Le retour de l’argent roi (par Jacques Julliard dans Marianne)

samedi 22 janvier 2011.
 

PEUT-ON ÊTRE MILLIARDAIRE... ET DE GAUCHE ?

Ne pas mettre l’argent à gauche

Ce qui rend le monde moderne insupportable et le distingue des périodes précédentes, ce n’est pas la suprématie de l’argent. C’est l’extension du mercantilisme.

Mais qu’est-ce qu’ils ont tous à parler d’argent ?" demandent en choeur le banquier, le spéculateur, le chef d’entreprise. Oui, qu’est-ce qui leur prend aux gens de la rue, aux ouvriers, aux fonctionnaires ? On n’a pas idée, c’est nouveau, ça. Et d’abord, qu’est-ce qu’ils y connaissent ?

Les gens bien élevés ne parlent pas d’argent. Pas à table en tout cas. Pas devant les enfants, les domestiques, les étrangers. La grande ruse des riches, c’est de faire comme si l’argent n’avait pas d’importance. Comme s’il n’existait pas. Chez les gens bien élevés, l’argent, c’est le passager clandestin. C’est pourquoi il faut toujours parler d’argent.

Mais de quel argent ? Celui que l’on dépense ou celui que l’on investit ? Celui qui donne de la jouissance, ou celui qui donne du pouvoir ? Sous le même nom, ce sont là deux choses différentes.

D’une part, le fric. De l’autre, le capital.

Personne de sensé ne nie la nécessité de l’investissement en capital accumulé. C’est-à-dire de la richesse prélevée sur la production antérieure, afin de financer celle du futur.

Quant à l’utilité sociale de l’enrichissement individuel, elle a fait, depuis le XVIIIe siècle, l’objet de débats passionnés. Faut-il interdire le luxe ? Dans la Fable des abeilles (1714), un classique de l’économie politique libérale avant Adam Smith, Bernard Mandeville fait le tableau désolant d’un régime qui aurait aboli le luxe et soumis l’économie aux règles de la morale et de la justice : bientôt, l’activité se ralentit, la ruche périclite et chacun se retrouve plus pauvre que précédemment. La cause paraît entendue. Oui, mais l’écart croissant entre les pauvres et les riches est-il tolérable dans une démocratie fondée sur l’égalité des droits et sur l’égale dignité des individus ? Dès le XIXe siècle, un Chateaubriand, un Tocqueville en doutent. Si l’investissement suppose la concentration du capital grâce aux banques et à la Bourse, la démocratie exige au contraire une répartition aussi égalitaire que possible de la richesse produite.

Au congrès d’Epinay, en 1971, François Mitterrand avait dénoncé, alors qu’il s’emparait du Parti socialiste, "l’argent qui corrompt, l’argent qui achète, l’argent qui écrase, l’argent qui tue, l’argent qui ruine, et l’argent qui pourrit jusqu’à la conscience des hommes !" ; parvenu au pouvoir, il ne craignait pas, en 1983, de réhabiliter le profit, et avec lui le capitalisme dont il est le moteur. Mais si, devenu président, le premier secrétaire du Parti socialiste avait changé, le capitalisme, lui, changeait plus vite encore. Avec la chute du mur de Berlin et l’effondrement du messianisme communiste, il était débarrassé de son seul concurrent à l’échelle mondiale. Resté maître du terrain, il laissait tomber tous les oripeaux sociaux que la dureté des temps lui avaient fait endosser au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Le passage d’un capitalisme managérial, où les chefs d’entreprise acceptaient la concertation avec les syndicats ouvriers et l’Etat et s’accommodèrent de l’ardente obligation du Plan, à un capitalisme patrimonial où les actionnaires faisaient la loi, ce passage, dont Reagan et Thatcher furent les initiateurs, modifiait complètement la donne.

Le paysage social s’en trouvait bouleversé. On n’eût pas imaginé, sous les Trente Glorieuses - qui furent, on l’oublie trop souvent, l’apogée d’une économie concertée -, l’exigence d’un "retour sur investissement" de 15 %.

Quinze pour cent tout de suite ! Un taux proprement usuraire qui attestait de la suprématie sans limites de la puissance financière, et d’une éclipse presque totale du pouvoir politique. La tendance de tout pouvoir est d’aller à la limite de ses possibilités : pourquoi eût-on voulu que le pouvoir financier échappât à la règle ? La mondialisation, en permettant de délocaliser la production chaque fois que nécessaire, rendait la défense du pouvoir d’achat difficile et celle de l’emploi à peu près impossible. Il en résulta un capitalisme libéré de toute contrainte nationale et de tout esprit de responsabilité, sourd à la discussion, aveugle à l’égard des catastrophes en chaîne qu’il déclenchait.

La gauche mit beaucoup de temps à s’en apercevoir, mais les populations concernées, aux prises avec des difficultés nouvelles, furent plus promptes à réagir. Derrière tous les grands mouvements de ces dernières années, des grèves de 1995 au non lors du référendum de 2005 sur l’Europe, il y a la sourde inquiétude d’une population hantée par son impuissance à peser sur l’événement. Le retour du capitalisme aux pratiques de la lutte de classes façon XIXe siècle explique à la fois le scepticisme social et la radicalité du discours populaire sur la question de l’argent. Le sentiment que le pouvoir de l’argent n’a plus de contrepoids est au coeur de la bronca populaire et de l’impopularité persistante de Nicolas Sarkozy.

Le retour de l’argent roi, l’apothéose de l’argent, se manifestent de deux manières.

1. La frénésie de l’enrichissement personnel

Ce qui fit longtemps la force du capitalisme, c’est son anonymat relatif, qui reléguait les passions individuelles et la cupidité des personnes à l’état de phénomènes marginaux. La rémunération des dirigeants ne pesait guère sur les comptes des entreprises. Parfois, le patron n’arrivait qu’au cinquième ou même dixième rang dans la hiérarchie des salaires de son établissement.

Soudain, tout change ! La silhouette des grands patrons, de ces "hommes en gris" longtemps confondus avec la grisaille des murs de leurs usines, s’individualise. Ils deviennent des vedettes médiatiques au même titre que les hommes politiques ou les acteurs. Les fêtes somptueuses qu’ils donnent, les mariages de leurs enfants, leurs résidences, leurs yachts pour loisirs, leurs amours, tout cela envahit les journaux people. Le patron cesse d’être un rouage de la machinerie sociale pour devenir le sujet d’une aventure personnelle. L’entreprise cesse d’être l’histoire d’une famille, d’un milieu, d’une collectivité à laquelle chacun s’identifie, à sa manière, du patron à l’ouvrier. Il n’y aura bientôt plus de Michelin. Mais il y a des usines à fric, que leurs propriétaires échangent, dépècent, vendent par appartement, rachètent ou jettent à la ferraille selon la loi du profit maximal. Cette dépersonnalisation, cette déshumanisation poussée plus loin qu’elle ne le fut jamais, met à nu la trame du système. Il ne s’intègre à aucun cadre, rejette violemment toute association à une histoire vécue, toute identification à un destin. Nous voilà loin de cette éthique protestante qui aurait été le véritable esprit du capitalisme, et dont on nous a longtemps rebattu les oreilles pour tenter de donner à l’entreprise une espèce de dignité spirituelle. En réalité, le livre de Max Weber (1) n’est en aucun cas une apologie du lucre et une mystique de l’enrichissement. A bien des égards, il se présente comme une tentative désespérée pour inculquer au capitalisme une moralité dont l’auteur le sait dépourvu.

Alors, quand la morale est absente et que l’esprit de solidarité déserte, que reste-t-il ? La loi du profit maximal, cette course folle à l’enrichissement personnel en dehors de toute considération d’utilité sociale. Et l’impuissance de l’Etat et de l’opinion à limiter les écarts de revenus qui sont passés en un siècle de 1 à 30 à 1 à 1 000. Entre Mélenchon qui dit, provocateur : "A partir d’un certain chiffre, je prends tout !", et les Bill Gates, les Warren Buffet qui disent courageusement : "A partir d’un certain chiffre, je rends tout !", où sera bientôt la différence ?

2. La mercantilisation de toute chose

L’argent, on le sait, est un équivalent universel. C’est un signe qui se substitue à la chose signifiée et qui peut signifier n’importe quoi dans l’ordre des choses matérielles, qui sont le produit du travail humain. Mais quand il en vient à servir d’équivalent à n’importe quelle forme de l’activité humaine et à s’imposer aux produits de l’esprit réputés non mercantiles, c’est alors qu’il y a problème. Quand c’est lui qui régit les rapports humains dans le domaine des sentiments, de la sexualité, mais aussi de la science et de l’art, de la religion et du jeu, alors la perversion commence. Ce qui rend le monde moderne littéralement insupportable et qui le distingue de toutes les périodes précédentes, ce n’est pas la suprématie de l’argent. C’est l’extension du mercantilisme de l’ordre matériel à l’ordre intellectuel et à l’ordre spirituel, pour employer les distinctions de Pascal.

C’est, dit Péguy, une simonie (2), c’est-à-dire le trafic monétaire des choses de l’esprit. Quand le sport n’est plus du sport, c’est-à-dire un plaisir gratuit, pour devenir un enjeu financier, alors nous sommes dans la simonie.

Pour le dire autrement, notre époque est celle du passage du mercantilisme restreint de la loi de l’offre et de la demande à toutes les activités humaines, se traduisant par la privatisation des choses réputées non commercialisables comme la justice, le ressort même du capitalisme moderne. Tel n’est pas pourtant l’esprit d’un des théoriciens les plus respectables de ce capitalisme, comme François Perroux qui écrivait en 1957 : "Toute société capitaliste fonctionne régulièrement grâce à des secteurs sociaux qui ne sont ni imprégnés, ni animés de l’esprit du gain et de la recherche du plus grand gain. Lorsque le haut fonctionnaire, le magistrat, le prêtre, l’artiste, le savant sont dominés par cet esprit, la société croule et toute forme d’économie est menacée. Les biens les plus précieux et les plus nobles dans la vie des hommes, l’honneur, la joie, l’affection, le respect d’autrui ne doivent venir sur aucun marché" (3).

Ce que dit ici Perroux rejoint l’une des intuitions les plus profondes des théoriciens du libre-échange comme Adam Smith : que l’économie libérale ne doit pas envahir toute la société, et doit demeurer l’exception. Cette "science sans coeur" (Kant) qui fonctionne selon la règle de l’utilité publique des vices privés, comme la cupidité (Mandeville), s’autodétruit si elle prétend se généraliser. Pourquoi ?

Parce que, comme on l’a dit, on ne donne pas sa vie pour un taux de croissance. Parce qu’une société ne vit qu’en préservant les valeurs pour lesquelles les individus qui la composent accepteraient de mourir. C’est ainsi que le capitalisme bénéficie gratuitement des valeurs des systèmes non marchands qui l’ont précédé ou qui coexistent avec lui : le système aristocratique ou système de l’honneur ; le système chrétien ou système de la charité ; le système socialiste ou système de la solidarité. Tous trois font prévaloir, à la différence du capitalisme, le primat des valeurs collectives sur les valeurs individualistes.

Le capitalisme ne peut survivre que dans une société où ces systèmes restent vivants. En les détruisant, il scie la branche sur laquelle il repose. Comme la société industrielle qui aura détruit en un peu moins de deux siècles les ressources fossiles - pétrole en particulier - qui lui sont nécessaires, le système capitaliste restera bientôt seul au milieu des ruines qu’il aura accumulées. S’il survit, ce ne sera pas grâce à ses propres mérites, mais grâce à un sursaut des valeurs qu’il met tant d’efficacité à détruire.


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