Gaz de schiste : l’après-pétrole ou une impasse ? (écho du Québec)

vendredi 28 janvier 2011.
 

Depuis le mois d’août, pas un jour ne passe sans que l’exploration et l’exploitation des gaz de shale1 ne suscitent enthousiasme ou émoi publics… au Québec. Contenu dans les interstices des shale et s’accumulant dans un énorme volume de roche, les gaz de shale sont beaucoup plus difficiles à exploiter que le gaz conventionnel. Leur récente exploitation a provoqué un véritable séisme sur le marché mondial de gaz liquéfié dont le prix mondial s’est effondré. Les Etats-Unis sont ainsi devenus les premiers producteurs mondiaux de gaz devant la Russie et ils pourraient se muer en exportateurs. Par ailleurs, les réserves supposées de gaz de shale seraient suffisantes pour consommer du gaz pendant plusieurs siècles. Alors que la France vient de délivrer des premiers permis d’exploration au Sud-est du Massif Central (voir ici et ici), Alter-Echos (www.alter-echos.org) a interrogé Normand Mousseau, spécialiste des questions énergétiques, et récent auteur de Au bout du pétrole, tout ce que vous devez savoir sur la crise énergétique et L’avenir du Québec passe par l’indépendance énergétique, pour revenir sur la situation au Québec et plus largement sur les défis posés par ces évolutions énergétiques planétaires.

Alter-Echos : Au moment où Shell ferme une raffinerie à Montréal, la province s’est lancée dans l’exploitation des gaz de shales. Shell a d’ailleurs annoncé son intention de faire que le gaz devienne son premier pôle d’activités devant le pétrole. De son côté, pour justifier l’intervention du gouvernement américain dans la production des gaz de shale – et de camions roulant au gaz – Barack Obama soutient qu’une substitution du gaz au pétrole est possible et permettrait d’assurer l’indépendance énergétique des Etats-Unis. Qu’en pensez-vous ? Y a-t-il un processus de substitution du gaz au pétrole au Québec ?

Normand Mousseau : Dans ce cas, il n’y a pas de substitution du gaz au pétrole. Il y a quelques années, la production de gaz conventionnel du Canada a commencé à décroître. La situation nord-américaine exigeait d’assurer un approvisionnement en gaz naturel suffisant pour satisfaire la demande, croissante, en raison du développement de centrales thermiques au gaz, préféré au charbon. Le Canada et les Etats-Unis se sont donc lancés dans la constructions de ports méthaniers pour importer du gaz naturel liquéfié du Qatar, de Russie ou d’Algérie. A partir de 2008, les industriels se sont rendus compte qu’il était possible de produire du gaz de shale à des prix compétitifs et en grande quantité. De très gros investissements ont été effectués. L’exploitation récente de ces gaz aux Etats-Unis a profondément et brutalement changé la donne. Aujourd’hui, tous les projets de port méthanier ont été abandonnés, sauf un qui a ouvert en décembre 2009 au Nouveau-Brunswick et qui fonctionne à 40 % de sa capacité et un autre en Colombie-Britannique dont il est aujourd’hui prévu qu’il soit finalement utilisé pour l’exportation de gaz de shale. Les conséquences géostratégiques sont importantes. Ce sont autant de devises nord-américaines qui ne vont pas sortir du Canada ou des Etats-Unis. Pour les Etats-Unis, obligés d’importer du pétrole, assurer ainsi leur indépendance en gaz est décisif. Il s’agit donc d’une substitution de gaz naturel liquéfié importé par un gaz produit sur place. C’est selon moi complètement déconnecté du pétrole et d’une hypothétique substitution du pétrole au gaz. Le pétrole est très peu substituable. Raison pour laquelle il y a une si grande différence de prix entre le pétrole et les autres hydrocarbures.

A.E. : Pourquoi observe-t-on alors la fermeture de raffineries de pétrole dans de nombreux pays ? Shell à Montréal, Total à Dunkerque en France, etc ?

N.M. : Montréal a eu pendant longtemps une importante industrie pétrochimique. Depuis à peu près 20 ans, les raffineries disparaissent les unes après les autres. La fermeture de la raffinerie de Shell risque d’ailleurs d’entraîner la fermeture de la dernière raffinerie, les deux se partageant jusqu’ici les infrastructures, suscitant un fort impact sur l’économie de Montréal. Cette décision est un choix purement économique de Shell. Elle n’a pas suscité des cris de joie de la part des environnementalistes. Tout le monde est bien conscient que l’essence consommée doit être raffinée, que ce soit à Montréal ou ailleurs. Les environnementalistes se sont même plutôt inquiétés de voir davantage de tankers sur le Saint-Laurent pour approvisionner la région de Montréal. Plus largement, le mouvement de fermeture de raffineries dans les pays européens et nord-américains et d’ouverture d’immenses raffineries dans les pays du Golfe, n’est pas principalement du à un dumping écologique comme cela a pu être dit. Comme ils l’ont fait avec la production d’engrais par exemple, dont les grands centres sont passés des Etats-Unis au Moyen-Orient, les pays du Golfe cherchent à développer l’industrie des produits raffinés afin de conserver une majorité de profits liés à l’exploitation et production pétrolière sur leurs territoires. Plutôt que de vendre du brut, ils préfèrent donc attirer des raffineries afin de fabriquer des produits raffinés sur les marchés mondiaux et développer des filières d’emplois plus technologiques. Comment ? Par des programmes de franchises fiscales, de subventions afin de favoriser l’implantation de ces industries, comme le font l’ensemble des pays de la planète lorsqu’ils souhaitent attirer des multinationales. Finalement, si les réglementations environnementales de ces pays sont plus faibles qu’en Europe ou au Canada, cela entre peu dans leurs considérations et dans leurs choix de localisation. Pour une simple et bonne raison : les raffineries qui ferment sont déjà aux normes et ces coûts ne sont pas les plus importants.

A.E : Revenons sur les gaz de shales. En quoi leur exploitation transforme le modèle énergétique du Québec, connu pour avoir privilégié l’hydroélectricité afin d’assurer son indépendance énergétique ?

N.M : Le gouvernement, et la plupart des Québécois, se perçoivent comme une province verte : presque 50 % de la production d’énergie est renouvelable (40 % provenant de l’hydroélectrique et 10 % de la biomasse). Grosso-modo nous n’avons jamais produit d’hydrocarbures qui sont tous importés et il est peu probable que la production de pétrole à venir de Gaspésie ou de l’île Anticosti, qui n’est pas acquise en raison des inquiétudes environnementales, soit importante. Au début des années 1970, le Québec avait pensé aller vers le nucléaire mais avait finalement opté pour l’hydroélectricité avec le développement des grands barrages dans le Nord du Québec. La seule centrale nucléaire arrive en fin de vie, et sa réfection nécessiterait des milliards de dollars. Il n’y a également qu’une seule centrale au gaz, construite en 2005-2006 et non utilisée depuis. Pour les Québécois, centrale au gaz et centrale nucléaire sont donc un peu dans le même paquet, onéreux, non-hydroélectrique et non-renouvelable. Beaucoup sont sceptiques sur ces investissements qui sont loin d’être assurés. La possible exploitation prochaine des gaz de shale dans la province chamboule donc beaucoup de choses. Alors que les Québécois regardaient de très haut l’Alberta exploitant les très polluants sables bitumineux, aujourd’hui, soudainement, la production d’hydrocarbures devient un axe majeur de développement de la province selon les autorités.

A.E : Quelles réactions cela suscite-t-il dans la population ?

N.M : Les gaz de shale sont situés dans la vallée du saint-Laurent, dans la région la plus peuplée du Québec. C’est donc proche des gens, notamment en raison des techniques utilisées qui nécessitent de multiples forages. De plus, au Québec, le sous-sol appartient à l’Etat et une fois que l’Etat a donné les droits de forage et d’exploration à une compagnie, le propriétaire du terrain ne peut plus vraiment s’opposer. Dans les villages, dans les campagnes, la population a vu arriver des foreuses, des gros engins. Personne n’est insensible. Au Québec, la population a le sentiment de ne pas avoir bénéficié tant que ça des ressources naturelles. Certes, il y a eu des retombées indirectes comme les emplois mais les gouvernements n’ont jamais su exiger des redevances élevées, et on se retrouve parfois avec des mines laissées à l’abandon qui coûtent très cher à entretenir. Les syndicats se sont pour l’instant peu exprimés, beaucoup d’équipes qui travaillent sur les forages venant de l’étranger.

Quant aux ONG environnementales, comme ce sont des techniques dont l’impact environnemental n’est pas vraiment maîtrisé, elles demandent un moratoire. Elles sont dans une bataille médiatique où elles essaient de mettre en avant les risques environnementaux les plus importants afin d’obtenir le soutien de la population et faire bouger le gouvernement jusqu’ici inflexible. Ces projets de gaz de shales suscitent donc du scepticisme. Qui plus est, le bureau d’audiences publiques sur l’environnement a reçu un mandat très restreint, à savoir « comment exploiter les gaz de manière le plus propre possible ». Or il serait nécessaire de réfléchir non pas pièce par pièce mais plus globalement, sur l’avenir énergétique du Québec.

A.E : Quels sont les risques environnementaux de l’exploitation des gaz de shale ?

N.M. : Selon moi, si tout est fait correctement, avec une véritable appréhension des dangers, ce n’est pas une industrie plus dangereuse que les autres. Les dangers pour l’environnement avec les gaz de shale ne sont pas tant démesurés que dans le cas des sables bitumineux en Alberta. Comme dans tout type d’activités minières utilisant d’importantes quantité d’eau, il y a trois types de risques : des déversements de l’eau utilisée pour fragmenter la roche dans un milieu naturel non prévu, que ce soit en surface ou dans des nappes phréatiques ; des éboulements lors de la construction et utilisation des puits de perforation ; des explosions comme cela arrive lorsque l’on extrait du gaz.

L’exploitation nécessite un forage vertical puis horizontal pour fracturer la roche par l’injection d’eau sous très forte pression, avec un mélange de sable et d’additif.

Ces risques sont évidemment dépendants de la structure géologique du sol et, même si je ne suis pas géologue, rien n’indique pour l’instant que les risques seraient amplifiés par la structure géologique des zones considérées. Ces risques sont véritables, mais ils sont gérables. Mais pour qu’il le soit réellement, il ne faut pas laisser aux compagnies privées le soin de définir les risques à prendre et encore moins comment les gérer. Nous parlons de régions peuplées où une explosion liée au gaz à proximité d’un village ou d’une zone résidentielle aurait bien plus d’impacts que sur un gisement off-shore.

De même, le transport de ce gaz, que ce soit par camion ou autre moyen de transport, s’effectuerait dans des zones assez densément peuplées. L’ensemble de ces risques doivent être mesurés, évalués et gérés. Et en fonction de cette évaluation, des choix démocratiques doivent être effectués. Un moratoire sur l’exploitation des gaz de shales le temps d’évaluer ces risques et de décider démocratiquement est donc judicieux. Aujourd’hui, ce qui est prévu, notamment en termes de visites de contrôles sur les puits de forage n’est absolument pas à la hauteur des enjeux.

A.E : Le Québec ne doit donc pas se lancer dans l’exploitation des gaz de shale ? Que pensez-vous des arguments selon lesquels « mieux vaut produire ce gaz au Québec que les importer de Colombie-britannique » ou selon lesquels des milliers d’emplois vont être créés, générant des millions de dollars de ressources nouvelles pour le gouvernement ?

N.M : Dans l’état actuel, je ne suis pas pour exploiter les gaz de shale présents au Québec. Je suis pour un moratoire, à l’image de celui mis en place par l’Etat de New-York aux Etats-Unis. Pour les raisons invoquées ci-dessus : les risques doivent d’abord être évalués précisément. Plus largement, l’argument selon lequel « mieux vaut produire ce gaz au Québec que l’importer de Colombie-britannique » n’est pas pertinent. Le marché du gaz naturel est nord-américain. Personne ne saura si le gaz produit au Québec sera consommé au Québec ou ailleurs. Quant à l’impact économique, il reste totalement à démontrer. Tout d’abord parce que l’exploration et l’exploitation des gaz de shale n’emploient que peu de monde directement. Par ailleurs, il y a peu de personnes compétentes au Québec. Et enfin, parce qu’avec la loi des mines actuellement en vigueur au Québec, les redevances et autres impôts fixés sont nettement en-dessous de ceux que l’on retrouve dans d’autres pays. Ainsi le gouvernement et les citoyens québécois ne devraient rien retirer du développement de cette filière énergétique, en l’état actuel. Raison de plus de mettre en place un moratoire afin de disposer d’un cadre financier légal approprié afin que l’ensemble des citoyens québécois bénéficient des retombées de cette ressource naturelle.

A.E : Avec la mise en place d’un tel moratoire, quelles sont selon vous les perspectives énergétiques pour le Québec ?

N.M : A part la Norvège, qui bénéficie elle-aussi de grandes réserves hydroélectriques, personne ne produit autant d’énergies renouvelables que le Québec. Preuve que seule l’hydroélectricité permet de produire de grandes quantités d’énergies renouvelables. Le véritable problème aujourd’hui au Québec, n’est pas tant la production d’énergies propres, que son utilisation. Le Québec dispose d’ailleurs de surplus d’énergies propres qu’il n’arrive pas à vendre. Ce serait donc une occasion idéale pour que le Québec utilise cette énergie propre, à la fois pour réduire la dépendance aux hydrocarbures dans les transports et pour soutenir le développement de parcs éoliens et de parcs solaires, pas seulement au Québec, mais dans les états limitrophes. Le Québec pourrait donc devenir une société phare dans le domaine de la soutenabilité énergétique.

A.E : Comment réduire cette dépendance aux hydrocarbures ?

N.M : Je pense que la première chose à faire est de diminuer le nombre de voitures. Juste au Québec, en 10 ans le nombre de voitures sur les routes a augmenté de 25 %. Le plan actuel du Québec prévoit que 20 % des voitures vendues d’ici 2020 soient hybrides ou électriques. Mais si on augmente à nouveau de 25 % le parc automobile sur les 10 prochaines années, cela signifie qu’en nombre absolu, nous aurons plus de voitures fonctionnant avec du pétrole qu’aujourd’hui. Les voitures électriques ne résolvent pas le problème. Le principal objectif doit-être de diminuer le nombre de voitures sur les routes. Pour cela, il faut favoriser l’aménagement urbain, revoir les axes de transports, mettre en place des transports collectifs efficaces qui doivent être électrifiés autant que possible. S’il n’y pas de transformation radicale, il sera impossible de réduire la consommation de pétrole mondiale. Le pétrole est extrêmement difficile à remplacer par des énergies alternatives. Le débat à mener est profond et il n’a jamais vraiment été mené au bon niveau. Il faut discuter de l’utilisation du pétrole au niveau international. La seule façon de ne pas exploiter les sables bitumineux en Alberta par exemple, c’est de diminuer la demande de pétrole.

A.E : Selon vous, de telles décisions peuvent-elles être prises lors de sommets internationaux sur le climat ?

N.M : Si on se fie au Congrès mondial de l’énergie qui s’est déroulé à Montréal en septembre dernier, la réponse est non. Le ministre de l’énergie saoudien a affirmé que la demande restait forte et qu’ils ne prévoyaient pas de diminution de la demande dans les prochaines années, voire décennies. Nous sommes donc bien partis pour exploiter tout ce qui est exploitable sur la planète. Le pétrole représente 38 % de l’énergie mondiale. Si on veut diminuer la consommation de pétrole, il faut s’attaquer de manière très importante à notre consommation d’énergie. Aujourd’hui, l’éolien, le solaire, ne représentent que des miettes, environ 2 %. Il faudrait qu’on puisse avoir des énergies renouvelables qui représentent 25 % de la demande énergétique et qui fassent baisser la demande pour la pétrole. Si l’économie repart, l’énergie supplémentaire nécessaire va dépasser ce que l’on peut produire en renouvelable, ce qui signifie que l’on va encore augmenter notre consommation d’hydrocarbures. Si on ne diminue pas la demande de pétrole, comment ferons-nous ?

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1 Passé dans le langage courant sous le nom de gaz de schiste, ce gaz est en fait un gaz de shale selon les géologues car le schiste est une roche métamorphique qui ne contient pas d’hydrocarbures selon Normand Mousseau.


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