Clémenceau, l’affaire Dreyfus et la pratique républicaine du pouvoir (l’antisémitisme, nom nouveau du gouvernement des curés et la République sans justice, sans liberté)

jeudi 12 août 2010.
 

Texte publié par Clémenceau à l’une des heures les plus noires de l’affaire Dreyfus, en février 1898, après la condamnation de Zola :

« Zola est condamné à un an de prison. C’est bien fait. L’avenir jugera les juges. Outre que ce procès a eu l’avantage de jeter de nouvelles lumières sur l’affaire Dreyfus et sur l’affaire Esterhazy – ce qui tôt ou tard obligera le plus rebelles à se rendre à la vérité – on peut dire qu’à cette occasion toutes les questions de gouvernement se sont trouvées posées.

On a vu soudainement coalisés pour défendre l’illégalité au nom de la loi et l’iniquité au nom de la justice toutes les puissances sociales chargées d’assurer impartialement à tous l’égale justice de la loi. Et le spectacle n’a pas manqué de grandeur, car à l’appel de toutes les forces de privilège, d’intolérance et d’oppression ont répondu toutes les fureurs des meutes d’ignorance et de sauvagerie. Toutes les passions du Moyen Age, qu’on croyait mortes, ont soudainement revécu. Pendant une journée, grâce aux complicités de la police, de la gendarmerie, à qui des officiers de toutes les armées, donnaient ouvertement des ordres, le palais de justice a retenti des cris de Mort aux juifs, et si Zola s’était vu acquitter, il n’est pas douteux que des violences n’eussent été tentées, qui pouvaient aboutir à des scènes de meurtre par l’inertie des forces répressives.

Mort aux juifs est devenu le cri du jour, et l’antisémitisme – nom nouveau du gouvernement des curés – est le véritable maître des oligarchies de réaction groupées sous la tutelle officielle < du président du conseil > M. Méline et de son ministère. Ce n’est certes pas pour les beaux yeux de la République que s’est produite, quinze jours durant, la grande manifestation militaire du palais de justice. Ce n’est certes pas par amour des lois qu’on a violé la loi chaque jour en cour d’assises. Ce n’est pas par respect des principes d’un gouvernement libre et juste qu’on a outrageusement violé la liberté de défense et mis l’affirmation de la volonté militaire au-dessus de la justice. Ce n’est pas par esprit de discipline qu’on a culbuté toute la hiérarchie gouvernementale pour venir poser devant un jury la démission en masse des officiers de l’état major. Non. Cet état de pure anarchie, masqué d’un patriotisme de cabotinage, a des causes profondes qu’il faut avoir le courage de découvrir.

D’abord l’indicible lâcheté des républicains du gouvernement qui ne se propose rien que d’occuper des offices dont ils sont indignes et ne comprennent pas que la République inactive, la République sans justice et sans liberté, c’est l’esprit de privilège et d’intolérance puisant une force nouvelle dans les institutions de la monarchie que nous avons conservées.

Ensuite, le désarroi des partis qui ne semblent plus lutter, à part une minorité généreuse, que pour les dépouilles opimes du pouvoir. Enfin, la grave déconvenue des masses électorales qui ont vu s’évanouir tant d’heureuses promesses et, ne se trouvant point prêtes à accepter la socialisation collectiviste, se voient ballotter au hasard des courants d’opinion, livrées sans défense aux entreprises des factions.

Les députés n’ont d’autre souci que de leur réélection, les ministres que de leur maintient au ministère, le président que de jouer à la monarchie … Les principes républicains ont été mis en déroute par ceux-là même qui avaient juré de les défendre. Les hommes de la Révolution française ont déserté leur propre cause. »

Cet état des lieux républicains de 1898 diffère-t-il de beaucoup de celui qu’on pourrait faire aujourd’hui ? Alors faut-il se décourager ? Peut-être... Mais non, car même après deux guerres mondiales, après la colonisation (que Clémenceau a combattu si fort) puis la décolonisation la voie qu’il proposait aux hommes, aux citoyens de l’époque, les hommes libres que nous sommes aujourd’hui peuvent toujours la suivre (15 janvier 1899) :

« Les défaillances de tout ce qui s’attribue une autorité sur l’homme sont sans nombre. L’égoïsme féroce habite en nous. L’iniquité sociale déborde de toute puissance établie dans le monde. Qui cherche une injustice à réparer n’a qu’à tendre la main au hasard. Combien, tout aussitôt trouvera-t-il de mains suppliantes ? Combien de voix crieront secours ? Pourquoi donc tant de labeur pour aboutir à des axiomes de bonté, à des formules d’amour ? Les paroles ne sont rien, trop souvent, que des feintes de zèle. A l’action, vous tous qui sentez le mal, qui voulez le bien, et qui avez en vous quelque possibilité de faire. Profitez de l’enseignement que vous offre le spectacle de nos présentes misères. Il faut vouloir. Il faut agir. Demain nous presse. Des forces contradictoires sont en conflit dans l’homme. Au lieu de nous répandre en préceptes stériles, mettons toute chance à profit pour marquer la surprise de notre courte existence par l’acte de pitié qui nous prolonge au-delà de nous-même. »


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message