Peuple et politique, comment renouer ?

dimanche 16 janvier 2011.
 

Entretien avec Annie Collovald, professeur de sociologie à l’université de Nantes, membre de l’association Savoir/Agir (1).

Avec l’abstention et la non-inscription sur les listes électorales, on peut 
dire que la non-participation est 
le premier parti politique. 
Est-ce un phénomène récent  ?

Annie Collovald. Le premier parti des plus démunis, surtout. Comme les sociologues du politique l’ont montré et à l’inverse des sondages et de leurs commentateurs qui ne raisonnent que sur les votants (les suffrages exprimés), il existe une pluralité de rapports à l’acte électoral (inscription sur les listes électorales, abstention, votes blancs et nuls, votes) qui ne se distribue pas au hasard. La non-inscription et l’abstention affectent d’abord les « sans-diplôme », les chômeurs, les ouvriers et les employés (entre 25 et 30% d’entre eux), à l’inverse d’autres groupes sociaux qui ont une « consistance électorale » plus forte  : seuls 10% des instituteurs et professeurs, 11% des cadres du privé et chefs d’entreprise ne votent pas par exemple. Ces retraits de la participation électorale qui tiennent à une forme de dépossession par rapport à la lutte politique telle qu’elle s’exerce et se joue ont fortement augmenté depuis les années 1980. En 1995, 20% des ouvriers inscrits ne se rendaient pas aux urnes, ils sont 31% en 2002. Selon ce qu’indique Patrick Lehingue (2), sur la base d’un sondage Sofres (avec toutes les limites de cet instrument), 69% des ouvriers se sont abstenus aux régionales de 2010. C’est cette montée de l’abstention parmi les catégories sociales les plus fragiles qui est une nouveauté des trente dernières années. Si elle n’empêche pas d’autres formes de mobilisation et d’intérêt pour la vie politique (conflits du travail, solidarité de proximité), si elle n’atteint pas l’ensemble des groupes populaires (mais de larges fractions d’entre eux), reste qu’elle progresse également dans d’autres lieux centraux de défense des intérêts sociaux. Les ouvriers et les employés sont aujourd’hui, par exemple, moins syndiqués (6%) que les cadres supérieurs (15%), et notamment les plus faibles d’entre eux, les jeunes, les femmes, les moins diplômés.

Il a été affirmé que le rejet de la politique dans les classes populaires s’est aussi traduit par le vote Front national. Vous contestez avec force la thèse d’un report des voix populaires sur le FN…

Annie Collovald. Cette thèse a trouvé ses « preuves » dans les sondages et dans les seuls suffrages exprimés  ; reprenant à son compte la logique pratique de la lutte politique (qui a gagné  ? qui a perdu  ?), elle s’intéressait aux résultats électoraux et non aux modes de production des votes. Sans compter le « scoop » qu’elle créait  : rendez-vous compte, le FN était désormais le premier parti ouvrier, il avait pris la place du PCF et, d’ailleurs, c’étaient des électeurs de gauche qui avaient reporté leurs voix sur l’extrême droite  ! Effectivement, on ne pouvait être que sidéré par ce constat, mais moins par sa validité sociologique et ses précautions méthodologiques que par son affichage, ses reprises rapides et incessantes le faisant devenir une évidence bien partagée et par ce qu’il autorisait à dire sans trop de scrupules. Pas étonnant que les groupes populaires se rallient massivement au FN  : ils sont « incultes » (pas de diplôme), « largués » (ils ne savent plus à qui se vouer), « anti-élites », « crédules », « frustes » et « ethnocentriques » (un euphémisme pour dire xénophobes et racistes). À l’inverse, les élites sociales étaient, quant à elles, protégées par leur diplôme et leur niveau de vie de tout penchant pour le FN et ses idées intolérantes. Tout cela paraissait d’une part rejouer sur un plan apparemment descriptif (les résultats des sondages électoraux) l’idée d’une supériorité morale des élites, rendues insoupçonnables de toute inclination pour un parti fort peu démocratique et, d’autre part, s’accompagner de l’expression publique d’un mépris social à l’égard des plus modestes qui interrogeait sur la levée des censures dans les commentaires savants et politiques. Bref, cette thèse avait bien, à mes yeux, un effet de connaissance, mais surtout sur ceux qui la tenaient et non sur les formes de politisation des classes populaires. Si l’on se reporte aux rapports à l’acte électoral, en 1995, en considérant également la non-inscription et l’abstention, 39% des catégories populaires votaient à gauche, 24% à droite, 17% pour le FN. En 2002, ils sont 29% à apporter leurs suffrages à la gauche, 22% à la droite, 18% au FN. On le voit, le vote à gauche prédomine, même s’il se raréfie fortement et s’il se place derrière l’abstention, il existe un vote des ouvriers à droite et le FN n’est pas leur choix de prédilection. Ce serait celui plutôt des artisans, commerçants, chefs d’entreprise, cadres du privé qui composent classiquement la clientèle électorale de la droite.

La destructuration de la classe ouvrière (chômage, précarité, affaiblissement de l’industrie…) n’a-t-elle pas été vue comme une opportunité d’en finir avec la lutte des classes et même avec l’opposition gauche-droite  ?

Annie Collovald. La fin de la lutte des classes et de l’opposition droite-gauche est une rengaine de la vie politique qui a sans doute été réactivée avec plus de force dans une conjoncture où nombre d’intellectuels cherchaient à reléguer le marxisme dans les vieilleries théoriques, où les sciences sociales commençaient à détourner leurs enquêtes des groupes populaires « ordinaires » pour préférer leurs marges (déviants/délinquants, groupes immigrés) et où les grands partis de gauche et les syndicats connaissaient soit une érosion massive, soit une réorientation de leurs programmes et de leurs affinités sociales. La déstructuration de la classe ouvrière s’est accompagnée ainsi de sa désobjectivation politique et de l’apparition de nouvelles représentations qui ont déstabilisé la respectabilité ouvrière conquise par les générations passées. Pour le dire vite, elle a rendu pensables et possibles des politiques publiques, sinon inconcevables du moins irréalisables auparavant (le néolibéralisme), et des orientations particulièrement pénalisantes et stigmatisantes pour les démunis  : surveillance et contrôle des « mauvais pauvres » et des « tricheurs qui nuisent à la société ». Ce qui a contribué en retour à attester publiquement du caractère problématique des groupes populaires pour la société et la démocratie (non seulement ils ne se comportent pas en bons citoyens, mais ils votent pour un parti indigne).

L’évolution des institutions (notamment leur présidentialisation) contribue-t-elle à l’éloignement des classes populaires  ?

Annie Collovald. Il s’agit là d’une question qui préoccupe prioritairement les plus intéressés par la politique. Je ne suis pas sûre que la présidentialisation soit un enjeu qui concerne directement les groupes populaires (et d’autres groupes sociaux d’ailleurs). En revanche, le démantèlement des services publics et la suppression de tous les services de proximité (poste, écoles, hôpitaux, services sociaux, police) ne peuvent que renforcer à la fois un sentiment d’abandon et un scepticisme parmi les groupes populaires pour lesquels ces différents services publics sont souvent les seuls représentants de l’État qu’ils connaissent et ceux qui travaillent à résoudre leurs problèmes concrets.

Le fonctionnement des partis est-il, selon vous, en cause dans cet éloignement  ?

Annie Collovald. Rémi Lefebvre et Frédéric Sawicki ont bien montré, dans leur ouvrage (3), comment le PS s’était progressivement réorienté vers les enjeux électoraux et, en devenant un parti d’élus locaux, voyait ses militants populaires s’éclipser au profit de cadres du supérieur (je vais vite). Le terme « ouvrier » ou « travailleur » devenu obsolète, les groupes populaires disparaissaient des discours politiques de ceux qui, pourtant, étaient censés les représenter. Le PCF n’est pas en reste puisque très fréquemment il évoque « les gens » et plus « la classe ouvrière » (un mot usé et passéiste sans doute). Pour autant, à côté de ses modifications dans les sensibilités partisanes de gauche, c’est aussi la reconfiguration de l’offre politique plus générale qui est importante à retenir pour comprendre l’éloignement des groupes populaires par rapport à la politique. Les intérêts sociaux concrets tendent de plus en plus à devenir invisibles dans les débats ou préoccupations politiques  : on parle du chômage et non des chômeurs, de l’emploi et non du travail, de la Sécurité sociale – et de son « gouffre » – et non des malades ou des accidentés du travail et de la vie. En quelque sorte, les catégories de pensée politiques et bureaucratiques sont prises pour les réalités qui concernent tout un chacun (et plus encore les groupes les plus défavorisés) dans la vie de tous les jours. Une telle « abstraction » des expériences sociales renvoie en très large part aux formes actuelles du jeu politique, où les sujets de société défendus le sont moins pour eux-mêmes (et les projets qu’ils véhiculent) que pour le bruit médiatique qu’ils vont déclencher et par lequel se fera la différence  : d’où un zapping programmatique incessant, des rhétoriques qui confinent au cynisme, une sorte de novlangue qui crée l’injustice en travestissant le sens ordinaire des mots et en colonisant les mentalités, etc.

Comment interprétez-vous les contre-exemples (du point de vue de l’implication des catégories populaires) du référendum sur la Constitution européenne et de l’élection présidentielle  ?

Annie Collovald. Si l’indifférence à l’égard de la politique prédomine, si elle est la traduction de l’intériorisation, variant selon les ressources culturelles et la position sociale, d’un sentiment d’indignité face à la politique et d’une dépossession face à un jeu politique professionnalisé, elle n’est pas pour autant une fatalité. C’est ce qu’ont montré ces deux élections. Leur forte polarisation politique a favorisé les mobilisations électorales car, contrairement à une idée reçue, les controverses politiques vivaces, les divergences programmatiques tranchées enrôlent électoralement bien plus que les oppositions feutrées. Et, concernant du moins les élections référendaires, le travail politique d’intéressement à l’enjeu européen a été multiforme et accompli au plus près des populations locales. Il est vrai aussi qu’il leur suffisait de regarder et de vivre les fermetures d’usines, les délocalisations d’entreprises avec leur lot de licenciements ou d’emplois précaires pour que les groupes populaires comprennent très bien « l’avenir radieux » que l’Europe leur prévoyait… Pas besoin de déchiffrer un traité constitutionnel pour ça.

Quels sont les facteurs qui pourraient contribuer à faire renouer les catégories populaires avec la politique  ?

Annie Collovald. C’est le rôle des représentants politiques (du moins de ceux qui prennent au sérieux la démocratie et la « cause du peuple ») que de travailler à offrir des formes de rattrapage culturel compensant les verdicts scolaires et les indignités ressenties (enrôler dans les structures partisanes ou syndicales, former, éduquer au politique), à prendre en charge les enjeux sociaux concrets, ceux qui affectent les vies ordinaires. Bref, faire tout simplement de la politique en retrouvant le sens du rôle de représentant des catégories populaires, mais est-ce bien « tendance » aujourd’hui  ?

(1) Directrice du Cens (centre nantais de sociologie). Dernier ouvrage paru  : La Démocratie aux extrêmes, Annie Collovald, Brigitte Gaïti, dir., 
Paris, La Dispute, 2006.

(2) Voir également son ouvrage, Subunda. 
Coups de sondes dans l’océan des sondages, Bellecombes-en-Bauge, Le Croquant, 2007.

(3) La Société des socialistes, Rémi Lefebvre, Frédéric Sawicki, Bellecombes-en-Bauge, Le Croquant, 2007.

Entretien réalisé par J. S.


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