LES EMPLOIS NE SONT PAS PLUS INSTABLES (Christophe Ramaux 2005)

jeudi 22 décembre 2005.
 

Résumé

Assiste-t-on à l’émergence d’un modèle d’emploi instable ? De nombreux travaux abondent en ce sens. Sur la base d’une recension des études statistiques réalisées sur le sujet, ce diagnostic est tout d’abord discuté. Il est montré qu’on observe plus une transformation des formes de la mobilité, la précarité se substituant aux démissions, qu’à une généralisation de l’instabilité. Dans un second temps, on cherche à expliquer cette stabilité globale de l’emploi en insistant, en particulier, sur le fait que les exigences des entreprises sont plus contradictoires qu’on ne le laisse souvent entendre.

Article paru dans Economies et Sociétés, série Economie du travail, AB, n°26, août 2005, pp. 1443- 1470.

LES EMPLOIS NE SONT PAS PLUS INSTABLES : EXPLICATIONS ET INCIDENCES SUR LA REGULATION DE L’EMPLOI

CHRISTOPHE RAMAUX, UNIVERSITAIRE

L’insécurité sociale s’est sans conteste accrue au cours des trente dernières années. Les Trente Glorieuses étaient marquées par l’idée que chacun pouvait bénéficier d’un certain « progrès social », demain apparaissant, pour chacun et sa descendance, mieux qu’aujourd’hui. Or, cet horizon s’est largement obscurci : la précarité et le chômage menacent, la croissance régulière du pouvoir d’achat n’est plus garantie, etc. Les thèses sur la « société du risque » (Beck, 1986) présentent ce nouvel horizon comme largement inéluctable. L’idée, communément répandue, selon laquelle les emplois sont et seront toujours plus instables conforte cette représentation. Sans prétendre réduire la question de l’insécurité sociale à cette seule dimension, c’est à cette question, bien circonscrite, de la stabilité de l’emploi qu’on s’intéresse ici.

Les emplois sont-ils plus instables ?

Nombreux sont les travaux qui abondent en ce sens. Le phénomène serait d’autant plus inévitable qu’il serait porté par les caractéristiques des nouveaux modèles productifs. Partant de ce diagnostic, nombre de ces travaux invitent à refonder radicalement le droit du travail autour d’un droit à reconversion qui offrirait des garanties en termes de formation entre deux emplois, afin d’assurer au mieux la mobilité supposée récurrente. Les dispositifs de « flexsécurité » ou de « sécurité emploi – formation » ainsi proposés sont discutés en conclusion (3.). En amont de cette discussion, c’est la prémisse selon laquelle on enregistre une instabilité croissante des emplois qui est critiquée. Sur la base d’une recension des études statistiques, on montre que le fait massif à exhiber, dans la mesure où il va à l’encontre du sens commun sur le sujet, est bien plutôt la permanence de la durée du lien d’emploi au cours des vingt dernières années (1.). Comment expliquer ce phénomène ? Le fait que les nouveaux modèles productifs soient porteurs d’exigences plus contradictoires qu’on ne le laisse souvent entendre y contribue largement (2.).

1. L’introuvable instabilité croissante de l’emploi

Parmi les travaux précurseurs qui diagnostiquent l’émergence d’un nouveau modèle d’emploi instable, on compte ceux sur la « société du risque » (Beck, 1986 ; Giddens, 1998 et 2000), les rapports Boissonnat (1995) et Supiot (1999), ainsi que les travaux sur les marchés transitionnels (Schmid, 1995 ; Gazier et Schmid, 2002 ; Gazier, 1997). De nombreux autres font leur ce diagnostic. Sans prétendre à l’exhaustivité, citons ceux de Aglietta (1997), Beffa, Boyer et Touffut (1999), Behaghel (2003), Boltanski et Chiapello (1999), Cappelli (1999), Coutrot (1999), Gautié (2003), Maurin (2002), Menger (2002), Salais (1999), les rapports Belorgey (2000), Germe (2003) et Vivier (2003). Nombreuses sont les différences méthodologiques et théoriques entre ces travaux. Reste l’essentiel pour notre propos : la thèse partagée selon laquelle l’emploi de demain sera peu ou prou instable et le travailleur nécessairement mobile. Bien qu’initialement critique à l’égard du rapport Supiot (Castel, 1999)1, Castel (2003) abonde en ce sens lorsqu’il indique que la « question fondamentale » à résoudre est de « concilier mobilité et protections en dotant le travailleur mobile d’un véritable statut » (p. 84), d’où son invitation à construire un « Etat social flexible » (p. 92).

Malgré l’indéniable développement de la précarité et de la flexibilité, au cours des vingt dernières années, rien ne confirme pourtant, pour l’heure, ce diagnostic. De nombreux travaux de comparaison internationale attestent, au contraire, de la stabilité globale de la durée du lien d’emploi, à la fois sur longue période et dans l’ensemble des principaux pays industrialisés, et ce quels que soient les indicateurs utilisés : ancienneté moyenne, ancienneté médiane, ancienneté totale prévue et taux de rétention (1. 1.). Le recours à d’autres indicateurs, telles les transitions de l’emploi vers le chômage, plus pertinents pour étudier l’instabilité de la main-d’oeuvre sur le marché du travail que celle des emplois, n’invite pas à modifier ce constat (1. 2.). A l’encontre des thèses qui tablent sur une généralisation de l’instabilité, ce sont bien plutôt les processus de segmentation qui continuent à dominer (1. 3.). Au final, plus que l’instabilité intrinsèque des emplois, c’est la transformation, sous la pression du chômage, des formes de la mobilité (baisse des démissions, hausse de la précarité) qui prévaut (1. 4.).

1. 1. La stabilité de la durée du lien d’emploi

L’ancienneté dans l’emploi, dans la mesure où elle permet d’apprécier la durée du lien d’emploi au sein d’une entreprise, est sans conteste l’indicateur le plus pertinent pour apprécier la stabilité de l’emploi. Or, on enregistre, à ce niveau, peu de modifications substantielles au cours des vingt dernières années.

L’ancienneté moyenne dans l’emploi, telle qu’elle est constatée au moment de l’enquête, était, en 2000, de 10,4 ans dans les principaux pays industrialisés (Auer et Cazes, 2003). 1 Moyenne calculée sur les pays de l’UE (hors Autriche) plus le Japon et les Etats-Unis.

Des contrastes significatifs existent entre pays. Elle est traditionnellement plus faible aux Etats-Unis (6,6 ans en 2000) et, dans une moindre mesure, au Royaume-Uni (8,2) et au Danemark (8,3) ; alors qu’elle est plus élevée en Italie (12,2), au Japon (11,6) et en Suède (11,5) ; la France (11,1) et l’Allemagne (10,5) étant proches de la moyenne. Ces contrastes témoignent de ceux à l’oeuvre dans les modes de régulation du marché du travail, l’ancienneté dans l’emploi étant corrélée positivement à la législation en matière de protection de l’emploi (cf. Auer et Cazes, 2003, p. 24 ; Bertola, Boeri et Cazes, 2000). On observe cependant aucune tendance générale à la baisse cours des dix ou vingt dernières années.

Selon l’étude de Auer et Cazes (2003), qui porte sur la seule décennie 1990, le seul pays où l’ancienneté moyenne a sensiblement baissé est l’Irlande (de 11,1 ans en 1992 à 9,4 en 2000). Mais cette baisse est surtout le résultat d’une vive croissance de l’emploi.

L’ancienneté dans l’emploi, c’est une première remarque méthodologique, a en effet tendance à baisser, au moins dans un premier temps, dans les phases de reprise : la hausse de l’emploi fait alors mécaniquement augmenter la part de ceux qui viennent d’être recrutés (qui ont par définition une faible ancienneté) et favorise les démissions ; et cet effet l’emporte sur celui, inverse, provoqué par la baisse des licenciements ou la prolongation de la durée des contrats précaires. De façon générale, Auer et Cazes (2003, p. 28) soulignent que « l’étude sur la stabilité de l’emploi sur les dix dernières années ne conforte pas les vues alarmistes, ne confirme pas la croyance selon laquelle il y aurait eu une hausse générale de l’instabilité de l’emploi dans les années récentes au sein des pays industrialisés ». Cette étude sur la décennie 1990, réalisée dans le cadre du BIT (cf. aussi BIT, 1996 ; Auer et Cases, 2000 ; Auer, Cazes et Spiezia, 2001), rejoint les conclusions d’études antérieures portant aussi sur les années 1980, notamment celles réalisées par l’OCDE (1984, 1993, 1996, 1997). Sur les vingt dernières années (données tirées de OCDE, 1997, et Auer et Cazes, 2003), l’ancienneté moyenne dans l’emploi a même sensiblement augmenté en France (de 9,5 en 1982 à 11,1 ans en 2000) et au Japon (9,3 en 1980 et 11,6 en 2000), tandis qu’elle est restée stable en Grande-Bretagne (un peu plus de 8 ans) et aux Etats-Unis (un peu moins de 7 ans) . 2 Parmi les nombreuses études sur la stabilité de l’emploi aux Etats-Unis, voir notamment les contributions du numéro spécial du Journal of Labor Economics (17 – 4 - 1999), la controverse entre Cappelli (1999) et Jacoby (1999a et b) et les contributions dans Neumark (ed.) (2000).

Les données portant sur l’ancienneté médiane confirment ce constat (cf. OCDE, 1997 ; Auer et Cazes, 2000). 3 La pyramide des âges explique que l’ancienneté médiane soit souvent plus faible que l’ancienneté moyenne. En 1995, selon l’OCDE (1997), elles étaient respectivement de 7,7 et 10,7 ans en France ; de 4,2 et 7,4 ans aux Etats- Unis (données 1996) ; de 8,3 et 11,3 ans au Japon. L’Allemagne fait exception avec 10,7 et 9,7 ans.

L’ancienneté dans l’emploi ayant tendance à augmenter avec l’âge, on peut subodorer que sa relative stabilité masque une instabilité qui serait, pour l’heure, rendue invisible par la déformation de la pyramide des âges. La correction de cet effet, pour lequel les contrastes entre pays sont importants, ne contredit cependant pas fondamentalement les résultats précédents (cf. Auer, Cazes et Spieza, 2001 ; OCDE, 1997, p. 156 ; BIT, 1996, p. 35).

Il faut, en outre, souligner que l’ancienneté évoquée jusqu’alors n’est que celle qui est acquise, déclarée, au moment de l’enquête. Elle ne désigne pas l’ancienneté finale (l’estimation du temps total passé dans une entreprise), la différence entre les deux étant similaire à celle qui sépare l’âge moyen et l’espérance de vie. En France, selon le BIT (1996, pp. 32-37), on peut ainsi estimer qu’environ 70 % des salariés en poste resteront, au final, dix ans ou plus (60 % quinze ans ou plus) dans leur entreprise et ce, malgré le développement indéniable de la précarité. Un résultat qui donne à voir une réalité du travail fort éloignée de l’image du travailleur instable.

Le taux de rétention, qui mesure la part des travailleurs toujours présents dans l’entreprise au terme d’une période observée (cinq ans le plus souvent), est un autre indicateur de la stabilité de l’emploi, utilisé notamment par l’OCDE. Son évolution ne permet pas plus de déduire une tendance générale à l’instabilité croissante. Au terme d’une comparaison internationale portant à la fois sur l’ancienneté moyenne et les taux de rétention sur la période 1980-1995, l’OCDE (1997) concluait ainsi : « au total, ancienneté moyenne et taux de rétention apparaissent relativement stables » (p. 157). 1 Notons que l’impact de la conjoncture a des effets contradictoires sur les indicateurs : son amélioration (détérioration) se traduit par une baisse (hausse) de l’ancienneté (cf. supra), et par une hausse (baisse) des taux de rétention.

1. 2. Instabilité croissante de l’emploi : la démonstration reste à fournir

En dépit des données précédentes, force est de constater la profusion de travaux faisant leur le diagnostic d’une généralisation de l’instabilité. Les travaux de Maurin (2002), en France, comptent parmi les plus cités en ce sens (cf. notamment par Menger, 2002, Germe, 2003, et Vivier, 2003).

Ce sont donc eux qu’on a choisi de discuter afin de pointer une série de biais d’analyse fréquemment répandus.

L’indicateur utilisé par Maurin (2002) – cf. aussi Givord et Maurin (2001 et 2003) – est le risque de perte d’emploi pour le chômage, qui mesure la probabilité pour un salarié en emploi l’année t de se retrouver, un an plus tard, au chômage (sur la base des données de l’enquête Emploi). Soulignons d’emblée, que cet indicateur, à l’inverse de l’ancienneté ou du taux de rétention, ne mesure pas, à proprement parler, l’instabilité de l’emploi. Il ne prend pas en considération, par exemple, la situation de ceux qui ont changé d’emploi entre t et t+1. Il est plus un indicateur, d’ailleurs très partiel (les chômeurs en t n’étant pas pris en considération), de la « fragilisation » des travailleurs.

Un tableau reproduit les données présentées par Maurin (2002, p. 20) qui distingue, afin d’isoler les effets de conjoncture, trois types de périodes : récessives (1983-1985 et 1992-1994), de stagnation (1986-1988 et 1995-1997) et de croissance (1989-1991 et 1997-2000).

De ces données, Maurin (2002) déduit le constat suivant : « au-delà des hauts et des bas de la conjoncture macroéconomique, l’instabilité professionnelle s’accroît en tendance » (p. 16). A l’appui de sa démonstration, il insiste sur le fait que « le taux moyen de perte d’emploi sur la période 1991-1999 est 30 % plus élevé que le taux moyen observé au cours de la période 1982- 1990 » (p. 19). Une hausse de près d’un tiers donc, qu’évoque, par exemple, sans citer les données brutes, le rapport Vivier (2003), pour étayer son diagnostic de généralisation de l’instabilité de l’emploi.

Outre le fait, déjà mentionné, que l’indicateur retenu n’est pas directement pertinent pour apprécier la stabilité de l’emploi, on peut considérer que ce chiffre de +30 % ne dit, dans tous les cas, pas grand-chose en lui-même et qu’il masque même l’essentiel. Des données fournies par Maurin (2002), on peut en effet exhiber qu’en dépit de la croissance indéniable du chômage et de la précarité, 95 % des salariés du privé en emploi l’année t, le sont encore en t+1. On doit d’autant plus insister sur ce résultat, qui va à l’encontre de bien des idées reçues sur le sujet, que les données présentées par Maurin (2002) appellent trois remarques complémentaires.

* En premier lieu, elles ne portent que sur l’emploi salarié du privé. En intégrant le public, le risque de perte d’emploi pour le chômage, en 2000, passe de 4,8 % à 3,5 %.

* En second lieu, il apparaît que le risque de perte d’emploi concerne essentiellement, précarité oblige, les salariés qui ont moins d’un an d’ancienneté. Pour ceux qui ont plus d’un an d’ancienneté, ce risque était il y a vingt ans, et demeure aujourd’hui, limité : dans le seul privé, 96,7 % sont toujours en emploi en t+1 sur la période 1998-2000, contre 97,2 % dix ans plus tôt (1989-1991). 1 Avec ces données, on peut estimer que chaque salarié du privé connaîtra, en moyenne, pour une durée de vie active de quarante ans, deux transitions emploi – chômage (E – C) (le risque de perte d’emploi pour le chômage étant de l’ordre de 5 %), mais ceux qui ont plus d’un an d’ancienneté n’en connaîtront que 1,3. Par construction, ces chiffres ne rendent cependant pas compte de toutes les transitions par le chômage (les transitions de l’emploi à l’emploi, via le chômage, par exemple, étant exclues).

Difficile d’en déduire une tendance à l’instabilité généralisée. 2 L’étude par Fougère (2003) des transitions de l’emploi salarié privé vers le chômage sur la période 1982-2002, (via l’exploitation des enquêtes Emploi, soit une étude similaire à celle réalisée par Maurin), abonde dans ce sens : « on n’observe pas de tendance lourde à la croissance de l’instabilité, mais une tendance cyclique très forte » (p. 109). L’auteur souligne qu’il a été « surpris de constater à quel point l’essentiel des mouvements concernait les salariés récemment arrivés dans l’entreprise » (p. 107), en particulier ceux répertoriés en intérim ou en contrat aidé.

* En troisième lieu, les données attestent surtout du poids extrêmement important de la croissance économique. En 2000, le risque de perte d’emploi pour le chômage était de 4,8 % contre 4,4 % en 1984 (période récessive), celui des salariés ayant plus d’un an d’ancienneté était de 3,1 % (contre 3,0 %) et celui de ceux ayant moins d’un an d’ancienneté de 16,2 % (contre 13,4 %). Peu de différences entre ces deux dates donc. Et la prise en compte de la période mars 2000 – mars 2001 conforterait ce constat. Maurin (2002), de même que le rapport Vivier (2003) diagnostiquent une généralisation de l’instabilité d’emploi « indépendamment de la conjoncture ». Le problème est que, sur ce registre comme sur d’autres, le raisonnement « toutes choses égales par ailleurs » n’est guère tenable, car c’est justement l’état de la conjoncture qui détermine, pour l’essentiel, la grandeur examinée. Des données qui précèdent, on peut tirer une autre conclusion : une croissance économique non exorbitante, mais durable, est susceptible de réduire sensiblement le risque de chômage ainsi que la précarité. La reprise de l’emploi entre 1997 et 2001 l’illustre : dans un premier temps (entre 1997 et 1999), près de 30 % des emplois nets créés étaient temporaires (CDD et intérim), accentuant ainsi leur part dans l’emploi total. Dans un second temps, la précarisation a régressé : les 500 000 emplois nets créés entre mars 2000 et mars 2001, l’ont ainsi tous été en CDI (et à temps plein) (données Enquète Emploi, cf. Aerts et Mercier, 2001).

La prise en compte d’indicateurs plus larges de mobilité ne modifie guère les considérations qui précèdent. Le rapport Germe (2003) retient un indicateur qui intègre, en sus des transitions emploi - chômage (E-C), celles de l’emploi à l’emploi (E-E), du chômage vers l’emploi (C-E) et du chômage au chômage avec passage par l’emploi (C-C). 1 Ne sont donc pas pris en compte ceux qui sont devenus inactifs et les chômeurs qui n’ont pas occupé d’emploi sur un an.

Le taux de mobilité ainsi défini est passé de 12 % à 16,3 % de la population active (y compris l’emploi public) entre 1974 et 2001 (données enquêtes Emploi). 2 Germe (2003) en déduit un « accroissement des mobilités […] de plus en plus lié à une déstabilisation de l’emploi » (p. 113). Marque d’une certaine retenue, il se refuse néanmoins à soutenir que la « mobilité interentreprises serait la règle du fait du développement de la précarité » (p. 21).

Une hausse limitée donc, au regard des ruptures majeures intervenues entre ces deux dates. En outre, il apparaît que la majorité des mobilités sont d’emploi à emploi (E-E) et que cellesci sont, en 2001 (8,6 %), similaires, et même légèrement inférieures, à ce qu’elles étaient au milieu des années 1970. 3 Les mobilités emploi – emploi de 2001 constituent un record, lié au dynamisme de l’emploi. En 1985 et en 1994, le taux était de l’ordre de 5 %.

Si aucune indication n’est donnée sur les formes de cette mobilité, on peut aisément estimer qu’elles ont en fait largement changé de nature sur la période étudiée : moins de mobilité volontaire (démission puis embauche) et plus de mobilité imposée (sous forme d’emplois précaires). L’essentiel est bien ici : sur les trente dernières années, les transitions d’emploi à emploi (E-E) n’ont finalement pas augmenté, c’est leur forme qui s’est modifiée. Au total, l’augmentation, limitée, des transitions sur les trente dernières années renvoie donc essentiellement au chômage de masse qui s’est développé entre ces deux dates ; chômage de masse qui explique aussi, pour une large part, la métamorphose des formes de la mobilité.

Les travaux de L’Horty (2004) retiennent, quant à eux, les transitions de l’emploi vers le nonemploi (chômage et inactivité). 4 Le choix de cet indicateur est contestable puisqu’il assimile le passage à la retraite ou en pré-retraite à de l’instabilité d’emploi. Il permet néanmoins d’avoir un aperçu complémentaire par rapport aux études des seules transitions de l’emploi vers le chômage qui négligent, elles, les effets du « halo du chômage ».

Après avoir rappelé les termes de l’opposition entre les « évolutionnistes » (qui diagnostiquent une hausse de l’instabilité) et les « fixistes » (qui récusent ce diagnostic), l’auteur indique : « nous confirmons […] la thèse des fixistes sur l’absence de dérive structurelle de l’instabilité de l’emploi » (p. 4). Une conclusion d’autant plus intéressante que l’étude remonte à 1969. Depuis cette date, le risque de perte d’emploi pour le non-emploi a baissé entre 1969 (7 %) et 1974 (6,4 %), puis augmenté (irrégulièrement) jusqu’en 1993 (9,3 %), puis baissé jusqu’en 2001 (7,1 %) 5. Suivant la détérioration de la conjoncture, le risque remonte ensuite à 7,5 % en 2002 à un niveau finalement équivalent à celui de 1969. Pas de quoi, en effet, déduire un trend de hausse significative de l’instabilité. 6 Cf. aussi la critique par Postel-Vinay (2003) de l’exploitation de l’enquête Emploi (de 1975 à 2000) par Behaghel (2003). Elle ne porte que sur les salariés hommes et c’est l’une des limites pointées par Postel-Vinay (2003) qui présente sa propre exploitation et réfute la conclusion d’un déclin des contrats de long terme.

Au terme de cette recension, on peut faire deux remarques méthodologiques. En premier lieu, il importe décidément de se méfier de conclusions hâtives tirées d’évolutions souvent à la marge de données extrêmement sensibles à la fenêtre de temps et au champ étudiés. En second lieu, et cela ne fait que conforter ce qui précède, force est de constater que les indicateurs mobilisés n’ont pas la même robustesse. Si l’ambition est de mesurer la stabilité de l’emploi, entendue comme la durée du lien d’emploi au sein d’une même entreprise 1 On peut préciser l’analyse en s’intéressant à la mobilité entre établissements d’une même entreprise. Amossé (2003) indique que cette mobilité « interne » est stable (autour de 3 % des salariés) entre 1991 et 2002, seuls les indicateurs d’ancienneté (moyenne ou médiane, acquise ou totale) dans l’emploi et de taux de rétention sont directement opérationnels. A l’inverse, les données portant sur la position des individus, d’une année sur l’autre, en termes d’emploi, de chômage ou d’inactivité, ne donnent pas d’informations directement exploitables à ce niveau. 2 Les indicateurs ont, en outre, une sensibilité inverse à la conjoncture. Dans les phases de reprises, la stabilité (de l’emploi) mesurée par l’ancienneté baisse (cf. supra), tandis que la stabilité (de la main-d’oeuvre), mesurée par les transitions de l’emploi vers le chômage, augmente.

Elles représentent davantage un indicateur – parmi d’autres – de l’instabilité professionnelle, en sachant que celle-ci ne donne elle-même qu’un aperçu 3 Les différents indicateurs de transitions évoqués jusqu’alors n’intègrent pas, dans tous les cas, ceux qui étaient et demeurent au chômage. de la fragilisation des personnes sur le marché du travail, qui, elle, s’est sans conteste accrue au cours des dernières décennies (cf. 1.4). Quant aux données sur la rotation de la main-d’oeuvre (taux de sortie et/ ou d’entrée), elles livrent des informations sur le degré de précarisation de l’emploi, mais peu sur la stabilité de l’ensemble des emplois (cf. encadré sur le rapport du CERC, 2005).

Instabilité de l’emploi : de quoi parle-ton ?

A propos du rapport du CERC (2005) sur La sécurité de l’emploi

A l’instar de bien d’autres travaux, le rapport du CERC (2005) indique que l’instabilité de l’emploi s’est accrue au cours des vingt dernières années. Il soutient, simultanément, de façon cette fois contre-intuive, que l’insécurité de l’emploi n’a pas augmenté.

Les indicateurs retenus permettent de comprendre comment le CERC arrive à ces résultats.

La sécurité de l’emploi est définie comme « le fait, pour une personne, de demeurer employée sans interruption « durable », même s’il y a changement d’entreprise » (p. 8). Comme indicateur d’insécurité, le rapport retient les transitions de l’emploi vers le non-emploi (chômage et inactivité) qui n’ont, en effet, pas qualitativement augmenté depuis les années 1970 (cf. les travaux cités de L’Horty, 2004). Suggérons cependant que la notion d’« insécurité de l’emploi » est mal choisie pour désigner ce qui est décrit, qui désigne davantage l’instabilité professionnelle sur le marché du travail.

La stabilité de l’emploi est définie, de façon assez traditionnelle, comme « la continuité du lien d’emploi entre un salarié et une entreprise » (p. 8). Le rapport indique que plusieurs indicateurs permettent de l’apprécier : 1/ la durée complète de présence dans l’entreprise (l’ancienneté finale) ; 2/ l’ancienneté moyenne ; 3/ le taux de rotation (flux d’embauches et/ou de sorties) ; 4/ la part des heures travaillées par des salariés restant moins d’un an dans l’entreprise.

Le rapport prend soin d’indiquer que « ces divers indicateurs éclairent chacun une facette différente de l’instabilité : on ne peut en sélectionner un seul en négligeant les autres » (p. 71). Oubliant cette précaution, il établit ensuite son diagnostic de hausse de l’instabilité en pointant uniquement la hausse des taux de rotation. Or, par construction, ces taux n’enregistrent que des flux. Ils sont donc particulièrement sensibles au développement des emplois précaires. Leur hausse atteste de ce développement que nul ne songe à contester. Ils rendent, en revanche, très peu compte de la hausse de la durée des emplois durables. Bref, on peut juger qu’ils sont plus un indicateur du degré de développement des emplois précaires qu’un indicateur de l’instabilité de l’ensemble des emplois.

1. 3. Segmentation versus instabilité généralisée

Les vingt dernières années se sont-elles traduites par une généralisation de l’instabilité ou par une transformation des formes de la mobilité, la précarité, largement concentrée sur certains segments de main-d’oeuvre, tendant à remplacer la mobilité volontaire, dans un contexte avant tout marqué par le chômage de masse ? Généralisation de l’instabilité versus segmentation, d’une part, attention portée, ou non, au chômage pour rendre compte des formes de la mobilité, d’autre part, cette double opposition résume, pour une large part, l’état des débats quant à la stabilité de l’emploi. En sachant que les oppositions souvent se superposent : ceux qui diagnostiquent un modèle d’emploi instable relativisent fortement les effets de segmentation ainsi que le poids du chômage comme facteur explicatif de la précarité.

L’ouvrage de Maurin (2002) est symptomatique de ce dernier point de vue. Selon lui, « la montée des incertitudes n’est plus réservée à une fraction particulière du salariat et les frontières entre les emplois les plus ou moins exposés sont loin d’être étanches », et c’est pourquoi « les représentations duales de la société […] tournent à vide. Elles tendent à réifier en distance de classes des différences souvent transitoires et qui s’estompent avec le temps » (p. 10).

Le risque de perte d’emploi pour le chômage décomposé par professions agrégées, par niveau de diplôme et par âge, est censé illustrer ce processus (cf. tableaux).

Au cours des vingt dernières années, et à période comparable du point de vue de la conjoncture, le risque de perte d’emploi pour le chômage des cadres et professions intermédiaires a plus augmenté, insiste Maurin (2002) que celui des ouvriers et employés : +40 % pour les premiers, entre 1986- 1988 et 1995-1997 (le risque passe de 2,5 % à 3,5 %), contre +28 % pour les seconds (de 5,6 % à 7,6 %). Ce qui vaut pour les professions, vaut pour le niveau de diplôme ou pour l’âge. La tendance serait donc claire : la « fragilisation est trop générale pour fonder une représentation duale de la société » (p. 16).

Le raisonnement en termes d’évolution d’une proportion autorise, on le sait, bien des extrapolations. Si une grandeur X passe de 50 % à 75 % pour une catégorie A et de 0,5 % à 1 % pour B, il y a bien rapprochement puisque la croissance est deux fois plus élevée pour B (100 % contre 50 %). L’essentiel n’en demeure pas moins que A est « caractérisée » par cette grandeur, à l’inverse toujours de B. Les contrastes dont on parle ici sont certes moins saisissants. La façon dont Maurin (2002) interprète les données n’en procède pas moins d’une extrapolation que l’on peut juger hasardeuse.

Les données présentées font, en effet, surtout ressortir que le risque de perte d’emploi est concentré sur les jeunes a fortiori lorsqu’ils ont une faible ancienneté. Un diagnostic qui conforte le poids massif du chômage et de son corollaire en termes de précarité dans la structuration des formes de la mobilité. Il y a donc bien maintien de processus de segmentation selon l’âge.

Quant aux catégories par profession, le commentaire qu’en donne Maurin (2002) peut être réfuté dans la mesure où il repose sur une agrégation en deux grandes catégories – cadres et professions intermédiaires, d’un côté, ouvriers et employés, de l’autre – qui écrasent l’essentiel : la forte concentration du risque de perte d’emploi pour le chômage sur les ouvriers et employés non qualifiés. Selon les données présentées dans le rapport Germe (2003), ce risque était, en 2001, année de forte reprise de l’emploi, de 3 % en moyenne, mais de 6 % pour les ouvriers et employés non qualifiés, contre 3 % pour les ouvriers et employés qualifiés, soit un taux similaire à celui enregistré pour les cadres et professions intermédiaires (2 %). Bref, la situation des ouvriers et employés qualifiés est plus proche des cadres et professions intermédiaires que des ouvriers et employés non qualifiés. Plus important encore, les changements enregistrés sont limités : en dessous de 2 % dans les années 1980, le risque de perte d’emploi des cadres et professions intermédiaires a augmenté dans la phase récessive de la première moitié des années 1990, avant de se réduire sensiblement ensuite pour finalement retrouver un taux de 2 % en 2001 ; de l’ordre de 5,5 % dans la première moitié des années 1980 puis de 6 % dans la seconde, il a augmenté ensuite jusqu’à 8 % en 1994, pour les ouvriers et employés non qualifiés, avant de se réduire par palier jusqu’à moins de 6 % en 2001. Une tendance à la hausse, au total, mais extrêmement restreinte et qu’une croissance un peu durable est, à l’évidence, susceptible d’annuler rapidement. Et, surtout, la permanence d’effets de segmentation très sensibles selon les professions. 1 L’étude, par D. Fougère (2003), des trajectoires sur trois ans (via l’exploitation du panel de l’enquête Emploi) insiste sur l’importance des effets de segmentation, avec « 8 à 10 % des actifs » qui « seraient confinés dans une situation de précarisation accrue » (p. 110).

1. 4. Chômage, transformation des formes de la mobilité et fragilisation de la main-d’oeuvre

Plus que l’instabilité intrinsèque des emplois, ce sont les formes de la mobilité qui se sont transformées au cours des dernières décennies. Et le chômage pèse ici de tout son poids. D’un côté, il favorise le développement des mobilités contraintes. En réduisant les difficultés de recrutement, il permet aux entreprises d’ajuster – via les licenciements ou le non-renouvellement des contrats précaires – leur effectif à l’étiage de leur besoin en main-d’oeuvre. Si le poids des emplois précaires (CDD de droit commun, intérim, CDD aidés) dans les flux de contrats signés chaque année est souvent confondu – accentuant ainsi le sentiment d’insécurité – avec leur part, beaucoup plus réduite, dans le stock global d’emplois, celle-ci s’est néanmoins indubitablement accrue au cours des trente dernières années (de l’ordre de 3 % au début des années 1970 à plus de 10 % de nos jours). Mais, d’un autre côté, le chômage « gèle » les mobilités volontaires sous forme de démissions. Les thèses qui prédisent un modèle d’emploi intrinsèquement instable se méprennent, au demeurant, doublement : elles sous-estiment les mobilités volontaires à l’oeuvre durant les Trente Glorieuses, à la faveur du plein-emploi ; elles surestiment l’instabilité de l’emploi à l’oeuvre ensuite, en négligeant que, pour l’essentiel, ce sont en fait les formes de la mobilité qui ont changé sous l’impact du chômage et de son surgeon qu’est la précarité. 2 Sauze (2003), en s’appuyant sur une exploitation des Déclarations mensuelles des mouvements de main-d’oeuvre sur la période 1985-2000, indique : « ce qui a le plus changé […] ce n’est pas le fait que les entreprises auraient moins besoin de stabilité de l’emploi. Ce sont [les] hausses du chômage qui font que les démissions diminuent et que les entreprises choisissent d’augmenter les sorties potentielles en recourant aux CDD, cela pour continuer à ajuster l’emploi par les entrées » (pp. 9-10).

Cela n’est évidemment pas sans conséquence sur la façon d’appréhender, y compris d’un point de vue normatif, les transformations du marché du travail (cf. III).

Cela étant posé, il ne s’agit pas de nier l’augmentation de l’instabilité professionnelle des personnes ni a fortiori leur fragilisation sur le marché du travail, sous l’effet justement du chômage et de la précarité. Cappelli (1999), entre autres, insiste sur le fait que les indicateurs traditionnels de stabilité dans l’emploi – tels que l’ancienneté – mélangent allègrement l’effet des mobilités volontaires et involontaires, alors même qu’elles ont une signification totalement opposée du point de vue de la situation des personnes. En prolongeant son propos, on doit souligner que la stabilité de l’ancienneté dans l’emploi masque l’indéniable fragilisation de la main-d’oeuvre sur le marché du travail. 1 L’insécurité sociale ne se réduit pas à l’instabilité professionnelle qui, elle-même, ne se réduit pas à l’instabilité de l’emploi. Chacune relève, de plus, du registre des représentations. L’idée selon laquelle l’instabilité de l’emploi devient la norme se diffusant, on conçoit, par exemple, que les salariés tendent à surestimer la vulnérabilité de leur emploi (CERC, 1993). La conjoncture et les garanties en termes de protection du risque chômage interviennent, en outre, dans la formation de ces représentations, comme le montre le contraste entre le Japon, où la forte stabilité de l’emploi s’accompagne paradoxalement d’un fort sentiment d’insécurité (Passet, 2003) et le Danemark, où la situation est exactement inverse (Madsen, 2003). Selon Postel-Vinay et Saint-Martin (2004), le sentiment de sécurité de l’emploi est corrélé négativement à la législation sur la protection de l’emploi mais positivement à la générosité des allocations chômage.

Cela s’explique aisément : par définition, cet indicateur ne prend pas en compte la situation de ceux qui n’ont pas d’emploi. On ne peut d’ailleurs lui reprocher, puisque son objet est précisément de mesurer la stabilité des emplois. Pour faire image, si on calculait l’ancienneté dans l’emploi de l’ensemble des actifs, en imputant à ceux qui n’ont pas d’emploi une ancienneté égale à zéro, on enregistrerait alors une baisse notoire depuis trente ans, en particulier dans les pays qui connaissent un chômage de masse.

De ce qui précède, on peut déduire la remarque suivante : ce n’est pas dans l’émergence d’un modèle d’emploi intrinsèquement instable qu’il faut chercher les causes du développement bien réel de l’insécurité sociale, mais bien plutôt dans la conjonction d’au moins trois éléments. La remise en cause de l’Etat social, tout d’abord, et des perspectives de mieux-être social dont il était porteur (cf. Ramaux, 2003). Le déploiement de formes d’insécurité dans le travail, en second lieu, que ce soit en termes d’organisation du travail, ce que Askenazy (2004, p. 7) nomme le « productivisme réactif », ou de rémunération. La croissance, en fait très contrastée selon les pays, du chômage et de son surgeon qu’est la précarité, enfin. 2 Le coût social du chômage – déjà considérable puisqu’une fraction de la main-d’oeuvre se voit interdire de produire de la richesse – est accru si on prend en compte la détérioration de la qualité des appariements (des travailleurs demeurent dans leur entreprise alors qu’ils souhaiteraient partir, tandis que d’autres la quittent alors qu’ils souhaiteraient rester).

Ce dernier point est d’importance : mettre l’accent sur le rôle structurant du chômage invite à réhabiliter l’importance des débats sur les politiques économiques à mettre en oeuvre pour le réduire. A contrario, on doit constater que les travaux qui diagnostiquent un modèle d’emploi instable comptent souvent, on y reviendra, parmi ceux qui invitent à relativiser la portée de ces débats.

2. Comment expliquer la relative stabilité de la durée du lien d’emploi ?

Comment expliquer la stabilité relative de l’emploi ? Si des facteurs vont dans le sens d’une instabilité croissante (2. 1.), d’autres, à l’évidence trop souvent négligés, penchent en sens inverse (2. 2.).

2. 1. Des facteurs favorisent l’instabilité de l’emploi…

Parmi les facteurs qui augmentent l’instabilité de l’emploi, il faut distinguer ceux qui relèvent de tendances structurelles, largement irréversibles, et ceux qui relèvent de choix en termes de régulation au niveau micro, méso ou macroéconomique et qui, dans la mesure même où il s’agit de choix, sont susceptibles d’être remis en cause. La frontière entre les deux est évidemment ténue.

Les choix de politique économique, par exemple, induisent certains types de trajectoires et donc certaines formes d’irréversibilité. La frontière ne reçoit, en outre, pas la même définition selon l’inscription théorique retenue.

Le premier facteur, sans doute le plus incontestable, qui pèse dans le sens de l’instabilité des emplois est le raccourcissement de l’horizon temporel des firmes entraîné par l’accroissement du rythme des innovations technologiques et le raccourcissement du cycle de vie des produits. Il est clair, par exemple, que l’organisation de la production « par projet » (Boltanski et Chiappello, 1999) est susceptible d’accroître l’instabilité des activités et des emplois, même si le lien n’est pas mécanique.

Le second argument porte sur les technologies de l’information et de la communication (TIC) dont la nature même favoriserait l’instabilité de l’emploi1. 1 Carré et Drouot (2003) invitent à élargir le modèle de Mortensen et Pissarides (1998), quant aux conséquences de la vitesse d’apparition des innovations sur l’instabilité des emplois, en prenant en compte la nature des innovations. La diffusion de tâches moins routinières réduirait ainsi l’efficacité des apprentissages par routines et donc la stabilité de l’emploi.

Maurin (2002), en particulier, insiste sur ce point, avec, en fait, un double argument : les TIC mobiliseraient des qualifications et compétences moins spécifiques, et donc plus aisément transférables d’une firme à l’autre2, et, simultanément, elles se substitueraient à des processus de production requérant justement un travail de type idiosyncrasique. 2 Le rendement du capital humain spécifique aurait baissé avec les TIC. Les savoirs spécifiques à l’entreprise pourraient désormais être codifiés et stockés plus aisément, de sorte que les salariés perdraient leur rôle de « mémoire » de l’entreprise (Caroli, 2000 et 2003). Sur un autre registre, certains travaux soulignent que l’augmentation de la formation initiale, particulièrement vive en France depuis les années 1970, réduirait d’autant la nécessité de la formation sur le tas au sein de l’entreprise (Béret et alii, 1997). Cf. aussi J. Gautié (2004) qui insiste sur « l’affaiblissement des deux piliers des marchés internes traditionnels » (p. 35) que sont, selon lui, le capital humain spécifique et les « subventions implicites » (selon la qualification ou l’âge).

En lien avec les deux précédents, le troisième argument porte sur la tertiarisation des économies. Le rapport du CERC (2005, p. 39) insiste sur ce point : dans la mesure où la production des services ne peut être stockée, elle est plus sensible aux irrégularités de la demande (même si cette sensibilité se retrouve dans l’industrie avec le développement du « juste à temps »). On peut cependant juger que d’autres caractéristiques de la « relation de service » plaide en faveur de la stabilisation (cf. infra).

Le quatrième argument porte sur l’incertitude croissante des activités engendrée par la financiarisation et son corollaire en termes de mondialisation des économies. Celles-ci imposent une logique de court terme, réduisent l’horizon temporel des firmes et, partant, contribuent à accroître l’incertitude quant à la durabilité des engagements en termes d’emploi (Aglietta et Rebérioux, 2004).

Un cinquième argument, qui prolonge le précédent, porte sur le développement de nouvelles formes marchandes d’organisation des firmes et du travail. Gautié (2003) évoque ainsi une « remarchandisation du travail » : au-delà de la flexibilité croissante de l’emploi et du salaire, c’est au coeur même de la relation de travail que le marché s’instille. Le salarié, dont on prescrivait les tâches dans la logique fordiste, voit son autonomie et son initiative sollicitées, et se transforme en prestataire de service au sein même de l’entreprise. Il se rapproche ainsi, dans une certaine mesure, de l’indépendant » (p. 11). La valorisation des compétences individuelles, en lieu et place des qualifications inscrites dans des supports collectifs, les diverses formes d’externalisation, l’organisation de la firme en centres de profit quasi indépendants et reliés entre eux par une logique purement marchande (et mis en concurrence avec des entités extérieures à la firme elle-même), etc., sont autant d’éléments qui favorisent la re-marchandisation de la production et du travail lui-même, et, partant, l’instabilité des emplois. Mais ces évolutions, à l’instar du modèle de la firme actionnariale qu’elles déclinent, pour une large part, constituent-elles un horizon indépassable ?

L’éclatement de la bulle financière à l’aube du nouveau millénaire a mis à mal les thèses qui tablaient sur l’avènement d’un capitalisme financiarisé porteur d’un nouveau régime de croissance stable. Partant, c’est l’efficience économique même du capitalisme financiarisé qui peut être contestée non plus seulement théoriquement, mais empiriquement. Simultanément, on peut repérer, au coeur du capitalisme contemporain, des évolutions beaucoup plus contradictoires en matière de stabilisation.

2. 2. …mais le travail contemporain exige aussi de la stabilité

Sans prétendre à l’exhaustivité, on peut juger que quatre types de facteurs pèsent en faveur de la stabilité de l’emploi.

Le plus important a trait à certaines caractéristiques des nouveaux modèles productifs. A l’encontre des modèles taylorien ou fordien d’organisation du travail, ils mettent l’accent sur le travail en équipe, l’autonomie, la responsabilisation, la participation, la coopération et la confiance, les apprentissages collectifs et spécifiques (non transférables) à la firme, soit autant d’éléments qui supposent une certaine durabilité.

Le rapport Vivier (2003), bien qu’il prédise l’émergence d’un modèle d’emploi instable, évoque, lui-même, une série d’éléments qui, paradoxalement, plaident clairement en faveur de la stabilisation. Ainsi, « le travail apparaît aujourd’hui […] comme plus prenant, impliquant davantage l’individu dans un projet d’équipe requérant une vigilance soutenue dans la durée » (p. 39). On assiste au développement de « formes d’auto-organisation du travail par les collectifs ouvriers eux-mêmes, venant se substituer au contrôle hiérarchique direct antérieur. C’est la période de la valorisation de l’autonomie […], de la diffusion des responsabilités et du dépassement des hiérarchies par des nouvelles formes de coopération plus fonctionnelles » (p. 68). Le management devient participatif. Le contrôle par les moyens, les tâches, se voit remplacé par un contrôle par les résultats. On demande de façon croissante aux salariés d’imaginer les moyens à mettre en oeuvre afin de résoudre les difficultés de production, d’atteindre un certain nombre d’objectifs. En se référant aux travaux de Piotet (2002), le rapport Vivier (2003) évoque aussi le développement de « structures organisationnelles construites autour de la logique de métiers » (p. 34). Or cette logique de métiers suppose un processus de sédimentation dans la durée. On peut certes arguer qu’elle peut se déployer dans le cadre de marchés professionnels, avec mobilité de la main-d’oeuvre entre les entreprises, en lieu et place des marchés internes à l’entreprise. Le secteur des arts, en France, avec le système des intermittents du spectacle en est l’archétype. Mais outre que certaines pratiques (les « permittents ») attestent justement des dérives potentielles d’un système qui viserait à socialiser la mobilité de la main-d’oeuvre, force est de constater qu’on ne peut généraliser ce qui vaut pour ce secteur spécifique où la cumulativité des connaissances, comme facteur d’efficacité, joue peu.

Le second facteur de stabilisation a trait à l’évolution des professions. Le travail « sans qualité » se prête beaucoup plus à rotation que l’emploi qualifié. De fait, les emplois précaires sont massivement concentrés sur les emplois non qualifiés. Or, tout laisse penser que le travail de demain sera toujours plus complexe et les emplois, en ce sens, plus qualifiés1. 1 En gardant à l’esprit que la complexité croissante du travail n’est pas automatiquement porteuse de reconnaissance sociale en termes de qualification (cf. Charlier et alii, 2003).

Certaines vérités prosaïques méritent parfois d’être rappelées. Un rapport du BIT (1996) indiquait ainsi qu’« on observe une évolution marquée de la structure de l’emploi : on demande de plus en plus de qualifications ; or les emplois très qualifiés sont généralement des emplois de type classique » (p. 30)2. 2 Ce rapport indique qu’il convient, en outre, de ne pas « perdre de vue les avantages du contrat de travail de longue durée » (p. 44) eu égard aux coûts économiques du changement d’emploi, non seulement pour les entreprises (coûts de sélection et de formation qui augmente avec le capital humain spécifique), mais aussi pour les travailleurs (formation, déménagement, etc.).

A l’heure de l’ « économie de la connaissance », il y a, dans tous les cas, un paradoxe à soutenir que l’emploi deviendrait nécessairement plus instable, alors même que le système antérieur conjuguait tâches standardisées et, à ce titre, a priori plus aisément substituables, et néanmoins… stabilité de l’emploi.

En troisième lieu, on peut juger que certaines caractéristiques de la relation de service sont porteuses de stabilité (Bonamy et May, 1997). Le service, par définition, est largement indissociable de la personne qui le délivre. Le travailleur porte, pour partie certes, mais dans une proportion souvent sans rapport avec ce qui est à l’oeuvre pour la production de biens, la qualité même du produit qu’il délivre et l’identité même de l’entreprise pour laquelle il travaille. Dans le face-à-face avec les clients ou usagers, il doit interpréter la demande singulière qui lui est adressée, la traduire et arbitrer selon les exigences de l’entreprise. Autant de qualités qui, à l’évidence, supposent une certaine expérience, une certaine durée de la relation d’emploi. De fait, les données statistiques ne montrent pas que le tertiaire soit, de façon générale et indifférenciée, porteur d’emplois qualitativement plus instables que l’industrie, tandis que les projections sur l’évolution de l’emploi selon les secteurs ne laissent pas transparaître une déformation vers ceux qui sont caractérisés par une plus forte instabilité de l’emploi. Le secteur de la santé, par exemple, l’un des principaux créateurs d’emploi, s’accommode a priori mal de salariés « kleenex ». Quant aux « services à la personne », l’expérience des aides à domicile montre que les emplois correspondants peuvent s’accommoder de formes de stabilisation, selon le type de construction sociale retenue1. 1 La PSD (Prestation spécifique dépendance) encourageait l’emploi de gré à gré ou en mandataire, et donc l’instabilité des emplois. A contrario, l’APA (Allocation personnalisée à l’autonomie) a pu encourager le recours au « service prestataire » (l’aide à domicile est en CDI avec l’association) et la stabilité.

Avec l’accès durable des femmes à un emploi, par contraste avec la situation qui prévalait lorsque le mariage ou la maternité se traduisaient par leur retrait durable du marché du travail, on a, enfin, un autre élément structurel, issu de l’offre de travail cette fois, qui penche incontestablement en faveur de la stabilisation.

Il conviendrait évidemment de hiérarchiser, de pondérer, chacun des facteurs de stabilisation et de déstabilisation de la relation d’emploi. Une entreprise peu évidente à construire, tant il est difficile de raisonner « toutes choses égales par ailleurs » en la matière (certains facteurs sont étroitement interdépendants), et qui excède, dans tous les cas, les ambitions de cet article. Au registre plutôt empirique auquel renvoient ces facteurs, on se propose cependant d’ajouter un argument plus théorique : l’emploi a, dans tous les cas, une certaine durée, si du moins on accepte de considérer que la production est irréductible à l’échange.

2. 3. La production : un espace irréductible à l’échange

Penser la production comme un espace irréductible à l’échange ne va pas spontanément de soi dans le champ de la théorie économique. Si la théorie néo-classique reconnaît, depuis longtemps, que le marché du travail a des spécificités, son programme de recherche n’en consiste pas moins à réduire, du point de vue de l’analyse, l’ensemble des relations économiques à des relations d’échange. Dans son modèle de référence, celui de la concurrence parfaite, à l’aune duquel prennent sens les « imperfections », la production est réduite à une somme de relations d’échange. Si les imperfections peuvent, selon certains, contribuer à construire des « marchés internes », ceux-ci demeurent pensés comme des relations d’échange, les règles qui les constituent se réduisant, en fait, à des vecteurs-prix établis dans un contexte d’imperfections. On conçoit donc qu’il soit aisé, dans ce cadre théorique, d’envisager une déstabilisation des « marchés internes » au profit des « marchés externes ».

Penser la production comme irréductible à l’échange invite, au contraire, à soutenir que ces deux espaces, pour être étroitement articulés, remplissent néanmoins des fonctions fondamentalement différentes. Le marché peut sans doute réaliser bien des choses en termes d’échange des ressources.

Il ne produit cependant jamais rien. Par définition, on échange sur un marché des marchandises produites en amont dans le cadre de l’espace particulier qu’est justement la production. Il n’y a, en ce sens, jamais d’arbitrage, à proprement parler, entre marché et organisation contrairement à ce que soutiennent Coase (1937) et Williamson (1975). Il peut y avoir arbitrage entre réaliser soimême (produire) ou acheter un produit sur un marché. Mais dans ce dernier cas, il s’agit bien d’acheter une marchandise produite au préalable dans une autre entreprise.

La production (et le travail qu’elle engage) est irréductible à l’échange : elle est d’abord un espace d’usage de ressources et de création de nouvelles ressources, qui suppose une temporalité propre, irréductible au temps, potentiellement instantané, de l’échange. La stabilité de l’emploi qui en découle peut certes être plus ou moins importante, selon l’expérience requise notamment en termes d’apprentissages spécifiques, de coopération – et donc de confiance – à construire, de l’existence ou non d’une « armée de réserve »1 et des choix d’organisation du travail. Elle n’en demeure pas moins, si l’on peut dire, « toujours là », inscrite de façon inaugurale dans l’irréductibilité de la production à l’échange. En systématisant le propos, on peut suggérer que c’est la notion même de « marché externe » qui, dans cette optique hétérodoxe, doit finalement être réfutée (cf. Favereau, 1989 ; Ramaux, 2004). 1 Lemistre (2002) indique qu’on assiste moins à une érosion des « marchés internes » qu’à une transformation de leur fonction. Alors qu’ils visaient essentiellement à stabiliser une main-d’oeuvre rendue potentiellement nomade par le plein-emploi, ils s’inscrivent plus dans les stratégies de maximisation de l’effort des salariés.

3. En guise de conclusion : remarques critiques au sujet de la « sécurité emploi – formation »

Quelles sont les principales transformations à l’oeuvre en matière de travail et d’emploi ?

Les travaux qui prédisent l’émergence d’un modèle d’emploi instable en font naturellement l’une des innovations majeures. La notion de « flexsécurité » résume bien les défis qui sont à relever selon eux : sécuriser la main-d’oeuvre dans un contexte de flexibilité et d’instabilité inéluctables des emplois. De nouvelles régulations doivent donc être promues, centrées sur l’introduction de dispositifs de sécurité emploi – formation2 afin de faciliter les transitions sur le marché du travail, entretenir l’ « employabilité » de la main-d’oeuvre. L’insuffisance d’emploi, dans cette optique, n’est pas appréhendée comme le principal problème à résoudre. Non que ces travaux n’évoquent pas le chômage. Mais sa réduction même est censée découler de la mise en place de dispositifs de sécurité emploi – formation, le travailleur en formation n’étant, par définition, pas au chômage. 2 Cf. en ce sens, avec de grosses nuances quant aux contours des dispositifs envisagés, les rapports de Boissonnat (1995) et Supiot (1999), les travaux sur les marchés transitionnels (Schmid, 1995 ; Gazier et Schmid, 2002 ; Gazier, 1997) – les récents travaux de Gazier (2003) insistent cependant plus sur les transitions internes à la firme – , les plaidoyers de l’OCDE ou de la Commission européenne en faveur de la « formation tout au long de la vie », les propositions de la CGT en faveur d’une « sécurité sociale professionnelle » (cf. Mansouri-Guilani, 2001 ; Le Duigou, 2002) et celles de Boccara (2002).

On peut ce faisant mesurer la distance, mais aussi une certaine proximité de point de vue avec les néo-classiques. Ceux-ci sont divisés sur les moyens à mettre en oeuvre pour réduire le chômage. Certains préconisent des réformes libérales (baisse du Smic, des allocations chômage, etc.), d’autres (les « nouveaux-keynésiens ») prônent, au contraire, une intervention publique, via notamment les aides à l’emploi. Ils s’accordent néanmoins sur trois éléments : (i) le niveau de l’emploi est déterminé sur le marché du travail, (ii) le coût du travail est responsable du chômage ; (iii) seule une baisse de ce coût est donc susceptible de le réduire. Les travaux qui prônent la mise en place d’une sécurité emploi – formation se focalisent, de même, sur le seul marché du travail et plaident en faveur de « réformes structurelles » de ce marché. La convergence de point de vue s’arrête certes ici, puisque là où les néo-classiques plaident pour des réponses quantitatives de baisse du coût du travail, ils abondent en faveur de réformes qualitatives, visant à faciliter les transitions sur le marché du travail. La convergence n’en est pas moins réelle et se retrouve dans la tendance à relativiser la portée des débats de politique économique. Souvent elliptiques sur l’explication théorique du chômage, ils s’abstiennent ainsi, le plus souvent, de porter un jugement un tant soit peu approfondi sur la pertinence des politiques de relance keynésiennes, confortant ainsi la représentation néo-classique selon laquelle elles seraient, au fond, dépassées.

En partant du constat que, plus que l’instabilité croissante de l’emploi, c’est le chômage de masse qui pèse de tout son poids et qui a transformé les formes de la mobilité, on peut, au contraire, soutenir que l’enjeu est bien d’abord de s’interroger sur les moyens de le réduire, afin de favoriser les mobilités volontaires de la main-d’oeuvre. Une optique qui réhabilite, pour le coup, la portée des controverses sur les politiques économiques.

Un travailleur en formation n’étant pas au chômage, la généralisation de la sécurité emploi – formation permettrait de résoudre la question du chômage. Cette solution, séduisante sur le papier, soulève nombre d’interrogations : que vaut une formation si elle ne débouche pas sur un emploi ? Si l’emploi vient à manquer, les formations ne risquent-elles pas de « tourner à vide » ? Peut-on exiger de la main-d’oeuvre, a fortiori si elle est peu qualifiée et en souvenir « d’échecs » scolaires, d’enchaîner formation sur formation, si celles-ci ne débouchent pas sur un emploi ? Passé un certain temps, à défaut de véritable emploi, ne sera-t-on pas conduit à proposer des « activités »1 ? Où l’on voit que le learnfare proposé n’est peut-être pas si éloigné de cet autre instrument « d’activation » que sont les dispositifs néo-classiques de workfare. 1 Le rapport Cahuc et Kramarz (2004) sur la sécurité sociale professionnelle plaide en ce sens. Il suggère de conditionner, « après une période donnée de chômage », le versement des allocations chômage au fait d’accepter une « occupation à temps partiel », sous la forme de formation ou d’emploi dans le secteur non marchand (p. 50). Soulignons qu’on dispose, avec ce rapport, de la déclinaison néo-classique du thème de la sécurité sociale professionnelle.

Alors que le travail est de plus en plus cognitif, repose sur des connaissances en constante évolution, qu’il tend donc à se confondre avec la formation, l’expression même de sécurité emploi – formation tend à séparer ces deux termes. Avec une conséquence : favoriser le rejet de la formation hors de l’emploi, et légitimer ainsi l’idée (déjà portée par les formules de « co-responsabilité » ou de « coinvestissement  ») selon laquelle les coûts de formation doivent échapper à la charge des entreprises.

Le régime des intermittents montre comment des entreprises peuvent reporter sur la collectivité la prise en charge de la rémunération. Par un subtil paradoxe, des droits sociaux se transforment ainsi en instrument de baisse du coût du travail. Mais le déficit de ce régime ne montre-t-il pas la difficulté qu’il y aurait à le généraliser à l’ensemble des secteurs ?

Ces réserves étant posées, il est cependant un écueil : laisser entendre que la question posée des garanties statutaires à offrir entre deux emplois est infondée. En ayant le souci d’une certaine dialectique par rapport aux critiques avancées, on peut au contraire soutenir qu’elle est doublement fondée. En premier lieu, car on ne peut décemment offrir comme seule réponse aux chômeurs d’attendre les effets des politiques keynésiennes sur l’emploi. En second lieu, il faut bien admettre, que si on ne compte plus les luttes « contre les licenciements », on peine à se souvenir de l’issue victorieuse d’une seule d’entre elles. Le plus souvent, elles permettent uniquement d’en améliorer les conditions.

La question du statut à offrir aux sans-emploi se pose donc. La notion de sécurité sociale professionnelle vise juste en ce sens. A la double condition de ne pas en faire un substitut des politiques économiques de soutien à l’emploi et de ne pas lâcher la proie du droit du travail pour l’ombre du droit des reconversions, on peut même y voir l’un des axes majeurs de la nécessaire refondation de l’Etat social. Preuve du caractère inachevé de celui-ci, les sans-emploi ont toujours été les parents pauvres de la protection sociale.

L’Unedic n’a été créée qu’en 1958 et leurs droits ont été fortement réduits ces dernières années (Daniel et Tuchszirer, 1999). Le fait que le travailleur puisse bénéficier d’un authentique statut, y compris quand il est privé d’emploi, peut servir de boussole. Mais quel doit être ce statut ? Plus que la formation, on peut soutenir que c’est la rémunération des sans-emploi, particulièrement faible aujourd’hui, qui est d’abord en jeu. Une rémunération qui contribuerait d’ailleurs à donner un sens aux formations.

Au-delà, on peut soutenir que le statut à bâtir doit viser à ce que le travailleur privé d’emploi ne soit plus considéré comme un chômeur, stigmatisé et insécurisé par de faibles ressources. En offrant un tel statut professionnel, c’est finalement la figure même du chômeur, telle qu’elle existe depuis un siècle, qu’il s’agit de faire disparaître.

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