Mixité scolaire : où est le problème ?

jeudi 9 janvier 2020.
 

1) Rappel des faits

Depuis quelques années, la question de la mixité s’invite sur les bancs de l’école. S’appuyant sur des différences de résultats entre filles et garçons, le débat relance l’idée de la séparation des sexes… mais surtout, interroge les conditions nécessaires à la construction de la mixité.

Cette année encore, études et essais (a) font la part belle à la question de la mixité à l’école. Partant du même constat, d’un côté, de meilleures notes et un parcours scolaire réussi pour les filles  ; de l’autre, un échec relatif des garçons, dont le taux d’absentéisme et de redoublement est plus élevé, les auteurs s’interrogent sur les causes de cet écart qui se creuse d’année en année… Soulignant, de plus, le fait que si les filles ont de meilleures notes, toutes catégories sociales confondues, notamment en littérature, elles ont aussi une moins bonne estime d’elles et s’orientent vers des filières moins valorisées. Comment expliquer l’échec des garçons et le malaise des filles  ? Les opposants à la mixité scolaire – qui n’est plus obligatoire depuis la loi de mai 2008 – soutiennent qu’une éducation séparée favoriserait l’apprentissage. Selon eux, la cohabitation des sexes à l’école serait source de distraction et expliquerait une baisse du niveau entre élèves, notamment au moment de la puberté au collège. Tandis que d’autres chercheurs s’interrogent sur les conditions et les contenus d’enseignements permettant de construire une autre mixité, une mixité effective, menant à une réelle égalité des chances hommes-femmes, ce qui était l’objectif initial de la loi Haby de 1975 ayant fixé l’obligation de mixité à l’école.

Anna Musso

2) Mixité scolaire : où est le problème ? Face-à-face

Face-à-face entre : Annick Davisse, ancienne inspectrice pédagogique en éducation physique et sportive, et Michel Fize, sociologue au CNRS.

Des études et ouvrages remettent en question 
la mixité scolaire. 
Aujourd’hui, y a-t-il urgence 
à poser cette question de la séparation des sexes à l’école  ?

Michel Fize. Dès 2003 (1), j’ai voulu comprendre si la mixité était ou non responsable de la réussite des filles et de l’échec – relatif – des garçons… J’ai rapidement conclu par la négative, les médias me faisant alors dire le contraire. Aujourd’hui, j’observe que les garçons sont en position de décrochage scolaire avant même d’entrer à l’école. Parce qu’ils doivent faire face à la contradiction entre la culture scolaire et la culture adolescente, l’une et l’autre reposant sur des principes radicalement opposés. Un exemple  : la salle de classe est fondée, par principe, sur le silence et l’immobilité, alors qu’au dehors, dans leur monde, les adolescents sont dans le bruit et le mouvement permanents. Deuxième raison  : en famille, les apprentissages entre filles et garçons sont différents. Les filles demeurent conditionnées pour être sérieuses, disciplinées, respecter les demandes des adultes, savoir communiquer… une éducation proche des apprentissages scolaires. Les garçons, quant à eux, sans être des «  petits rois  », comme le dit Jean-Louis Auduc (directeur de l’IUFM de Créteil, auteur de Sauvons les garçons, Éditions Descartes), reçoivent des apprentissages familiaux assez éloignés de ceux du sexe opposé. Cela explique qu’il soit plus aisé pour les filles de s’adapter à l’école. Enfin, pour comparer objectivement la réussite des garçons en école mixte ou séparée, il faudrait déjà pouvoir comparer des milieux sociaux équivalents… On ne le peut.

Annick Davisse. Il ne serait pas étonnant que le gouvernement nous balance la question de la mixité parce que ce serait bien dans sa stratégie de désignation de « coupables »… et les garçons des quartiers populaires sont une cible privilégiée  ! La remise en question de la mixité masquerait la vraie question, celle des moyens pour réussir une vraie scolarisation commune dans les zones d’éducation prioritaire (ZEP), les quartiers populaires. Au fond, la question de l’école « pour tous » n’a pas été assez posée  : nous n’avons pas suffisamment débattu de « à quelles conditions  ? ». Je suis pour la mixité, oui, mais les yeux ouverts (2).

Qu’entendez-vous par « une mixité les yeux ouverts »  ?

Annick Davisse. Je veux dire  : les yeux ouverts sur les différences. La démocratisation ne signifie pas seulement de permettre à des publics nouveaux d’accéder à des niveaux de scolarisation. Qu’ils s’approprient vraiment une culture commune est bien plus complexe  : apprendre ensemble révèle des contradictions durables, comme le collège unique, il faut défendre l’un et l’autre, mais en disant que cela suppose des moyens et des compétences spécifiques pour les enseignants, or le gouvernement prend le chemin inverse  ! La mixité pourrait revenir dans l’actualité pour «  enfumer  », comme disent les syndicalistes, les vrais problèmes qui se posent aujourd’hui dans l’école.

Michel Fize. Les politiques ont déjà remis officiellement en question la mixité en la rendant non obligatoire avec la loi du 15 mai 2008  ! On paraît découvrir ce texte aujourd’hui, qui, à l’époque, curieusement, a suscité peu de critiques de la part des soi-disant défenseurs de la mixité. Donc, je m’interroge  : pourquoi, en 2003, le seul fait de s’interroger sur cette question me vouait aux gémonies, tandis qu’aujourd’hui, tout le monde paraît accepter sa remise en question même  ?

Annick Davisse. L’urgence pour l’école n’est pas sur la mixité, mais sur les inégalités  ! Elle est, par exemple, sur l’échec scolaire des garçons. Les statistiques du chômage le révèlent  : le chômage a augmenté de 48 % chez les jeunes hommes alors qu’il a augmenté en moyenne de 28 %. Et dans ce qu’on appelle – mal – les «  zones urbaines sensibles  », 40 % des hommes de 18 à 24 ans sont chômeurs  ! Impossible de ne pas établir le lien avec leur «  suréchec scolaire  ».

Certes, les études montrent que les filles ont de meilleures notes que les garçons, mais aussi qu’elles ont une moins bonne estime d’elles-mêmes, quelle est votre analyse  ?

Michel Fize. Cette apparente moins bonne estime est à relativiser, elle est pour le moins produite par le milieu familial qui continue de considérer que certaines orientations scolaires sont naturelles pour les garçons et accidentelles pour les filles  : un garçon a le devoir de réussir dans la filière scientifique, son échec sera considéré comme une insuffisance de travail, tandis que l’échec des filles sera mis, lui, sur le compte d’une inaptitude. Pourtant, toutes les études montrent que les filles ont autant la bosse des maths que les garçons  ! Mais pour elles, il existe encore des freins, des autocensures, sans parler des perspectives d’avenir familial qui limitent leurs ambitions professionnelles.

Annick Davisse. Depuis trente ans, on a surtout mis l’accent sur l’orientation des filles, ce qui est juste, mais un train peut en cacher un autre  ! Sur le plan national, le pourcentage d’une génération qui a le bac est de 63 % en moyenne  : 69,5 % pour les filles et 57,9 % pour les garçons. Or, en Seine-Saint-Denis, je pense que pas même 45 % des garçons parviennent au bac. Cet échec est dû à deux phénomènes  : la turbulence, certes, mais surtout les activités langagières. On s’est beaucoup attaché aux écarts en maths et en sciences, mais le différentiel entre filles et garçons est bien plus important en français et il augmente  ! Il y a déjà 6 points d’écart en CM2 au détriment des garçons et il s’accroît au collège. Cette difficulté des garçons, notamment des milieux populaires – bien que ces différentiels existent aussi chez les enfants d’enseignants – à entrer dans les activités langagières pose des questions d’ordre didactique. Ce n’est pas une affaire de relations avec les profs, cela a davantage à voir avec les contenus d’enseignements, la façon d’en penser les références, c’est pourquoi je dis aux profs d’EPS  : « Le sport est masculin. » Cela veut dire que pour faire rentrer les filles dans les activités physiques et sportives, il faut traiter les contenus. Il me semble qu’une question symétrique se pose pour faire entrer les garçons dans les activités langagières. Un exemple, dans le film l’Esquive (3), la pratique de la professeure de littérature est remarquable  : elle réussit à faire rentrer des élèves en littérature avec une pièce de Marivaux, jouée en mixité, qui de plus traite de l’amour  ! C’est une bonne façon, à l’école, de lutter contre l’intrusion du porno dans l’imaginaire adolescent.

Ce n’est donc pas la question de la séparation des sexes qui est à poser, mais celle des contenus qui sont à réaménager  ?

Annick Davisse. Oui, exemple inverse, dans le film la Journée de la jupe (4), l’enseignante ne se préoccupe pas des contenus  : selon elle, pour connaître Molière, l’important est de savoir son nom de famille  ! Cette approche ne produit que de l’humiliation chez les élèves garçons.

Michel Fize. Pour un garçon ordinaire, surtout s’il vient de milieu populaire, l’école apparaît comme une institution décalée, peu en phase avec l’esprit démocratique régnant au dehors. Elle s’entête à fonctionner de façon hiérarchique, avec, au sommet, des enseignants qui apprennent et, tout en bas, des élèves censés apprendre. Elle ne tient pas compte du fait que les élèves sont aussi des «  sachants  », mais ils ne connaissent pas les mêmes choses. Par exemple, on peut considérer que Marivaux est supérieur au meilleur rappeur du moment, sauf que la référence spontanée du garçon sera quand même plus le rappeur que Marivaux  !

Vous soulignez l’écart entre le mode de vie extérieur de l’adolescent et celui de l’école. Comment pourrait-on remédier à cette situation  ?

Michel Fize. Je pense que si l’école n’implose pas plus aujourd’hui, c’est grâce à ces espaces périphériques  : la cour de récréation, zone de sociabilité dans laquelle, même lorsqu’on est en échec, on a plaisir à se retrouver. Supprimez les cours de récréation, les écoles partiront en lambeaux  !

Annick Davisse. Qu’il n’y ait actuellement que deux heures d’EPS par semaine au lycée est inconcevable mais la solution ne réside pas dans le baratin que nous sert le gouvernement sur les rythmes scolaires ou le soi-disant bon modèle allemand, pour, en fait, séparer culture et loisirs. Une plus grande coopération et concertation entre enseignants sur la question des contenus, puis davantage d’EPS, d’arts plastiques et de musique permettraient à d’autres disciplines de se porter mieux. Cela offrirait aux élèves des temps d’expression de différences mieux intégrées à la construction d’une culture commune.

Michel Fize. Aujourd’hui, il semble qu’il y ait moins d’engouement pour défendre la mixité. C’est peut-être parce que, depuis quelques années, le pouvoir fait appliquer des mesures porteuses d’une nouvelle philosophie, qui dessinent l’image d’une éducation très rétro  : retour de l’autorité des maîtres, question récurrente du port de l’uniforme, loi de 2008 autorisant la séparation des sexes… Et l’opinion publique peut être influencée par le discours politique et se reconnaître dans des positions très conservatrices, le tout sur fond de crise économique et morale.

Annick Davisse. C’est effectivement dans un air du temps que le gouvernement utilise et qu’entretiennent certains médias lorsqu’ils évoquent la « banlieue » dont ils ignorent tout  : une partie de la société française privilégie l’entre-soi. C’est-à-dire l’entre gens de même milieu, de même sexe. Cet enfermement entre-soi est redoutable  ; en ce sens, la question de la mixité filles-garçons est proche de celle de la carte scolaire.

Une séparation des sexes dans les cours à l’école vous paraît donc dangereuse  ?

Annick Davisse. Oui, et même si c’est une séparation en EPS  !

Michel Fize. En 2003, j’ai observé une série d’initiatives des enseignants qui conduisaient assez justement à une séparation momentanée des sexes, en EPS surtout. Je prends 
un exemple, le football. Je rappelle que, d’une manière générale, les sports de compétition, organisés par les fédérations, ne sont pas mixtes… Alors pourquoi, il est vrai, en serait-il autrement à l’école  ? Je reviens au football pour dire que la pratique féminine, moins agressive, se distingue de la pratique masculine, plus virile.

Annick Davisse. Mais la pratique scolaire est un tout autre genre  !

Michel Fize. Oui, sauf que sur un terrain de foot, les garçons continuent à se comporter comme des dominants.

Annick Davisse. On a pu observer des séquences de rugby mixte en collège, à la Courneuve (Seine-Saint-Denis) par exemple, qui se passent très bien  ! Aujourd’hui, la réussite de la mixité dépend de la compétence du prof, de l’âge des élèves, de l’ambiance de la classe... Mais c’est vrai qu’il peut exister une mixité formelle, laissant de fait les garçons et les filles développer une activité différente… Voilà pourquoi j’insiste sur la question des contenus d’enseignements. Pour aller jusqu’au bout d’une vraie mixité, il faut, par exemple, se demander à quelles conditions didactiques toutes les filles peuvent rentrer vraiment dans la pratique des sports d’opposition. Et les mêmes questions se posent pour que tous les garçons apprennent à danser. Cette mixité-là demande beaucoup de compétences aux enseignants, ce qui relance évidemment le problème de leur formation…

Michel Fize. À l’étranger, les sexes sont séparés dans certaines disciplines, comme le sport, les sciences naturelles ou les matières «  masculines  » comme la mécanique, l’informatique… Je pense finalement que, si la mixité est le principe de référence démocratique, par excellence, il n’est pas interdit de la faire «  respirer  », «  souffler  » quelquefois. Je pense aussi que la mixité doit être associée davantage à l’apprentissage des valeurs républicaines et de convivialité nécessaires au bien-vivre ensemble. La mixité est un outil au service d’un grand objectif  : l’égalité des chances, notamment entre garçons et filles. L’argument d’une avance de puberté des filles à l’entrée au collège ne saurait en tout cas justifier une séparation avec les garçons. Les aptitudes des garçons et filles sont assez semblables finalement. Mais les filles sont plus expressives, plus spontanées, donnant le sentiment que les garçons sont plus bébés, ce qui est faux. Une chose est sûre, les enseignants s’adressent différemment aux garçons et aux filles. Comme les parents, ils véhiculent des stéréotypes qui conditionnent les comportements des élèves. Il n’y a donc pas que les contenus à revoir, il y a aussi les pédagogies par rapport à la représentation que l’on se fait des deux sexes.

Annick Davisse. Je me méfie du concept d’égalité des chances. En politique, il a trop été utilisé pour se contenter d’une démocratisation formelle, sans se préoccuper de lier la réalité des différences à l’objectif du « pour tous ». Établir une réelle mixité suppose donc d’abord d’élucider de quel ordre sont les différences rencontrées. Puis viser le double objectif du « pour tous » et « ensemble » suppose de poser plus clairement la question du « vers quoi et comment  ? ». Ce travail n’est pas fait par l’institution, on laisse les profs se débrouiller seuls.

Si demain, les écoles séparaient les garçons et les filles, quelles répercussions pourrait-on craindre sur la société  ?

Michel Fize. Une séparation généralisée augmenterait probablement, du côté des garçons, la tentation machiste, exacerberait leur virilité. Et puis cette hypothèse ressusciterait le même problème économique des années 1960, lorsque les écoles sont devenues mixtes par manque de moyens budgétaires pour continuer à construire à la fois des écoles de garçons et des écoles de filles… Cela coûterait cher  ! Je pense enfin que la tâche première d’un enseignant, c’est de savoir gérer un groupe, maîtriser des personnalités différentes, au-delà de leur sexe.

Annick Davisse. Séparer les sexes provoquerait un appauvrissement des pratiques scolaires. Se confronter aux différences doit développer plus d’humanité et de culture. Le rapport aux autres doit s’ancrer dans la réalité et se libérer d’un mystère trop obsédant. Le gouvernement essaie de masquer le manque de moyens que suppose ce « apprendre ensemble ». On dit beaucoup « vivre ensemble », mais il ne suffit pas de vivre à côté. Il serait important aussi d’associer les élèves à ce débat sur la mixité, les différences d’interprétation, les conflits… mais les jeunes enseignants sont déjà débordés, il leur faut plus de temps et de moyens. Cela suppose une grande transformation de l’école avec davantage de concertations et de coopérations.

Entretien d’octobre 2010

(a) Sauvons les garçons  ! 
de Jean-Louis Auduc, Éditions Descartes.

- Marie Duru-Bellat, dans la revue de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), juillet 2010.

- Revue française de pédagogie, numéro 171, 2010.

(1) Les Pièges de la mixité scolaire, de Michel Fize. Édition Presses de la Renaissance, 
280 p., 19 euros.

(2) Sports, école, société  : la différence des sexes, d’Annick Davisse et Catherine Louveau. Éditions l’Harmattan, 344 p, 27,15 euros. Et Annick Davisse, « Filles et garçons en EPS  : différents et ensemble  ? », article paru dans le dernier numéro de la Revue française de pédagogie intitulé « La mixité scolaire, une thématique (encore) d’actualité  ? ».

(3) L’Esquive, d’Abdellatif Kechiche, 2002.

(4) La Journée de la jupe, de Jean-Paul Lilienfeld, 2009.


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