Tunisie Le vent de la liberté

dimanche 13 février 2011.
 

Alors que le gouvernement s’efforce de donner des signes de bonne volonté, la gauche tunisienne continue d’exiger une assemblée constituante, tandis que dans le pays les Tunisiens font leur Mai 68 social. Les islamistes, peu présents, affirment qu’il leur faudra du temps pour revenir sur la scène politique.

L’Univers, café bar situé avenue Bourguiba, au cœur de Tunis, est un lieu emblématique. C’est le rendez-vous des intellectuels, artistes, militants de gauche et des syndicalistes tunisiens. Attablé à la terrasse, Mourad Ben Cheikh, jeune réalisateur qui a filmé la révolution balayant Ben Ali, savoure ces instants de liberté, de parole retrouvée. « Jamais un coup de sifflet d’une policière réglant la circulation à Tunis ne m’a paru aussi doux », explique-t-il. Optimiste, il l’est. « Je ne pense pas qu’un retour en arrière soit possible. Les Tunisiens ont retrouvé la liberté de parole. Ils ne lâcheront pas », dit-il. « Avant la chute de Ben Ali, ce café était très fliqué quand, ça m’est déjà arrivé, ce ne sont pas des gros bras du RCD ou de la police politique qui t’en interdisaient l’entrée », assure Djellal, militant de l’UGTT. Dans ce lieu, bondé du matin au soir, femmes et hommes goûtent la liberté, prennent leur temps, lisent, discutent des derniers événements et de l’avenir. « C’est à la fois une révolution politique, culturelle et, surtout, mentale. Il ne faut pas oublier que le régime Ben Ali a intériorisé la peur dans chaque Tunisien. Pendant vingt-trois ans, les Tunisiens n’avaient qu’un seul droit  : fermer leurs gueules », assure Aziz, jeune blogueur.

Dans cette Tunisie de l’après-Ben Ali, l’espoir le dispute à la crainte. L’expression « Ben Ali est parti mais le système est toujours en place » est dans tous les esprits.

« Les forces de la réaction n’ont pas abdiqué. Elles sont plus que jamais présentes », affirme Hama Hammami du Parti communiste ouvrier tunisien (PCOT). Effectivement, ces violences suspectes (pillages de magasins, casse de locaux syndicaux) sont le fait des milices de Ben Ali, affirment de nombreux Tunisiens. « Le RCD cherche le chaos afin de revenir comme parti de l’ordre, à l’image de la droite française en juin 1968 », pense Nadia, inspectrice d’enseignement primaire. Pour l’universitaire Salah Hamzaoui, « ce gouvernement a réussi à bloquer la révolution en faisant croire aux gens qu’on est déjà en démocratie ». Et d’observer que le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD) n’a pas été dissous comme le demandent une majorité de Tunisiens, que la police politique est active, que le Parlement, majoritairement dominé par le RCD, est toujours là, et que dans la composante du gouvernement figure le premier ministre Mohamed Ghannouchi, proche de Ben Ali, et « d’autres qui l’ont été à un moment ou à un autre de leurs parcours ». Comme un symbole, le siège du RCD, immense bâtisse en verre d’une trentaine d’étages, avenue Mohamed-V, protégé par des militaires, n’a fait l’objet d’aucune mesure. « C’est pourtant un bien de l’État. Si ce gouvernement est sincère, il aurait dû envoyer un signal fort en décidant de le récupérer », déplore Kamel, militant des droits de l’homme.

Moins nuancé encore, le syndicaliste Djillani Hamami. « Intérimaire ou pas, cet exécutif est composé de personnes qui n’ont jamais été de vrais opposants à Ben Ali. Le fait que Ben Ali les ait mis sur la touche ne fait pas d’eux des révolutionnaires », précise-t-il. « Ce pouvoir est composé plutôt de représentants de ces classes moyennes qui ont peur pour leur avenir. Il ne faut pas oublier que cette révolution est partie des régions les plus pauvres du pays et qu’elle est le fait de cette plèbe que personne ne prenait le temps de regarder », répond en écho Kamel du Comité des diplômés chômeurs.

Certes, dans un premier temps, cédant à la pression populaire, le gouvernement d’union nationale dans lequel figuraient trois partis d’opposition (Ettajdid, ex-communiste, le Parti démocrate progressiste et le Forum démocratique de Mustapha Benjaafar) aux côtés de pas moins de 15 ministres de Ben Ali, formé juste après la fuite de du dictateur, à dû démissionner. Le second exécutif, surnommé Ghannouchi II, dirigé par le même Mohammed Ghannouchi, toujours aussi contesté par une partie de la population, est composé d’anciens cadres issus du système mais aussi de nombreuses personnalités de la société civile, dont certains tout juste revenus d’exil.

Intervenant à la télévision publique, après son mea culpa en direct affirmant que lui aussi avait peur de Ben Ali, le premier ministre s’est voulu rassurant. En direction de l’opinion publique, ce gouvernement a émis autant de signaux de bonne volonté  : mandat d’arrêt international contre Ben Ali, son épouse et le clan Trabelsi pour conspiration contre l’État, acquisitions illicites de biens mobiliers et immobiliers, placements financiers à l’étranger. Annulation de passeports diplomatiques de plusieurs responsables et fin de mission pour de nombreux ambassadeurs. Arrestations de l’ancien ministre de l’Intérieur Belhadj Kacem, du tortionnaire et patron de la sécurité présidentielle Ali Seriati, et de six autres hauts responsables de la sécurité. Limogeage de 34 responsables des services de sécurité, institution de commissions de réformes politiques et sociales chargées de préparer des textes juridiques en vue d’asseoir la démocratie.

Si, à l’instar de Mokhtar Trifi, le président de la LTDT (droits de l’homme), la société civile, Ettajdid, PDP, mais aussi l’UGTT (la centrale syndicale) soutiennent ce gouvernement, les autres acteurs sociaux et politiques sont restés sur leur faim. Il en est ainsi du Front du 14 janvier (regroupement de plusieurs partis de gauche et progressiste dont le PCOT). Outre, la dissolution du RCD, des institutions élues sous Ben Ali et du gouvernement intérimaire, il propose l’institution d’un « congrès national pour la protection de la révolution » ouvert à toutes les forces sociales et politiques, la mise en place d’une assemblée constituante pour élaborer une nouvelle constitution, et la mise en place d’un gouvernement composé de personnalités indépendantes chargé des affaires courantes et de la préparation des élections législatives et présidentielle. Pour Hamma Hamami (PCOT), « ce front est une première réponse à ceux qui veulent confisquer la victoire du peuple. Preuve en est  : le premier acte de ce gouvernement aura été l’évacuation musclée de la place de la Casbah ». Le millier de personnes qui observaient un sit-in depuis plusieurs jours devant les bureaux du premier ministre étaient disposées au dialogue quand vendredi 28 janvier, des centaines de policiers ont arrosé de gaz lacrymogènes les « campeurs » avant de les déloger par la matraque. Embarrassé, le gouvernement a regretté cet acte, tandis que ceux qui le soutenaient exigeaient l’ouverture d’une enquête. En fait, ce sont des gens faisant partie de ces 34 hauts gradés de la police, qui ont pris la décision d’en finir sans en référer à leur ministre de tutelle, Ferhat Rajhi, dit-on à Tunis.

La vigilance, maître mot, est dans toutes les têtes. « En vérité, tout est à reconstruire dans un pays qui, en cinquante ans, n’a connu que deux chefs d’État (Bourguiba et Ben Ali), un record  ! Le passage d’une société dictatoriale à une société démocratique prendra du temps », juge Salah Hamzaoui. « C’est une révolution d’anonymes faite par des anonymes. Elle a enfanté de nouveaux acteurs, les réseaux sociaux (Facebook, tous les blogueurs), les syndicalistes de base qui ont structuré et encadré la protestation politique, les comités de chômeurs, avec qui il faudra compter », clame l’éditeur Raouf Raïssi, tout heureux d’avoir acheté les droits d’auteur de six auteurs tunisiens dont les livres vont être diffusés en Tunisie. « Pas par les librairies traditionnelles, ajoute-t-il, mais par ces acteurs des réseaux sociaux, à même la rue, à un prix à portée des petites bourses  : six dinars (3 euros). »

En marge du débat politique, les Tunisiens font leur Mai 68. « Après cinquante ans de régime autoritaire avant d’être dictatorial sous Ben Ali, tous les problèmes sont là », assure le syndicaliste Messaoud Romdani. Le taux de chômage chez les jeunes de 18 à 34 ans est de 29,8 %. Et chez les diplômés de l’enseignement supérieur, il atteint 44,9 % ! C’est d’ailleurs cette dernière catégorie qui a été l’un des fers de lance de la révolte. Et elle n’a pas dit son dernier mot puisqu’elle est présente dans les comités régionaux institués à travers tout le pays. En attendant sur le terrain, les revendications sociales avec occupation de sièges d’entreprises publiques et privées, notamment étrangères (Zodiac, Aérospace Tunisie, AFC industries spécialisée dans la sous-traitance électromécanique, etc.), de ministères, d’administration, se multiplient. Même la police des frontières a observé un arrêt de travail le 1er février dernier. L’enseignement secondaire a été paralysé par un mouvement social durant plusieurs jours. Les grévistes revendiquent plus de droits sociaux et des augmentations de salaires qui sont en général satisfaits, comme c’est le cas des éboueurs de Tunis dont le salaire a presque doublé  !

La révolution culturelle n’est pas en reste. Des directeurs d’organe de presse, des patrons de chaînes de télé, de théâtre, de l’association des cinéastes tunisiens, proches ou mis en place par Leila Trabelsi en personne, ont été débarqués à l’issue d’assemblées générales mouvementées. Les artistes, les comédiens, les journalistes, les intellectuels sont en assemblée générale quasi permanente, piochant sur des projets de propositions pour relancer le secteur des arts et de la culture, le cinéma, la presse, l’audiovisuel. Dans les facs, la police universitaire, de triste réputation, a été dissoute, des recteurs sont pointés du doigt et des commissions informelles planchent pour l’amélioration des salaires et de la qualité de l’enseignement.

Quant aux islamistes, peu présents dans cette révolution (on y reviendra ), ils font, pour l’heure, profil bas. « Il nous faut du temps pour retourner sur la scène politique », a estimé samedi dernier Rached Ghannouchi, chef d’Ennahdha. « Le parti est en phase de reconstruction. Chaque chose en son temps », me disait un jeune cadre d’Ennahdha rencontré à la Casbah. La patience, en effet, a toujours été l’une des vertus des islamistes.

Hassane Zerrouky


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