Capitalisme, modernité, progrès et décivilisation (par Geneviève Azam, ATTAC)

jeudi 9 décembre 2010.
 

Comment assurer la pérennité d’un monde aux ressources limitées  ? Dans son dernier ouvrage, Geneviève Azam, coprésidente du Conseil scientifique d’Attac, interroge la notion de modernité, trop souvent synonyme d’expansion industrielle. Le Temps du monde fini. Vers l’après-capitalisme, août 2010, Les liens qui libèrent, 224 pages, 18 euros.

« Le temps du monde fini commence. » Ces mots de Paul Valéry datent du début du XXe siècle. Qu’ont-ils à voir avec 
la crise environnementale actuelle  ?

Geneviève Azam. Quand il parle de monde fini (1), Paul Valéry évoque la finitude de la Terre. J’entends pour ma part une Terre aux ressources limitées, voire détruites, mais également l’effondrement du système. Fondé sur l’accumulation infinie de richesses, le capitalisme implique une mobilisation sans limites des ressources naturelles autant qu’humaines. En soumettant la nature à la loi du profit et de la propriété privée, il épuise les conditions de sa propre reproduction. L’oubli que les activités humaines s’inscrivent dans des écosystèmes menace la possibilité d’un monde commun. Dans un monde fini, l’expansion ne peut se poursuivre qu’au prix d’inégalités insoutenables, de dégradations écologiques meurtrières, d’autoritarisme et de guerres pour l’accaparement des ressources. L’expansion et le toujours-plus sont des projets de dé-civilisation.

Pourtant, vous l’écrivez  : 
le capitalisme a su absorber la crise environnementale, via les technologies vertes, par exemple…

Geneviève Azam. La force du capitalisme est de tenter de faire de cette crise un nouveau levier d’expansion économique et d’expropriation des biens communs que sont la terre, l’eau, l’air, les forêts, les semences. Pour répondre à la crise énergétique, des millions d’hectares de terres sont convertis aux agrocarburants. Parallèlement, on prône les cultures OGM pour répondre à une crise alimentaire déjà vive. Réponse qui, in fine, accélère les pertes en biodiversité. Bref, que le capitalisme sache trouver des solutions techno-économiques rentables, et sectoriellement efficaces, est une évidence. Mais, paradoxalement, la globalisation a accéléré ses limites. Car la crise est globale. Elle s’accélère et ne peut être dépassée par des mesures sectorielles guidées par le calcul des gains à court terme.

À vous lire, la conception occidentale du progrès, y compris dans ce qu’elle 
a hérité des Lumières, porte en 
elle les germes de l’épuisement des ressources. Quelle marche a-t-on raté  ?

Geneviève Azam. Je ne rejette pas l’esprit des Lumières, et même je m’en revendique en ce qu’il sépare les lois de la nature et les choix autonomes des sociétés. Mais l’émancipation a été pensée comme opposition entre les humains et la Terre, comme une maîtrise rationnelle de la nature. Pourtant, autonomie et séparation ne veulent pas dire rupture de lien, accaparement ou domination. Aujourd’hui, pour la première fois de l’histoire humaine, le temps long de l’histoire terrestre rejoint le temps court de l’histoire des sociétés  : les recherches scientifiques montrent que nous agissons sur la biosphère. Penser l’égalité et la justice, le bien-vivre suppose d’accepter la part naturelle de la condition humaine et l’inscription des sociétés dans des écosystèmes fragiles.

Mais peut-on poser des limites 
à l’humain sans limiter l’humain  ?

Geneviève Azam. Je sais que cette notion de limites pose question. Nous avons à nous défaire de l’imaginaire dominant qui se trouve à la base du néolibéralisme et qui voudrait que la liberté soit associée à l’expansion infinie et à l’absence de limites. C’est là notre difficulté. Si nos désirs sont infinis, nos besoins matériels ne le sont pas. Accumuler, consommer… c’est une conception libérale de la liberté. Que vaut-elle quand on ne touche que 500 euros par mois  ? Le refus des limites appauvrit les désirs, y compris celui de transformation sociale, et les transforme en besoins solvables sur le marché de la consommation.

« Il faut en finir avec la bannière 
du progressisme »  : c’est un appel 
que vous lancez au mouvement social. Plaidoyer pour une décroissance  ?

Geneviève Azam. Le progrès ou encore la modernisation ou la croissance font consensus entre la droite et les forces progressistes quand ces dernières se contentent de critiquer le capitalisme comme frein à la croissance. Les dégâts de la modernisation, dans l’agriculture, les entreprises, les services publics sont aujourd’hui criants. Les mouvements sociaux, souvent taxés d’archaïques, n’ont pas à craindre d’assumer leur volonté de conservation, à l’heure où les forces dites conservatrices détruisent tout ce qui rend les sociétés possibles et vivables. La critique de la croissance qu’expriment les notions de décroissance, de bien-vivre, de prospérité sans croissance est un passage nécessaire pour penser la bifurcation. C’est aussi une manière de retrouver une sagesse populaire, injustement dépréciée au nom du progrès, qui s’exprime souvent par  : « Cela nous suffit. »

Quid du risque de tomber dans 
un moralisme écologique qui dicterait à chacun comment vivre  ?

Geneviève Azam. Aujourd’hui, ce sont quelques multinationales qui dictent les besoins et le comment-vivre, sans s’embarrasser d’une quelconque morale. Quant à savoir ce qu’il est raisonnable ou suffisant, et aussi moral, de produire et consommer, c’est une question politique centrale qui exige une mise en œuvre démocratique. Le mérite de la conscience écologique est de permettre aussi de penser ce que nous faisons.

Le chaos climatique offre 
au libéralisme des opportunités nouvelles d’expansion… Offre-t-il 
des opportunités nouvelles 
de résistances sociales  ?

Geneviève Azam. À Copenhague, le mouvement pour la justice climatique a surpris par sa force et sa diversité. Son slogan phare était « Changer le système, pas le climat ». Bien sûr, cela reste vague. Mais il contient l’idée que la solution ne pourra être trouvée en conservant les mêmes paradigmes. En plaidant pour une reconnaissance d’une dette écologique des pays du Nord vis-à-vis des pays du Sud, ces derniers interrogent directement notre système de production et de consommation. Pour eux, la crise écologique n’est pas une abstraction  ; ils subissent quotidiennement la destruction de leurs milieux de vie et mènent d’importantes luttes pour la réappropriation des ressources. Elles existent aussi dans les pays industriels, quand des mouvements s’activent pour empêcher le foncier d’envahir les terres agricoles ou que des communes s’engagent dans une remunicipalisation de l’eau. Tout cela témoigne de sociétés en mouvement.

(1) Regards sur le monde actuel, 
Paul Valéry, 1931.

Entretien réalisé par 
Marie-Noëlle Bertrand, L’Humanité


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