Vu de Kasserine (Tunisie). La colère des manifestants 
de la première heure

samedi 29 janvier 2011.
 

Deux semaines après le départ du dictateur, ils continuent de défiler en brandissant des photos de ceux qui sont tombés 
sous les balles 
et ne pardonnent pas le soutien des autorités françaises à Ben Ali et à son système. Kasserine, envoyée spéciale.

« Oui, nous accusons le gouvernement français. Vous direz à Michelle Alliot-Marie que la Tunisie n’a pas besoin d’instances policières, elle a besoin de démocratie  ! » Sihen a vingt-cinq ans et sa colère n’en finit pas de se déverser. La jeune institutrice manifeste ce matin dans les rues de Kasserine. Ils sont des dizaines, à ses côtés, brandissant les photos de ceux qui sont tombés sous les balles de la répression. La plupart n’avaient pas plus de trente ans.

Deux semaines après le départ de Ben Ali, Kasserine garde les stigmates de ces semaines sanglantes orchestrées par les sbires de Ben Ali, sans que le gouvernement français n’y ait rien trouvé à redire. La colère est immense ici. Et pour cause, le gouvernorat de Kasserine, région abandonnée depuis des décennies au chômage et à la pauvreté par le pouvoir tunisien, a payé cher son soulèvement. C’est de cette région que sont originaires la majorité des victimes tombées pendant la révolution. Les bilans varient, mais ils sont tous terrifiants  : entre 57 et 62 morts, la majorité lors du week-end des 9 et 10 janvier.

Belghassem, lui, a été tué le lundi 11 janvier. Il avait trente-sept ans et habitait à Ezzouhour, un quartier populaire de Kasserine. Dans le salon de la maison familiale, Malek, son frère, montre des photos du défunt et le compte rendu de l’autopsie comme si lui-même avait encore du mal à y croire. Belghassem est mort de trois blessures par balles tirées dans la région cervicale, l’épaule gauche et l’avant-bras droit. Le jour où il a été tué, tout le monde était sorti dans la rue, raconte-t-il. Son frère a été touché par un sniper alors qu’il venait porter secours à un habitant du quartier, blessé. Il s’était marié juste un mois et demi avant, explique sa mère, Maryam, abasourdie, qui peine à parler et montre les photos de la cérémonie de mariage. « Le jour où il a parlé (le deuxième discours télévisé de Ben Ali – NDLR), il a annoncé une baisse du prix du pain et du sucre mais il n’a pas ordonné d’arrêter de tirer sur nos enfants », rappelle-t-elle comme absente. Le fils aîné qui travaille comme taxi se souvient lui aussi de ce jour-là  : en arrivant à l’hôpital, il y avait tellement de blessés qu’un instant, il n’a plus pensé à son frère. « Aujourd’hui, ce que je veux, ce ne sont pas des indemnités. Je veux que Ben Ali soit jugé, ici en Tunisie. Je veux que tous les responsables soient jugés, tous ceux qui ont participé à cette boucherie », explique Samira, veuve à vingt-cinq ans. « Ils ont foutu ma vie en l’air », lâche-t-elle avant de quitter la pièce.

Dans le quartier, des dizaines de familles sont aujourd’hui en deuil. Même pour celles qui ne le sont pas, l’attitude de la France au cours de cette page de l’histoire tunisienne est impardonnable et laissera des traces pour longtemps. « Nous sommes un peuple qui veut se libérer et la France nous a trahis », souligne Mohammed, vendeur de vêtements dans la rue. À vingt-quatre ans, au chômage, il n’a trouvé que cela pour gagner sa vie. « Nous avons été oubliés par la dictature. Dans toute la région, il n’y a rien, pas de liberté, pas de travail. Bien sûr que je comprends le geste de Mohamed Bouazizi. C’est un geste de révolte, un geste pour la dignité », rappelle-t-il. Et il se battra jusqu’au bout pour que le nouveau gouvernement tunisien réponde à ces revendications. Chaque jour, depuis presque deux semaines maintenant, il manifeste comme beaucoup d’autres habitants de Kasserine pour exiger le départ des anciens ministres de Ben Ali nommés dans le gouvernement provisoire et pour que soit dissous le parti du dictateur, le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD). À ses côtés, un vieux monsieur en costume râpé a lui aussi un message, mais cette fois pour la France. « Liberté, égalité, fraternité  ? Où est la solidarité  ? demande-t-il. Aujourd’hui nous avons besoin de la solidarité du peuple français pour ne pas que cette révolution nous soit volée. »

Charlotte Bozonnet


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