Fonder la démocratie uniquement sur les résultats du suffrage universel ... signifie l’exercice d’un pouvoir absolu, autoritaire et inflexible pendant tout le temps d’une législature (par Bernard Lahire, sociologue)

vendredi 5 novembre 2010.
 

Bernard Lahire : « Le recours aux réquisitions est un aveu d’échec politique »

Dénonçant l’inflexibilité de principe du pouvoir en place et son mépris pour les plus dominés et les plus précaires, le sociologue Bernard Lahire en appelle à la négociation avec les syndicats et les associations.

Quels sont, de votre point 
de vue, les enjeux 
du mouvement social actuel  ?

Bernard Lahire. Tout mouvement social un peu durable est toujours porteur de colères ou d’exaspérations qui dépassent très largement l’événement déclencheur initial. Le gouvernement, et tous les commentateurs qui, classiquement, lui emboîtent objectivement le pas, a bien évidemment intérêt, tout d’abord à restreindre le sens social des manifestations et des actions de résistance, puis à présenter la situation en opposant ceux qui ne «  comprennent  » pas la «  nécessité  » de la réforme des retraites au pouvoir en place, qui serait le seul à agir avec le «  sens des responsabilités  ». Concernant la question des retraites, d’abord, le sentiment d’injustice est grand. La façon dont a procédé le gouvernement a interdit tout débat public sur la question des conditions de travail et de «  pénibilité  ». Et la gauche, de son côté, n’a pas fait le travail pour imposer ce débat. Quand on sait les écarts d’espérance de vie entre des métiers manuels, usants et souvent dangereux, et des métiers physiquement moins exposés, on voit que l’injustice touche à des questions existentielles fortes concernant la durée de l’existence et les conditions de vie plus ou moins dignes durant les dernières années. Mais il y a aussi de nombreuses professions «  non manuelles  » qui engendrent des fatigues ou des tensions difficiles à supporter au fur et à mesure que le temps passe. Partir avant l’âge légal, ce que sera sans doute obligée de faire une partie des salariés, c’est accepter de perdre de l’argent. Comment bénéficier de soins de plus en plus lourds au fur et à mesure que l’on vieillit avec des retraites de plus en plus réduites  ? Comment des millions de petits retraités pourront-ils vivre une fin de vie décente dans des institutions souvent excessivement onéreuses  ? Derrière un discours «  rationnel  » et «  raisonnable  », se cache un profond mépris pour les plus dominés et les plus précaires. Mais un mouvement comme celui-ci est gros de ressentiments accumulés par des catégories différentes de la population. Des politiques d’immigration indignes, au mépris de toute contestation depuis trois ans (par exemple, six mois de grève dans l’enseignement supérieur n’ont abouti à rien), en passant par les affaires scandaleuses et les soupçons de corruption tournant autour du ministre même qui est chargé du dossier des retraites, nombreuses sont les raisons de descendre dans la rue et de manifester son mécontentement.

Que pensez-vous du recours gouvernemental aux réquisitions, face aux blocages de lieux stratégiques par les grévistes  ?

Bernard Lahire. C’est un aveu d’échec politique. L’inflexibilité de principe du gouvernement conduit nécessairement vers 
des formes autoritaires de «  déblocage  » des situations. 
Le recours à la force physique 
est le symptôme d’un déficit de négociations et d’une surdité aux revendications. Un gouvernement qui n’écoute pas les citoyens 
et qui n’a de cesse 
de vouloir rétablir l’ordre est 
un gouvernement qui perd en sagesse et en force démocratiques.

Le gouvernement peut-il toujours 
se prévaloir d’une légitimité démocratique pour appliquer 
sa « réforme » des retraites, 
alors qu’une majorité 
de la population la refuse  ?

Bernard Lahire. Il y a deux conceptions de la démocratie  : celle qui s’appuie uniquement sur les résultats du suffrage universel et celle qui inclut la négociation avec les syndicats, les associations, les coordinations, etc. Le gouvernement fonde son action sur la première. Cela signifie l’exercice d’un pouvoir absolu, autoritaire et inflexible pendant tout le temps d’une législature. C’est une conception bien pauvre de la démocratie.

Au-delà, dans quelle situation se trouve la démocratie française aujourd’hui  ? Quelles sont les voies à explorer pour une réinvention démocratique  ?

Bernard Lahire. Il faudrait non seulement avoir des élites moralement au-dessus de tout soupçon (alors que les petites entorses aux règles, les multiples sortes de conflits d’intérêts ou les « grandes affaires  » montrent en permanence que ceux qui n’ont de cesse de faire la chasse aux délinquants commettent en permanence des infractions sans craindre les sanctions), mais aussi des modes de gouvernement davantage fondés sur la concertation et la négociation avec les corps intermédiaires.

Dernier ouvrage paru : Franz Kafka. Éléments pour une théorie de la création littéraire. Éditions La Découverte, 2010.

Entretien réalisé par Laurent Etre, L’Humanité


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