréens, ayant pris part à la guerre avec les Américains et qui eux aussi ont soufferts des effets de l’agent orange. Ils se sont organisés en association. Présents aussi un vétéran américain qui depuis plusieurs années travaille comme volontaire pour le déminage au Vietnam, et. quelques représentants d’ONG européennes actives dans le domaine.

Le lendemain, c’est la visite à la commune de Hai Van, dans la province de Nam Binh qui occupera l’ensemble de la journée. La commune située à 125 Kms au Sud-est de Hanoï fait partie de la région du Delta du fleuve rouge et elle se trouve à quelques kms du rivage de la mer de Chine. Mr Luan, le directeur de l’Institut de Sociologie, Mr Thanh, ancien vice-directeur du même institut et qui avait passé un mois à Louvain-la-Neuve avant le début de la collaboration avec l’Institut et Mr. Nguyen Duc Truyen, sociologue ayant passé trois ans au Cetri nous accompagnent. Il y a aussi deux membres de la Fondation, dont Mr. Huynh, qui sert d’interprète. Nous sommes merveilleusement reçus par le comité populaire, qui rappelle que cette année est le trentième anniversaire de ma première visite à Hai Van, avec Geneviève Lemercinier et l’ensemble des jeunes chercheurs de l’Institut de Sociologie, à cette époque à ses débuts. En effet, nous avions passé près de deux semaines sur place avec quelque 30 chercheurs en formation pour étudier l’ensemble de l’histoire et des divers aspects économiques, sociaux et culturels de la commune. Ma dernière visite datait d’un peu moins de deux ans. Il y a quatre ans, j’avais publié à Paris un volume reprenant la première étude datant de la fin des années 70 et une deuxième que m’avait demandé l’Institut de Sociologie au milieu des années 90, afin de mesurer les effets de l’introduction du marché par la politique du Doi Moi (renouveau).

Les membres du comité passent en revue la situation de la commune, qui aujourd’hui dépasse les 9.000 habitants : l’état de la production agricole, le fait que le niveau de vie de la population dans son ensemble ait augmenté, se manifestant notamment par la construction de maisons nouvelles, l’établissement de l’électricité de façon générale, l’utilisation du gaz pour la cuisine et le chauffage. La commune a construit également un bâtiment pour le jardin d’enfant, avec des moyens propres. Aujourd’hui ce sont moins de 30% des foyers qui vivent de l’agriculture. Près de 50% des actifs travaillent à l’extérieur de la commune, notamment au siège du district. Les responsables de la commune font aussi un rapport sur les projets qui ont été financés en grande partie par le CCFD (Comité Catholique de Lutte contre la Faim et pour le Développement de France) : construction de nouvelles classes pour l’école secondaire, établissement de centres de formation pour le travail du bois et la fabrication de vêtements et surtout le nouveau centre de formation à l’informatique, qui fonctionne avec 15 ordinateurs et qui a permis en deux ans de temps de donner une formation de trois mois à près de 400 personnes, les premiers ayant été l’ensemble de l’administration communale.

Le microcrédit confié à l’Association des femmes et dont le capital de départ avait été fourni par un projet du Cetri et une aide de Ottignies-Louvain-la-Neuve a permis en trois ans de temps d’accorder 298 prêts, généralement pour le petit élevage. Le taux de remboursement est pratiquement de 100% et le taux d’intérêt de 0,6% par mois, soit celui des banques d’Etat. Beaucoup de jeunes ont dû quitter le village, par manque de possibilité de travail sur place. On les retrouve un peu partout au Vietnam, mais également en Malaisie, en Chine, à Taiwan, en Corée ou au Japon. Le problème de l’emploi reste le plus important pour l’avenir d’où la nécessité de pouvoir mieux former les jeunes. La pauvreté est devenue aussi un problème dans la commune, atteignant environ 6% des foyers, qui n’ont pas pu s’insérer dans les formes nouvelles de l’économie. Des programmes d’aide sont mis en route par la commune.

Nous avons déjeuné ensemble dans un restaurant du district de Hai Hau, un déjeuner de fruits de mer et de poissons, comme cela s’impose dans cette région. L’après-midi nouvelle réunion, visite du centre d’informatique et des ateliers, discussion sur les plans d’avenir. Malheureusement, à cause du programme chargé, je n’ai pu rester loger sur place et il faut rentrer le soir à Hanoï. A l’aller, j’avais pu observer les énormes changements tout le long de la route menant d’abord à Nam Dinh et ensuite à Hai Van : nouvelle route, notamment une autoroute jusqu’à Phu Li, construction d’innombrables industries, un grand nombre de maisons nouvelles, bref l’expression d’un dynamisme incroyable, mais souvent désordonné, probablement en fonction d’intérêts immédiats. A l’arrivée à Hanoï, nous sommes pris dans un embouteillage qui nous immobilise pendant une heure à l’entrée de la ville. Voilà que le Vietnam entre dans la civilisation !

A partir du lendemain, commence une série de réunions et de conférences qu’il serait fastidieux de relater en détail. La première d’entre elles fut aux différentes organisations membres de la Fondation, notamment l’Union pour la Science et la Technologie, un groupe d’étude de la politique internationale, etc. Une centaine de personnes dans les différents domaines du développement économique et des relations internationales. Parmi elles, l’ancienne ministre de la santé, l’ancien ambassadeur en Russie, les membres de plusieurs ministères. Les conférences qui ont suivi se déroulèrent au sein de plusieurs institutions. Il y eut d’abord l’Académie nationale politique et administrative, destinée à la formation des cadres du parti et du gouvernement. L’auditoire était formé des professeurs. Ensuite, il y eut l’Institut de Sociologie, avec lequel j’ai collaboré depuis de nombreuses années. Suivit ensuite la Commission d’information du Comité central du Parti, l’Institut des Etudes de l’Agriculture et de l’Environnement et l’Institut des Sciences Humaines.

Les réunions, outre avec les membres de la Fondation, sont organisées avec l’Association Vietnam-Belgique, le Ministère de l’Environnement, le Ministère de l’Agriculture, trois réunions de discussion et d’information avec la Commission du Comité Central, en préparation du onzième congrès, et une conférence sous forme d’interview avec la presse et également avec l’ambassadeur de Belgique.

Les sujets ont porté sur la crise à l’échelle mondiale et tout particulièrement sur les aspects environnementaux et sociaux. Ont été abordés également la question des agrocarburants, la situation en Amérique latine, les éléments d’un socialisme du 21e siècle, les problèmes culturels et religieux.

Quelques aspects de la situation socio-économique du Vietnam

La société vietnamienne manifeste un dynamisme impressionnant, bien dans la tradition d’un peuple travailleur, qui a dû traditionnellement s’affronter à des conditions de vie difficiles, attaché depuis des siècles à sa souveraineté, d’une richesse culturelle profonde, imprégnée de confucianisme et de bouddhisme. Le premier élément est encore très présent dans les mentalités sociales où la hiérarchie reste importante. Le deuxième l’est surtout dans la mentalité populaire, lié souvent à des formes cultuelles pré bouddhistes, mais s’exprimant aussi de manière indirecte dans les symboles contemporains : ainsi le musée de Ho Chi Minh est construit sous la forme d’une fleur de lotus.

La croissance économique du Vietnam, mesurée à l’étalon classique du PIB a été spectaculaire au cours des dernières années. A partir de l’an 2000, il s’est établi un taux de 7 à 8% par an. En 2008, l’agriculture formait 21,9% de ce dernier, l’industrie 41,7% et les services 38,4%. En 2008, les revenus de l’agriculture ont augmenté de 2,6% et l’industrie de 14,6% (4% pour les industries d’Etat, 18,8% pour les industries privées vietnamiennes et 18,6% pour les investissements étrangers). Les investissements directs étrangers ont représenté au cours de cette même année 64 milliards de dollars, la majorité pour l’industrie et la construction, dont 27,4 milliards pour la production du pétrole et du gaz. Les principaux pays investisseurs sont la Malaisie, Taiwan et le Japon.

La structure économique présente cependant un certain nombre de faiblesses. C’est ainsi que le fossé entre les exportations et les importations n’a fait qu’augmenter. En 2008, les importations représentaient 65 milliards de dollars, contre 84 milliards d’importations. L’exportation porte essentiellement sur le riz, le café, le caoutchouc, les produits aquatiques et également sur l’électronique, les textiles et les souliers. Il s’agit pour la plus grande partie de produits bruts ou semi-industrialisés, d’objets d’assemblage à faible valeur ajoutée et qui dans un marché de plus en plus compétitif, a difficile à s’imposer. En plus, ils sont très vulnérables aux changements de prix. En fait, le Vietnam n’a pas basé son économie extérieure sur la haute technologie ou sur l’utilisation de la matière grise.

L’augmentation des importations entre 2007 et 2008 a été de 34%, dû en grande partie aux besoins des industries, fruit des investissements étrangers et notamment à l’importation de machines, de métal et de pétrole. Il faut ajouter que l’ouverture économique imposée par l’entrée dans l’OMC il y a deux ans a commencé à avoir des effets, augmentant la présence des marchés extérieurs et diminuant la possibilité de protections internes. Quant à l’importation de produits de consommation pour la nouvelle classe sociale qui s’est enrichie, elle a été considérable. Le gouvernement a pris des mesures pour la limiter notamment dans le domaine de l’or, les voitures automobiles, les téléphones, les vins, etc.

La croissance a été basée surtout sur des investissements en capital et une exploitation des ressources naturelles, mais pas tellement sur l’emploi. Dans une population en expansion (plus 1,1 million d’habitants pour un total de 86 millions en 2008) cela pose un problème important pour l’avenir. Par ailleurs, l’inflation des prix de consommation a augmenté de 12,6% en 2007 à 23% en 2008, surtout pour les produits alimentaires.

La crise économique mondiale commence à avoir des effets dans le pays. Ainsi, en 2008, le taux de croissance a été de 6,3%. Selon la Banque mondiale il devrait rester relativement stable en 2009, mais selon le FMI il descendrait à 5%, alors qu’il était de 8% en 2007. L’impact de la crise se fait ressentir sur des difficultés à l’exportation dans certains secteurs, la demande ayant décrut et par la diminution de l’envoi d’argent par les émigrés. Les investissements extérieurs tendent aussi à diminuer en nombre. Ainsi, alors qu’en 2007, il y avait eu quelque 1500 projets nouveaux, ce ne furent que 600 en 2008. La construction a connu une baisse sérieuse affectant la croissance générale et souffrant des difficultés de crédit du système bancaire. Le tourisme donne des signes de faiblesses, alors qu’en 2008 il avait rapporté 5 milliards de dollars. La dévaluation relative de la monnaie de pays économique en compétition (Malaisie, Thaïlande, Inde, Brésil, Colombie) a également été un handicap.

Cependant, dans l’ensemble, on peut dire que l’impact de la crise jusqu’à présent fut moindre que dans d’autres pays, du fait même d’une moindre ouverture au marché international et donc d’une moindre intégration dans le phénomène de la mondialisation. Cependant, cela ne va pas durer, car la situation structurelle macroéconomique n’est guère favorable à long terme. Déjà certains secteurs d’activités ont été fortement touchés, certaines entreprises doivent diminuer leur production et d’autres disparaissent. J’ai pu m’en rendre compte, en croisant sur la route allant de Nam Dinh à Hai Van un chantier naval abandonné sur une des branches du Delta du Fleuve Rouge, où 18 navires de moyens tonnages rouillaient faute d’acquéreurs. Les règles de compétitivité imposées par l’OMC auront tous leurs effets après une période de 5 ans, c’est-à-dire dès 2011.

Si la situation économique, malgré ses faiblesses structurelles, fait montre d’un grand dynamisme, elle provoque aussi l’explosion des distances sociales. Dans les régions rurales, comme dans la commune de Hai Van, ces dernières restent relatives. Mais dans les villes, une nouvelle richesse s’étale dans la construction et l’utilisation des biens de consommation de luxe. L’ouverture au capital s’est faite de manière brutale. Certains n’hésitent pas à parler d’un capitalisme débridé ou sauvage. Des fortunes énormes se construisent en peu de temps, grâce à la spéculation, notamment sur les biens immobiliers. Le système de taxation a du mal à se mettre en place. A cela il faut ajouter une corruption importante, liée à la fois à l’ouverture au marché et à la rigidité des structures bureaucratiques, tout comme aux salaires très faibles des fonctionnaires de l’appareil étatique. Un intellectuel vietnamien me disait : nous combinons deux éléments négatifs, la bureaucratie du système socialiste et l’appât incontrôlé du gain du système capitaliste. L’économie est pratiquement dollarisée : on peut tout acheter en dollars sur place, malgré un contrôle monétaire officiel. Les inégalités qui se renforcent ne produisent pas encore de mouvements sociaux, parce que dans l’état actuel des choses à peu près tout le monde trouve avantage dans la situation. Le commerce à tous les niveaux a fait explosion. Les revenus des paysans ont relativement augmenté. Les capacités de consommation, surtout d’une classe moyenne urbaine se sont améliorées. Il faut cependant faire observer que dans un certain nombre de cas, la condition de la classe ouvrière est mauvaise, notamment à cause des conditions de travail, des heures à prester et des bas salaires dans de nombreuses industries qui font payer leur compétitivité par l’exploitation du travail. C’est notamment le cas de nombreuses industries mises en route par des capitaux asiatiques.

L’impact environnemental

Il est frappant de constater que la plupart des études économiques publiées au Vietnam soient basées essentiellement sur le PIB et les conditions de sa croissance. De la même manière que partout ailleurs, c’est le silence sur les externalités, principalement environnementales. Or, la situation se détériore très rapidement. L’utilisation massive de produits chimiques pour les fertilisants et les herbicides a des conséquences importantes sur la pollution des eaux. Il en est de même des rejets de l’industrie et du développement de certaines monocultures. Les rivières du Delta du Fleuve Rouge sont considérablement polluées, au point de faire diminuer la production de poissons. Dans le Sud, en particulier au Mékong, des dégâts produits par l’industrie ont provoqué des révoltes de paysans. Il s’agit notamment de l’entreprise vietnamo-japonaise de produits alimentaires Vebtan, ayant provoqué un désastre écologique.

La déforestation, fruit de l’épandage de l’agent orange et ensuite de l’extension de certaines cultures comme le café, ont produit des érosions nombreuses et des glissements de terrain. Les changements climatiques commencent également à affecter le Vietnam, notamment par l’élévation du niveau des mers, avec le danger de perte de terres tout le long de la côte et surtout de la salinisation des eaux de rizières, ce qui diminuerait considérablement les superficies utiles. Il faut ajouter que si le plan de transformer le Vietnam en un pays d’industrialisation moyenne pour 2020 se réalise, les terres destinées à la production du riz se résumeront à 3 millions d’hectares, soit le minimum nécessaire pour asurer la sécurité alimentaire du pays. Cela signifierait donc l’arrêt des exportations. L’ignorance des externalités écologiques est inquiétante pour l’avenir.

Les autorités s’en soucient, notamment le Ministère de l’Environnement récemment créé en 2002. En effet, le danger réel d’une « taïwanisation » du Vietnam se profile à l’horizon, c’est-à-dire l’établissement d’un état permanent de pollution sur de larges superficies du pays. Mr Pham Quang Ha, le vice-directeur de l’Institut de Recherche du Ministère, ancien de l’UCL et du Cetri, est très ferme à cet égard. De nombreuses mesures sont en préparation pour sauvegarder la souveraineté alimentaire, pour lutter contre l’érosion des sols, pour limiter les agrocarburants, en privilégiant la culture du jatropha, sur des terres pauvres, pour promouvoir l’agriculture organique. Mais l’Etat aura-t-il la volonté, le pouvoir et les moyens d’imposer ces décisions ? Cela reste à prouver.

La lutte contre la pauvreté au Vietnam est, selon la Banque mondiale, une « success story », ce qui est exact. En une dizaine d’années, la population vivant avec moins de 2 dollars par jour a été diminué de moitié. Toujours selon la Banque mondiale, c’est grâce à l’ouverture au marché. En fait, ce qui est ignoré dans les rapports à la banque, c’est l’histoire précédente. Si l’ouverture au marché était la cause principale de la sortie de la pauvreté, pourquoi l’Amérique latine ou l’Afrique (des économies de marché), ne connaissent-elles pas le même sort ? La raison pour laquelle de tels résultats ont été obtenus au Vietnam est que le type de pauvreté au pays n’était pas le même que celui des autres continents. En effet, il s’agissait d’une pauvreté partagée, on pourrait dire dans la dignité, car les services de base étaient assurés à l’ensemble de la population : éducation, santé et autres services publics. Sans doute, s’agissait-il d’une économie d’austérité, mais où les besoins essentiels étaient assurés. Il y avait certes des poches de pauvreté intenses, notamment parmi les populations indigènes des hauts plateaux. Or, le Vietnam a connu trente ans de guerre, avec des destructions énormes et malgré cela, il avait pu établir un système social de base. Il serait trop long d’en expliquer les mécanismes, en partie basés sur l’histoire des solidarités locales et, par ailleurs, fruit d’un système social socialiste. Introduire quelques éléments du marché dans une telle situation a débouché très rapidement sur un accroissement des revenus de la population. Mas une base avait été crée auparavant.

Le développement économique actuel supposant de nombreux investissements extérieurs n’est pas sans poser des problèmes sérieux du point de vue social. Je rencontre le vice-président de la Province de Vinh Phuc. Il explique que dans cette province le nombre d’usines étrangères s’est multiplié au cours des dernières années. L’entreprise Toyota, s’est vue confrontée à une menace de grève très sérieuse. Le directeur de l’usine est venu le trouver en lui disant que la firme appliquait strictement les lois du Vietnam et donnait aux ouvriers le salaire minimum. Le fonctionnaire vietnamien lui répondit que les ouvriers pouvaient à peine vivre avec un tel salaire et que face aux profits de l’entreprise, réalisés sur le travail des ouvriers, ces derniers réclamaient une augmentation, bien légitime. Trois jours après le directeur de l’entreprise augmentait de 20% les salaires. Cependant, le cas n’est pas unique et les grèves spontanées se multiplient dans les entreprises. La réaction des patrons, généralement asiatiques (coréens, japonais, taïwanais, singapouriens) est généralement très dure et se termine souvent par l’expulsion des travailleurs qui ont organisé la grève. Il n’y a pas encore de lois suffisantes au Vietnam pour protéger les travailleurs et permettre à ces derniers d’exercer réellement un droit de grève. Je dis au vice-président qu’une telle législation pourrait inclure une protection des délégués syndicaux pour éviter leur licenciement arbitraire. Comme il est aussi membre du Comité central, il fera la proposition. Ce cas, parmi beaucoup d’autres, montre à quel point l’introduction de l’économie capitaliste de marché, produit un nouveau rapport de force à l’intérieur de la société vietnamienne et par conséquent un renouveau des luttes sociales, mais sans que le pays ne soit encore en mesure de créer les conditions de leurs expressions. Certains affirment même que le modèle de développement adopté et qui est promu aussi par les syndicats existants, exige la docilité de la classe ouvrière, afin de ne pas perdre les avantages comparatifs. Quelque soit la réalité, il ne sera pas possible de maintenir une telle situation, en nette contradiction avec un discours de justice et avec l’enrichissement d’une minorité.

La discussion sur le type de développement du Vietnam est intense. Officiellement, la voie choisie par le Vietnam est celle de l’introduction du marché sous l’orientation d’un pouvoir politique socialiste. Certains disent : quels choix avions-nous pour nous développer dans un monde dominé par le système capitaliste ? D’autres ajoutent : avant de continuer à progresser dans la voie socialiste, il fallait un développement matériel important pour pouvoir répondre aux aspirations d’une population ayant vécu pendant des années dans une situation de guerre et d’austérité. D’autres vont même plus loin et disent : créer le socialisme dans la situation actuelle est une illusion. Il fallait donc ouvrir la voie au marché pour assurer le développement.

Personnellement, j’essaie d’observer les faits. L’ouverture au marché signifie l’introduction de la logique du capital, avec ses deux caractéristiques : la poursuite d’un taux de profit rapide et élevé et l’ignorance des externalités. Cela se vérifie non seulement dans les investissements étrangers, mais également dans l’enrichissement d’un certain nombre de Vietnamiens. Je rencontre l’un d’entre eux, que j’avais connu comme étudiant en Belgique. Il représente un certain nombre d’entreprises du Nord de l’Europe au Vietnam et a réussi à accumuler un capital en spéculant notamment sur l’immobilier. Il possède aujourd’hui un appartement valant plus de 100 000 euros, possède deux voitures dont une BMW. Or, il est loin de faire partie du groupe des plus riches du Vietnam, qui ont des investissements considérables dans le bâtiment, les banques, les commerces. Il y a aujourd’hui 136 courts de golfe au Vietnam, empiétant souvent sur les terres arables, ce qui produit les protestations des paysans. C’st évidemment destiné à la nouvelle classe riche vietnamienne. Celle-ci s’enrichit aussi en partie par la corruption, qui affecte également certains milieux officiels.

Par ailleurs, on constate d’autres phénomènes. L’éducation supérieure a été ouverte aux intérêts privés. De nombreuses universités américaines ont établi des succursales. Ainsi à Hanoï, MIT (Massachussetts Institut of Technology) a ouvert une université technologique qui compte plusieurs milliers d’ étudiants. Cette université est payante et elle forme les étudiants en anglais. Un jeune de 20 ans que je rencontre et qui est le fils d’un sociologue de l’Institut des Sciences Humaines est actuellement étudiant aux Etats-Unis. Lorsqu’il avait 16 ans, il avait traduit un petit ouvrage de vulgarisation que j’avais écrit sur la mondialisation. Il fut publié à Hanoï dans les éditions des Sciences sociales. De retour de vacances, il reprit contact avec certains de ses camarades de l’école secondaire et actuellement aux études dans les universités américaines au Vietnam. Quelle n’a pas été sa surprise en constatant qu’entre eux ils parlaient anglais et non pas vietnamien. C’est au point qu’il pense rédiger un des papers pour son universités sur le phénomène des jeunes vietnamiens abandonnant leur langue d’origine. L’éducation secondaire souffre aussi de grandes difficultés : manque de moyens financiers, désertion des professeurs pour des activités plus rentables, nouvelles mentalités des jeunes. Selon les spécialistes, elle a régressé en qualité.

Les banques étrangères ont ouvert de nombreuses succursales à Hanoï drainant une bonne partie de l’épargne et du crédit. Le boom de la construction est extraordinaire, mais souvent sauvage. Il existe des normes urbanistiques, respectées dans les grandes lignes de l’occupation du territoire, mais dans les détails elles sont facilement contournées, bien des investisseurs préférant payer une amende, plutôt que de se conformer aux décrets de l’ urbanisme. Il en résulte de nouveaux quartiers souvent surpeuplés et des difficultés de plus en plus grandes de circulation.

Il y a donc une distance entre la théorie et la pratique. Théoriquement, c’est l’Etat socialiste orienté par le Parti Communiste vietnamien qui donne les grandes lignes d’orientation de l’économie. En fait, on constate que la logique capitaliste s’installe dans tous les domaines de l’existence collective, y compris l’éducation et la santé et que les régulations restent souvent lettre morte ou contournées. Prétendre que cette étape est nécessaire dans le contexte actuel pour pouvoir continuer à construire le socialisme à long terme, apparaît alors plutôt comme une illusion, sinon comme une idéologie, ne correspondant guère avec la réalité. Pendant mon séjour, ces problèmes sont abordés dans de nombreuses discussions, aussi bien au sein de la Fondation pour la Paix et le Développement, qu’à l’Académie de Politique et d’Administration, en passant par l’Institut de Sociologie et la Commission d’Information et d’Education du Comité central du Parti. L’ouverture des débats est impresionnante.

La commission fonctionnant au sein du Comité central, possède un rôle clé pour la préparation du 11e congrès. Ils m’ont invité à leur faire un exposé sur les différents aspects de la crise actuelle, en commençant par la crise financière et sur les manières prévues par les diverses écoles de pensée pour en sortir à long terme. L’exposé suivit la logique de mon intervention aux Nations unies : la crise n’est pas seulement financière, mais également économique et donc à relativement long terme ; sa caractéristique fondamentale est de se combiner avec des crises alimentaire, énergétique et climatique. Les solutions doivent donc envisager l’ensemble de la réalité, sous peine de ne pas aboutir à des résultats sérieux. A quoi bon remettre en route la machine financière et monétaire, si c’est pour recommencer comme avant, avec une conception de la croissance et du développement, ignorant les externalités, c’est-à-dire destructrice de l’environnement et de la société ?

C’est là-dessus que se greffent les différentes solutions : la solution libérale qui considère les crises comme un mécanisme d’adaptation du système permettant d’éliminer les éléments les plus faibles, pour rebondir ensuite ; l’approche de la crise comme un manque de régulation et la mise en route de règles de fonctionnement, ce qui se traduit, de manière légère et provisoire dans les décisions du G20 et de manière plus radicale dans les propositions de la Commission Stiglitz et finalement la recherche d’alternatives.

C’est dans cette dernière perspective que se situe un projet de société s’appelant socialiste. Il s’agit notamment pour répondre aux défis contemporains et futurs, d’établir quatre grandes lignes de principe. La première est l’utilisation durable et responsable des ressources naturelles, ce qui signifie une autre philosophie des rapports avec la nature, passant de l’exploitation au respect. La deuxième consiste à privilégier la valeur d’usage sur la valeur d’échange, cette dernière étant la spécificité du capitalisme, où tout doit devenir marchandise pour pouvoir contribuer à l’accumulation. Cela signifie une autre définition de l’économie. Le troisième élément est une démocratisation généralisée de tous les rapports sociaux, non seulement politiques, mais également économiques, de même que de l’ensemble des institutions et entre les hommes et les femmes. Le dernier enfin consiste à promouvoir la multiculturalité, c’est-à-dire la possibilité pour toutes les cultures et tous les savoirs de contribuer à la construction collective, mettant fin à l’équivalence entre développement et occidentalisation.

Si l’on réfléchit à ces quatre éléments correspondant aux fondamentaux de la vie collective de l’humanité sur la planète, on constate que le projet socialiste doit se redéfinir. Dans le passé, ce dernier n’a guère été attentif au problème climatique, car il ne se posait pas de manière aussi criante. Par ailleurs, en développant le rôle de l’Etat, il a souvent aussi effacé un véritable fonctionnement démocratique par l’établissement d’une bureaucratie monopolisant le pouvoir et empèchant les acteues sociaux de jouer leur rôle. Quant à lapluralité culturelle, elle était généralement limitée à ses expeessions artistiques et littéraires, plutôt qu’à ses lectures du réel.

Enfin, pour aborder le Vietnam,, la poursuite d’un projet socialiste demande d’introduire dans la réflexion et dans les plans, d’une part les externalités de l’environnement comme facteur fondamental mis en péril par le type de croissance et d’autre part, les inégalités sociales qui se recréent avec l’introduction du marché capitaliste. Cela suppose de disposer d’ instruments de calcul adéquats. On ne peut plus estimer la croissance uniquement par le biais du PIB. Cet instrument de mesure, datant d’après la première guerre mondiale n’est pas innocent. Il a été créé dans le cadre d’une logique de développement capitaliste. Il faudrait donc trouver les moyens d’introduire des éléments qualitatifs dans ce calcul, tout autant que les coûts réels des externalités. Cela donnerait un autre instrument de mesure et influerait sur les politiques générales de développement.

Face à la reconstruction des inégalités sociales, il est très important de créer un environnement permettant aux mouvements sociaux de se redéfinir : les syndicats, les organisations paysannes, les associations de femmes, les minorités ethniques, etc. En effet, ceux qui vivent au quotidien les effets de l’introduction de l’économie de marché et ses contradictions sont les mieux à même de penser des solutions et de les proposer. Pour cela, ils ont besoin d’un espace d’organisation qui devrait s’ouvrir de façon plus intense dans la société vietnamienne du futur. On ne peut penser que seulement les autorités politiques apportent des solutions. Il faut aussi une participation de la base, signifiant une ouverture démocratique. C’est cela donner une place à la société civile dans le contexte vietnamien et pas seulment ouvrir le champs aux ONG. C’est donc tout autre chose que de recréer les pouvoir des monopoles économiques sur la culture, les mass médias, l’éducation. Ce sont là des exemples de ce que signifient des alternatives concrètes aujourd’hui.

L’exposé fait à la Commission du Comité central occupa le temps d’une première séance. Afin de pouvoir entamer une discussion, le vice-président de la Commission proposa une nouvelle réunion trois jours après. Cette fois les questions portèrent sur l’expérience latino-américaine et les étapes concrètes de la construction du socialisme. L’un des membres de la Commission intervint en disant : il y a aujourd’hui trois grandes voies pour cette construction : celle des pays où un parti communiste est au pouvoir ; la voie sociale-démocrate telle qu’elle existe dans un certain nombre de pays européen et la voie latino-américaine d’un socialisme du 21e siècle.

De nombreuses questions furent posées sur ce dernier aspect. En y répondant, j’ai essayé de décrire les différents processus en cours, du Venezuela, de la Bolivie, de l’Equateur et du Nicaragua, avec leurs avantages et leurs limites. L’expérience nouvelle en Amérique latine n’est pas celle d’une révolution socialiste. Ce sont des avancées dans un certain nombre de domaines qui peuvent éventuellement mener vers ce but. Face à cela, une critique radicale prétend qu’elles n’ont pas encore mis fin au capitalisme. C’est une évidence, mais la conclusion qu’on en tire manque d’une dimension dialectique face au contexte concret et risque de faire de leurs promoteurs des alliés objectifs de l’opposition aux changements sociaux et politiques. La grande différence avec les socialismes du XX° sciècle est de se construire au départ non d’une révolution mais d’un processus électoral, ce qui a des avantages et des inconvénients. Parmi les inconvénients, on note la difficulté d’organiser un Etat au service du projet de transformation, quand une grande partie de l’administration est encore entre les mains de l’opposition. Un avantage est que le processus est plus ancré dans l’ensemble de la population. Il rencontre cependant une opposition très dure, bien entendu de l’oligarchie locale, mais aussi d’une partie importante de la classe moyenne urbaine, qui le plus souvent s’identifie plus aux intérêts des classes supérieures plutôt qu’ ceux des classes inférieures. Il se heurte enfin à l’opposition du capitalisme international et en particulier des Etats-Unis. Ce sont donc des expériences vulnérables, qui ne sont pas irréversibles, mais qui présentent des avancées réelles, sur le plan de la récupération de la souveraineté sur les ressources naturelles, d’une nouvelle orientation de la production locale, agricole, industrielle et artisanale, d’efforts considérables sur le plan de la culture : alphabétisation, éducation, communication sociale, mais aussi de la santé et de l’économie sociale, et finalement d’une nouvelle orientation de l’intégration latino-américaine (ALBA), non sur base de la compétitivité, mais bien de la complémentarité et de la solidarité.

La discussion s’est poursuivie aussi sur le socialisme. Y a-t-il des voies concrètes pour continuer à le construire comme un projet d’une société où tous les êtres humains ont un accès à l’ensemble des biens et des services ? Y a-t-il aujourd’hui un modèle ? Evidemment non. Il y a des expériences, mais aussi une théorie. Les expériences dépendent essentiellement du contexte local et il est donc impossible de donner des normes précises qui seraient universelles. La théorie qui ne peut évidemment se transformer en un dogme applicable partout et dans toute circonstance, est cependant une construction sociale indispensable pour que les initiatives prises ne soient pas purement pragmatiques, et puissent tenir compte des évolutions du monde contemporain, tout en poursuivant un objectif cohérent. Ainsi, par exemple, même si Marx avait déjà dit qu’une des caractéristiques du capitalisme était de détruire les deux sources de sa propre richesse : la nature et le travail, le problème de l’environnement et du climat doit aujourd’hui devenir un des aspects fondamentaux de la réflexion sur le futur. La discussion au sein de la commission se poursuivit également sur des aspects plus précis : le rôle des trotskistes en Amérique latine, ceux qui appuient les expériences et ceux qui les critiquent de l’extérieur, la situation du Honduras, le rapport de la Commission Stiglitz, etc.

Une troisième session de travail fut alors demandée par le vice-président de la Commission, afin de préparer un document pour le site web du Comité central du Parti reprenant l’ensemble de ces considérations. Cela se réalisa le matin même du jour du départ, par une interview filmée de plus de deux heures et demie. Au cours de ces quelques jours, il y eut également un certain nombre d’interviews : la télévision nationale pour un programme d’environ une heure sur les thèmes abordés au cours des différentes conférences, la revue de la Fondation pour la Paix et le Développement ; le journal on line du Parti, etc.

Le séjour fut également agrémenté par de nombreuses visites à des amis : le directeur de l’Institut de Sociologie et sa famille, des anciens étudiants ayant résidé au Cetri à Louvain-la-Neuve, plusieurs professeurs des universités, celle de Hanoï, l’Université du travail et celle des Sciences agronomiques. Parmi eux aussi, le premier directeur de l’Institut de Sociologie, Mr Vu Khieu, personnalité assez extraordinaire du monde intellectuel vietnamien, aujourd’hui âgé de 96 ans, mais toujours actif et coordonnant des ouvrages d’histoire, de philosophie et d’analyse sociale du Vietnam. Il me reçut dans sa maison, avec une partie de sa famille. A la fin du repas, il me montra dans son bureau, deux statues en bois, l’une de Confucius et l’autre de Jésus-Christ. Il rappela les paroles de Ho Chi Minh, qui affirmait qu’il avait quatre grands maîtres de sa vie et de son action politique, Confucius pour l’éthique et la vertu et Jésus-Christ pour l’amour universel. Marx l’avait orienté par sa pensée dialectique et Sun Yat-sen le leader nationaliste chinois du début du 20e siècle, pour la souveraineté nationale. Vu Khieu avait été formé en partie en France, et depuis sa jeunesse il fut membre du Parti communiste, il lutta toute sa vie en faveur d’un humanisme social et culturel, qui lui valut parfois de sérieuses incompréhensions. Il avait passé un mois à Louvain-la-Neuve, avec trois autres dirigeants du nouvel institut de sociologie, pour préparer la coopération de l’UCL et du Cetri. C’était en 1977. Ce fut le début d’une longue collaboration pour la formation des chercheurs et l’élaboration des méthodes pour une sociologie vietnamienne.

Durant le séjour, plusieurs allusions furent faites à la dégradation des rapports avec la Chine, qui vient de remettre à l’ONU une carte géographique indiquant ses frontières maritimes dans la mer de Chine. Les îles Paracelles, revendiquées par le Vietnam et en partie par les Philippines, sont considérées comme territoire chinois, avec son espace maritime. Il en est de même du côté du Pacifique. On en fait grand cas dans la presse vietnamienne. Par ailleurs, certains projets économiques chinois font l’objet de critiques. C’est le cas notamment d’une mine de bauxite, dans le Sud, ayant entraîné de graves dommages pour l’environnement et qui valut une lettre de protestation du Général Giap, le vainqueur de Dien Bien Phu. Par ailleurs, plusieurs autres contrats sont en cours, notamment la construction d’un métro pour Hanoï. On reproche aux Chinois d’amener à peu près l’entièreté de la main-d’œuvre, ne laissant que bien peu de place à des Vietnamiens. Tout cela provoque une certaine tension.

Monsieur Trinh Ngoc Thai collaborateur de Me Thi Binh et ancien ambassadeur à Paris m’a accompagné durant ma visite dans la province de Vinh Phuc. Les longues conversations portèrent à la fois sur la situation actuelle, mais également sur le passé et l’histoire. Il avait notamment participé à la conférence de Genève, en tant que jeune diplomate et rencontré les acteurs de cette époque, dont Henry Kissinger, négociateur pour le Américains. Nous évoquâmes également d’autres souvenirs, notamment la mémoire du sénateur Henry Rolin, premier président de l’Association Belgique-Vietnam et auquel j’avais succédé et le travail Jean Verstappen, l’infatigable secrétaire de cette même association. Nous nous sommes aussi remémoré l’action de Mr. Nguyen Ngo Tach, l’ancien ministre des affaires étrangères. J’avais eu l’occasion de l’accompagner lors d’une visite au Cambodge, quatre mois après la chute de Pol Pot et de constater l’horreur, que ce régime avait imposée à son peuple. Il m’avait aussi demandé d’intervenir auprès du ministre des Affaires étrangères belge, à l’époque (Nothomb) pour essayer de rétablir la coopération avec la Belgique. Cela n’avait pas abouti, parce que l’on reprochait au Vietnam son intervention au Cambodge pour renverser le régime de Pol Pot. Bref, les retours sur l’histoire avaient agrémenté nos conversations, pendant que nous parcourions la province et durant un week-end passé dans une région montagneuse, où se construisent des centres de repos collectifs et individuels et où l’on déguste les spécialités du coin, notamment la viande de hérisson !

Durant la réunion que j’eus avec l’Ambassadeur de Belgique, celui-ci manifesta sa satisfaction de la coopération avec le Vietnam. Or, il ne cacha pas que son expérience africaine l’avait rendu très sceptique de la coopération au développement. Il estimait même que le bilan était négatif. Ici, disait-il, on sait à quoi s’en tenir, on entre dans des actions cohérentes et si la corruption existe, dans le domaine de la coopération, elle est minime. Même écho de la part d’une ONG belge.

Le Vietnam reste un pays passionnant, qui bouge sans cesse, imprégné d’histoire, plein d’initiatives, mais qui se trouve face à des défis considérables. Il n’est pas épargné par la logique de l’entrée dans le marché capitaliste. Il possède cependant des instruments politiques qui pourraient en limiter les dégâts. Il a encore des penseurs et des hommes d’Etat capables d’envisager l’avenir comme un progrès social, culturel, humain. Mais pourra-t-il résister à la déferlante de la recherche du profit, un modèle de croissance profondément destructeur de l’environnement et de l’équilibre social ? Voilà le défi de l’avenir immédiat et notamment des objectifs politiques. C’est ce que l’on peut souhaiter à un peuple aussi méritant.

François Houtart

Paru sur :

http://www.tlaxcala.es/pp.asp?lg=fr...


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