Entretien avec Jean Ziegler, altermondialiste réputé, ancien haut responsable de l’ONU : Créer des Partis de Gauche en Suisse, en Autriche...

jeudi 5 mai 2011.
 

Le sociologue et politique suisse Jean Ziegler est un éminent militant altermondialiste. Depuis des décennies, il lutte contre la faim, la pauvreté, et les conditions capitalistes qui en sont la cause. A 77 ans, il a été longtemps député du parti socialiste au conseil national suisse.

De 2000 à 2008, il a été rapporteur spécial des Nations Unies pour le droit à l’alimentation. Depuis 2008, il est vice président du comité du consultatif du conseil des droits de l’homme aux Nations Unies.

Jean Ziegler a reçu le « prix littéraire international des Droits de l’Homme » pour son dernier livre, « La haine de l’Occident : comment les peuples pauvres se défendent contre la guerre économique »

En tant que social-démocrate on ne vous soupçonne quand même pas d’être révolutionnaire.

Ce n’est pas tout à fait vrai. August Bebel et Jean Jaurès par exemple étaient socio-démocrates et révolutionnaires, ils étaient pour la rupture révolutionnaire avec le capitalisme, qui était pour eux un ordre mondial contraire à la dignité humaine et à la raison. Il faut détruire l’ordre mondial quand il est barbare. Ce qui naît de l’insurrection de la conscience, c’est le mystère de la liberté libérée de l’homme. Le matin du 14 juillet 1789 : personne ne savait ce qui se passerait après la prise de la Bastille.

Au printemps, vous avez parlé à la maison des cultures du monde à Berlin - d’ailleurs devant un modèle en miniature de la porte d’Ischtar, l’une des portes volées de Babylone, dont l’original se trouve toujours au musée de Pergame. Vous avez à chaque fois interrompu les applaudissements des gens, par exemple au moment où vous dénonciez « la dictature de l’oligarchie du capital financier ».

Ce n’est pas une question d’applaudissements. C’est une question d’intelligence collective, de compréhension. Ce que je veux faire, au cours de ces soirées, c’est arriver à une compréhension commune, par la confrontation, le dialogue. Ensuite, les gens, engagés contre le capitalisme monopolistique, mais sur différents fronts discutent de leurs expériences de luttes : une participante venait du Haut Commissariat aux Réfugiés au Burundi, un autre était expert en agriculture, d’autres encore viennent du mouvement altermondialiste ATTAC.

Qu’est ce qui va mal dans le monde ?

Des montagnes d’or s’accumulent au Nord, pendant qu’au sud ce sont des montagnes de cadavres. Toutes les 5 secondes, un enfant de moins de 10 ans meurt de faim, 47000 hommes meurent de faim chaque jour, et plus d’un milliard d’hommes, presque un sixième de l’humanité, est gravement sous alimenté en permanence. Le capital financier est devenu autonome. Sur les places financières du monde, ce sont tous les jours régulièrement, selon les statistiques de la banque mondiale 1000 milliards de dollars qui circulent, changent d’identité monétaire ou juridique. Seuls 13% de ces sommes représentent du capital qui crée de la valeur, c’est à dire un investissement ou le paiement d’une marchandise. Le reste, 87%, ce n’est que de la spéculation. Les oligarques de ce capital spéculatif, complètement détaché de toute économie réelle, dominent le monde. Ils ont une puissance qu’aucun roi, empereur ou pape n’a jamais eue dans l’histoire humaine. Selon les statistiques de la Banque Mondiale, les 500 plus grosses multinationales contrôlaient 52% du PNB mondial en 2009. Ces multinationales fonctionnent exclusivement selon le principe du profit maximum, ce qui est normal aussi.

Pourquoi est ce que les gouvernements n’ont pas su tirer les leçons de la crise ?

Parce que beaucoup d’entre eux sont des laquais. Il n’y a aucune raison pour ne pas interdire le paiement de bonus, pour ne pas fixer un salaire maximum, si ce n’est un comportement de laquais, et l’intériorisation par les politiques de leur dépendance vis-à-vis du grand capital. C’est pour cette raison que beaucoup d’autorités étatiques ne peuvent pas agir pour faire respecter les règles. Les oligarques de la finance ont réussi à se créer un espace hors du droit, et à imposer leur volonté aux gouvernements. Personnellement, je suis pour l’expropriation des grosses banques. Ce n’est pas une exigence bolchevique : en France, Charles de Gaulle - militaire de carrière, catholique pur et dur, conservateur de cœur - a exproprié les grosses banques en 1945, pour assurer un contrôle de l’état sur le crédit. En Allemagne le poison néolibéral a même pénétré jusqu’au gouvernement SPD. Pour la première fois, c’est un homme des multinationales, Peter Hartz, qui a fait les lois adoptées par un gouvernement socialiste. Et plus tard, il s’est avéré que c’était une canaille, même du point de vue des règles des multinationales.

En réaction à cette dérive néolibérale du SPD, il y a eu la création de Die Linke. Que pensez-vous de ce nouveau parti ?

Je le trouve très bien. Le parti de Gauche en Allemagne est quelque chose de très réjouissant et porteur d’espoir. Il force la social-démocratie à l’auto critique, ce qui est déjà beaucoup. Et c’est une vraie alternative pour les électeurs.

Pour vous, en quoi consiste exactement cet espoir ?

D’abord, le parti de gauche allemand a un caractère prophétique. Oskar Lafontaine, au nom de son parti, a demandé l’interdiction des hedges fonds au parlement fédéral, pendant plus de trois ans, bien avant que n’éclate la crise financière. Il a échoué, sa demande était trop visionnaire. Si les hedges fonds avaient été interdits, ce banditisme banquier n’aurait jamais pu se propager comme cela. Les contribuables ne paieraient pas aujourd’hui des milliers de milliards d’euros pour aider ces canailles de banques. Ensuite, le parti de gauche assure une sorte de restauration, ce que font souvent les avant-gardes. Ernst Bloch disait « en avant vers les racines ! » Cela peut s’appliquer au socialisme démocratique. Le parti de gauche est en fait le gardien des valeurs essentielles de la société civilisée, c’est-à-dire qu’il les conserve. Et en même temps il a une qualité de sismographe, parce qu’il prévoit les tremblements de terre et essaie d’y remédier avant la catastrophe.

Oskar Lafontaine a d’ailleurs été très important pour la naissance du Parti de Gauche en France. Ce sont les dissidents du parti socialiste et du parti communiste qui ont créé „la Gauche". Oskar Lafontaine en a été l’accoucheur, personne ne s’en est vraiment rendu compte en Allemagne. Il est bilingue et a fait des choses incroyables à Paris. Il était présent au congrès de 2008, il a donné des conseils, il a aidé, et a aidé à construire le parti avec succès. Aux élections régionales de mars 2010, « La Gauche » a fait plus de 6%.

Vous faites partie du comité fondateur du parti de gauche suisse. Comment progresse la fondation du parti ?

Il nous faut absolument un parti comme cela chez nous. Il ya beaucoup de dissidents qui participent à la construction du parti. Le projet passe par la France, par Jean Luc Mélenchon. C’est pourquoi La Gauche commence dans l’ouest de la Suisse. En Suisse allemande le parti social-démocrate est encore très fort. En 2011 pour les prochaines élections législatives, nous ferons des listes. Je crois que nous aurons du succès. J’espère que La Gauche se renforcera dans toute l’Europe. En Autriche aussi, il y a quelque chose en route.

Sachant que vous êtes au Parti Socialiste.

Je suis encore membre.

Pourquoi avez vous appelé les auditeurs à prendre la constitution au mot, lors de votre conférence à Berlin ?

Je voyage beaucoup pour présenter mon livre. Et chaque fois, partout, il y a des gens qui viennent me voir à la fin et me disent : « Mais on ne peut rien faire ! ». En Allemagne cela n’est pas vrai. Nous ne sommes pas en Chine ou en Corée du Nord. La constitution permet tout. Il n’y a pas d’impuissance en démocratie. On peut mobiliser contre Wolfgang Schäuble (CDU), et le faire démissionner s’il continue en tant que ministre des finances à soutenir les programmes d’ajustement structurels du FMI, à dire oui à l’agriculture d’exportation et de plantations, et s’il est contre la suppression de la dette des pays les plus pauvres. Il faut toujours le redire aux gens, pour qu’ils se mettent en mouvement. Même s’il y a défaite sur défaite. Rosa Luxemburg dit que « le socialisme est le seul mouvement qui ne progresse que par ses défaites. » Bucharin écrit que « La démocratie est le régime de la bourgeoisie quand elle n’a pas peur. Quand elle a peur, c’est le fascisme. » Nous ne sommes sûrement pas dans cette phase, où les oligarchies bancaires et leurs forces politiques trembleraient et gouverneraient avec des méthodes fascistes. Mais malgré cela, beaucoup de gens se demandent en Allemagne « qu’est ce que je peux faire ? Je suis isolé et l’adversaire est très puissant. » Il faut lutter contre cette autocastration préventive. .

Vous dites qu’il existe une nouvelle société civile planétaire. Qu’entendez-vous par là ?

Une confrérie de la nuit. A Belém (Brésil) lors du dernier forum social mondial de janvier 2009, et à Porto Alegre aussi, cette année, il n’y a pas eu de comité central, pas de programme unitaire, aucune ligne unitaire, il n’y a pas eu de communiqué final, parce qu’aucun des 140000 présents n’a voulu faire de compromis. A la place, il y a eu un défilé gigantesque à Belém, pour donner à voir une force collective. Chacun lutte là où il est. Le seul moteur, c’est l’impératif catégorique que tout homme porte en lui. Kant écrit : « L’inhumanité infligée à un autre détruit l’humanité en moi. » C’est une force historique toute nouvelle, pleine d’espoirs - au-delà de toutes les institutions, partis et syndicats. Cette société civile instaurera un nouveau contrat social planétaire.

Comment y arrivera-t-elle ?

L’insurrection de la conscience viendra ! L’internationalisation de l’information montre le monde comme il est : des hommes qui meurent à Haïti, au Soudan, en Somalie et au Bangladesh. Tout observateur informé ne peut qu’être révolté, et il se dit : « Je ne veux pas d’un monde comme cela ! »

Sur quoi est fondé l’espoir que vous mettez dans cette insurrection ?

C’est un double espoir : d’abord que les participants de la société civile planétaire rassemblent les expériences de luttes menées en différents lieux contre le nouveau système capitaliste féodal, qu’ils se retrouvent de plus en plus souvent, qu’ils s’organisent et deviennent une opposition cohérente, un nouveau sujet historique. C’est l’espoir dans les pays dominants. L’autre espoir, en même temps, c’est que grâce à la raison, de la haine naissent des nations souveraines, qu’aujourd’hui, après des générations, la mémoire blessée se transforme en conscience politique.

Pouvez-vous donner des exemples ?

Raffael Correa qui mène une politique révolutionnaire en Equateur, ou le Tupamaro José Mujica, qui a été élu président de l’Uruguay, après avoir passé 14 ans en prison. Les nations souveraines qui comme la Bolivie exproprient les multinationales pacifiquement, et peuvent négocier d’égal à égal avec les cosmocrates, les dominants du monde. Quand Evo Morales parle aujourd’hui des gisements de pétrole de l’Oriente avec Shell ou Texaco, il le fait sur un pied d’égalité avec eux. Ce n’est pas comme Joseph Kabila au Congo, à qui on demande : « Où voulez vous qu’on vous donne les millions ? Rue de la Gare à Zurich ? » - et qui signe ensuite un traité pour le pillage de son pays.

Qu’est ce qu’il y a de particulier en Bolivie ?

La Bolivie prend aujourd’hui 82 % des revenus du pétrole pour les caisses de l’état, et lorsque le pétrole passe de l’Oriente au Mato Grosso par les pipelines, c’est calculé sous contrôle officiel. Auparavant, c’était 5% pour l’état bolivien et 95% pour les firmes. 201 multinationales du pétrole, du gaz et des mines ont accepté d’être transformées en entreprises de services parce qu’elles font encore avec 18% une excellente affaire. Morales a négocié cela pendant les six premiers mois de son mandat. C’est étonnant, parce que tous ceux qui se sont attaqués à ces multinationales auparavant ont échoué : par exemple Mohammad Mossadegh en Iran en 1953, qui a tout de suite été renversé par les services secrets anglais, ou Jaime Roldos en Equateur, dont l’avion a explosé en vol avec la moitié de son cabinet en 1981. En Bolivie, l’expropriation froide, un transfert de richesses incroyables ont été réussis, et pacifiquement.

Comment exactement est ce que cela a pu réussir en Bolivie ?

D’abord parce que l’armée bolivienne a occupé les raffineries dès le 1er mai 2006, date où Morales a signé le décret, et a donc empêché les sabotages à l’intérieur des entreprises, avant que les centrales des multinationales, situées au Texas ou ailleurs, ne puissent donner des instructions. Pendant l’occupation, des ingénieurs vénézuéliens et algériens ont maintenu le fonctionnement en prenant les commandes. D’autre part, parce que Petrobras, la multinationale pétrolière de l’état brésilien, l’un des investisseurs les plus importants en Bolivie, avait préparé la reprise. Le 1er mai, lors d’une conférence de presse, le président Lula a salué l’expropriation, parlant d’ « impératif de justice », bien que Petrobras y ait perdu beaucoup d’argent. Le geste de Lula a été un geste de solidarité.

Junge Welt, 21 Août 2010

Traduction : Claudine Girod


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