"Staline, histoire et critique d’une légende noire" Domenico Losurdo

dimanche 13 février 2011.
 

Domenico Losurdo vient de publier un ouvrage dont le titre donne le contenu : Staline, histoire et critique d’une légende noire.

Il essaie d’apporter à la critique historique un point de vue moins négatif que ceux d’une part des trotskystes, d’autre part des historiens conservateurs comme Courtois.

Avant d’y revenir, voici quelques articles sur le sujet déjà mis en ligne sur notre site :

Staline (né le 18 décembre 1878) « un authentique intellectuel », « un érudit », un grand lecteur, poète, chanteur et cinéaste ! (Révélation du Nouvel Observateur !)

5 mars Joseph Staline est mort depuis 57 ans. Qu’il reste dans sa tombe !

Document : Le stalinisme au quotidien dans les goulags de la Kolyma en Sibérie ( extrait de Varlam Chalamov)

Staline, le Petit Père des Peuples (Daniel Bensaïd)

Postface de Luciano Canfora

Il fut un temps où d’illustres hommes d’État –comme Churchill– et des intellectuels de premier plan –Hannah Arendt ou Thomas Mann pour ne citer qu’eux– avaient pour Staline, et pour le pays qu’il guidait, du respect, de la sympathie et même de l’admiration. Avec l’éclatement de la Guerre froide d’abord, et surtout, ensuite, avec le Rapport Khrouchtchev, Staline devient, du jour au lendemain, un "monstre", comparable peut-être seulement à Hitler. Le contraste radical entre ces attitudes à l’égard du "petit père des peuples" devrait pousser l’historien non pas à trancher en faveur d’une de ces images mais bien à les étudier toutes, en analysant les conflits et les intérêts qui sont à l’origine de ces prises de positions. C’est ce que réalise Domenico Losurdo, en revenant scrupuleusement sur les tragédies du XXe siècle et en déconstruisant et contextualisant nombre des accusations et louanges adressées à Staline. Cet essai est une approche à la fois historique, historiographique et philosophique –qui, comme en Italie à sa sortie, ne manquera pas de susciter de vives polémiques

Notes de lecture de Gilles Questiaux

Domenico Losurdo est un philosophe communiste italien, né en 1941, spécialiste réputé de Hegel et de Gramsci, professeur d’histoire de la philosophie à l’université d’Urbino, auteur en 1999 de « Fuir l’Histoire » où il critique « l’autophobie » des communistes, qui est à la fois une sorte d’aliénation psychologique qui a fait des ravages chez nous depuis le chute du mur, et une composante de l’idéologie de nos groupes dirigeants postcommunistes en France et en Italie.

Comme hégélien, il apporte deux atouts à la connaissance historique qui sont sous-représentés dans l’histoire marxiste : la réflexion rationnelle sur le rôle des grands hommes, et la critique rationnelle de la forme originaire du gauchisme moral, de la « belle âme » qui veut imposer « la loi du cœur », et l’intelligence de son retournement autoritaire inévitable. Pour Losurdo, le ferment de l’autoritarisme dans le mouvement communiste est à rechercher du coté libertaire de l’utopie communiste plus que dans la volonté réformiste de construire un état.

Il s’agit dans Staline... , d’une histoire de l’image de Staline et non d’une biographie ni d’une histoire politique du système auquel son nom est couramment associé. Mais remettre en cause les clichés de l’antistalinisme habituel dans nos rangs depuis 1956 nécessite aussi de revenir sur le fond de la question de l’évaluation de l’histoire soviétique de 1922 à 1953, et même au-delà, puisque les catégories de l’antistalinisme ont été généralisée à l’étude d’autres États dirigés par des PC, et d’autres personnalités, Chine et Mao, Cuba et Fidel, Yougoslavie et Tito.

L’étude de la légende noire se mêle donc pour partie à une réhabilitation de la personnalité et de la figure d’homme d’État de Staline, qui est bien distingué du régime politique. Le point de départ étant la constatation que l’image de Staline était plutôt positive dans le monde, propagande de part et d’autre mise à part, au moment de sa mort en mars 1953. C’est la diffusion du rapport Khrouchtchev qui a précipité « le dieu aux enfers ». Ce rapport est une des principales cibles de Losurdo, qui synthétise de manière convaincante un grand nombre de travaux contemporains qui n’en laisse pratiquement rien subsister. Il s’agit d’un document de la lutte interne à la direction du PCUS dont la crédibilité est pratiquement nulle, et dont la plupart des assertions portant sur Staline sont tout simplement inventées. D’ailleurs la propagande antistalinienne s’est depuis assez longtemps dirigée dans d’autres directions pour étayer ses réquisitoires.

Pour reconsidérer la stature morale et intellectuelle du dirigeant principal de l’URSS, Losurdo a utilisé le principe du « tu quoque » (« toi aussi », phrase censée avoir été prononcée par César en reconnaissant parmi ses assassins Brutus, son fils adoptif) qui consiste à observer dans le contexte de l’époque que la plupart des critiques libéraux de Staline, et particulièrement les hommes d’État de premier plan qui peuvent lui être comparés, véhiculent dans leurs propos une conception du monde bien plus machiavélique et brutale que lui, et contrairement à lui fortement teintée de racisme. Sur ce point Losurdo s’inscrit en faux contre les accusations d’antisémitisme concernant Staline personnellement, même à la fin de sa vie, durant sa maladie, et il défend résolument la thèse que l’antisémitisme, au moins au sommet de l’état soviétique, n’a joué aucun rôle dans l’affaire dite du « complot des blouses blanches ». Sur la paranoïa attribuée communément à Staline, Losurdo réussit aussi à faire passer de manière assez convaincante l’idée que la plupart des actions répressives et que la terreur d’État n’étaient pas le résultat d’un emballement délirant ; mais qu’ils étaient dus à la volonté de juguler, il est vrai par des moyens extrêmes, l’action bien réelle d’ennemis du régime, parfois déterminés à utiliser le terrorisme dans la tradition des groupes révolutionnaires russes du XIXème siècle. L’attentat contre Kirov, en décembre 1934, qui est considéré en général comme le point de départ de la grande terreur, ne peut plus être présenté sérieusement comme une provocation commanditée par Staline lui-même. Il apparaît d’ailleurs que la mentalité « complotiste » est très répandue dans l’historiographie antistalinienne.

L’autre cible principale de Losurdo est l’historiographie trotskiste à commencer par celle de Trotski lui-même, dont les témoignages et l’analyse du système sont largement à la base de la tératologie occidentale qui essaye de comprendre l’ennemi sans recourir aux catégories scientifiques de compréhension de l’histoire. Trotski avec des nuances, et voulant, comme Khrouchtchev plus tard, dissocier Staline de l’Union Soviétique et se dédouaner par la même occasion, a eu recours à des distorsions de raisonnement qui sont en fait une régression de l’analyse historique scientifique vers l’analyse psychologique. Losurdo pense que la conjecture de Malaparte, selon lequel Trotski aurait tenté un coup d’État en 1927, à l’occasion du dixième anniversaire de le Révolution d’Octobre, est probablement vraie.

Le livre de Losurdo n’étant pas une histoire de l’URSS ou de ses appareils répressifs, on y trouvera peu d’éléments pour réfuter en profondeur la légende noire connexe à celle de Staline, la légende véhiculée avec une certaine habilité par le Livre Noir du Communisme où des pamphlétaires sont cautionnés par la présence d’articles écrits par des historiens anticommunistes mais sérieux, sous l’autorité d’autres historiens, plus âgés, qui a leur tour cautionnent les exagérations des pamphlétaires de guerre froide. Mais il attaque frontalement et avec encore une fois beaucoup de crédibilité le travail de l’historien anglais influent Robert Conquest, qui avant d’être universitaire était un agent des services secrets britanniques spécialisé dans la désinformation, et qui tend à imputer à Staline la famine ukrainienne de 1933, par un double procédé d’exagération de ses effets et de sa durée et par l’attribution de cette famine à une volonté génocidaire. A l’origine, il s’agit d’une construction pro domo des séparatistes fascistes ukrainiens pour substituer un génocide à un autre, et qui devait masquer leur rôle dans l’extermination des juifs d’Ukraine, et qui a été largement diffusée par la propagande hitlérienne durant la guerre (reprise par Conquest suivant le principe suivant de l’historiographie libérale ; ne croyez jamais les nazis, sauf quand ils parlent des communistes !)

Losurdo s’attaque aussi à la théorie de la gémellité des monstres, postulant l’égalité Hitler-Staline, et particulièrement aux thèses d’Arendt, écornant au passage la théorie du totalitarisme (en remarquant que l’auteur a fait partie de thuriféraires de Staline au moment de la Libération). A l’arrivée, il ne reste qu’un seul point commun entre Hitler et Staline : ils ont été des dictateurs contemporains. Toute idée qu’il ait pu exister une sympathie personnelle ou une complicité entre les deux ne résiste pas à l’analyse des témoignages historiques, et s’avère un mythe de plus de la Guerre Froide.

En conséquence, nombre de clichés sur Staline me semblent définitivement ruinés, et Losurdo y parvient facilement en regroupant les conclusions ou les découvertes des historiens récents, postérieurs à l’ouverture des archives soviétiques). Il est donc acquis que :

Staline n’était ni médiocre, ni stupide, ni paranoïaque

Staline ne s’est pas effondré au moment de l’invasion hitlérienne, et n’a jamais cru en la bonne foi d’Hitler. Son commandement a joué un rôle militaire décisif, et les généraux soviétiques les plus importants l’ont confirmé.

Staline a réprimé toute opposition en URSS. Mais cela signifie, contrairement à la légende du chef paranoïaque qu’il y avait une opposition.

Staline était totalement exempt de racisme ou d’antisémitisme et ne peut pas être accusé de génocide, ni envers les Ukrainiens, ni aucun autre peuple.

Losurdo considère au passage comme acquis par l’évolution de l’état de la question historique que les bilans avancés par Khrouchtchev comme par Courtois sont exagérés environ dix fois. Ce qui signifie que la répression politique en URSS sous toutes ses formes a causé la mort d’environ 2 millions de personnes entre 1922 (fin de la guerre civile) et 1953, et un nombre très faible de victimes depuis 1953. C’est beaucoup moins que les chiffres hyperboliques qui ont circulés sous l’influence de Conquest et de Soljenitsyne. Mais c’est encore beaucoup.

Si le pacte germano soviétique et la collectivisation des terres restent de grandes ombres sur l’histoire soviétique, il s ne peuvent plus être rapportées à la malignité de Staline en personne, ni même d’un groupe dirigeant plus vaste, ils doivent être compris comme des choix exigés par la survie pour l’État issu de la Révolution d’Octobre dans des situations où toutes les autres solutions étaient devenues impossibles. Cela semble indiscutable pour le pacte, moins certain pour la collectivisation, car la Révolution chinoise fournit un contre exemple, elle a survécu dans un environnement hostile en se gardant bien de développer son industrie et sa puissance militaire au dépens des paysans.

Concernant la collectivisation le choix gauchiste (trotskiste !) de la collectivisation forcée et de l’élimination des Koulaks en tant que classe, ne fut pas celui de Boukharine, l’expert économique du pouvoir bolchevik, qui savait qu’elle provoquerait « une Saint Barthélémy » dans les campagnes, d’où sa rupture avec Staline alors qu’il dirigeait l’URSS quasiment sur le même rang que lui dans les années de la NEP.

La brutalité de la répression n’est pas niée mais elle est contextualisée.

Par rapport aux effets de « brutalisation » (en suivant dans l’utilisation de ce concept Nicolas Werth, pourtant coauteur du « Livre Noir »), cette évolution généralisée des mentalités vers le pire provoquée dans le monde par la Grande Guerre,

Par rapport au moment de l’histoire mondiale (la « seconde guerre de trente ans »).

Au moment de la longue durée de l’histoire russe (le « deuxième temps des troubles »).

Par rapport à la situation mondiale d’oppression coloniale et raciste maintenue par tous les libéraux contemporains dans leurs empires coloniaux ou sur les peuples d’origine coloniale.

Et aussi par rapport à l’état de siège permanent où la Russie a du vivre pendant 75 ans, en butte à la détermination contre-révolutionnaire sans faille de puissants ennemis : Allemagne, Grande Bretagne, France, États-Unis avant et après la seconde guerre mondiale, à laquelle s’est ajoutée l’influence de toutes les églises instituées et de tous les grands groupes de média. L’alliance entre URSS et États-Unis de 1941/45 parait dans ce contexte purement conjoncturel.

Certains des aspects les plus terribles de l’État soviétique s’expliquent donc en dernière analyse d’abord par l’hostilité permanente du monde entier contre un pays pauvre et contre une grande nation révolutionnaire, et d’autre part, par l’héritage de despotisme de l’ancienne Russie, qui n’a pas connu de période démocratique bourgeoise.

Losurdo souligne aussi le rôle d’une dialectique immanente aux mouvements révolutionnaires qui lierait indissolublement l’exigence de la liberté absolue immédiate (et le rêve de la société communiste) à l’imposition de la Terreur, suivant le principe de la dialectique de la « loi du cœur » dans la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel.

Losurdo invalide, en bon hégélien, toute critique de Staline et de sa pratique historique basée sur l’opposition de l’idéal au réel en les mettant sur le même plan, et donc sur l’idée d’un bon idéal communiste opposable à un monstre singulier et en définitive inexplicable qui s’appellerait Staline. Il s’agit donc pour le mouvement communiste de renoncer à la ligne hypocrite de repli tactique où il s’est piteusement abrité en Occident après le rapport Khrouchtchev, et qu’Althusser a attaqué toute sa vie sous le nom d’humanisme. Garaudy, Sève étant de bons représentants du khrouchtchevisme humaniste en France. Et du stalinisme d’appareil aussi.

Le stalinisme est aussi périodisé : il semble que Losurdo considère que le régime est devenu autocratique en 1937, dans le contexte de la préparation de la guerre. Le régime carcéral du Goulag s’est aussi considérablement aggravé à ce moment là. Il semble avoir été relativement sous contrôle légal avant cette date. Certains faits horribles, comme le cannibalisme dans l’île arctique de Nizan, paraissent davantage le résultat d’incompétence bureaucratique dénoncée par les autorités elles mêmes, que comme le reflet normal du fonctionnement d’un système de répression exterminateur et cohérent. Et si l’URSS doit être comprise en définitive comme une formation sociale qui n’a jamais réussi à sortir de l’état d’exception, les efforts pour ce faire ont été réitérés, et le principal dirigeant bolchevik à avoir essayé ce passage à la normalité est justement Staline.

Cela dit, cette réserve pour finir : il reste toujours dans l’histoire d’une incroyable grandeur de l’Union Soviétique un noyau d’excès injustifiable, et certains arguments qui consistent à produire des citations peu glorieuses de Churchill ou de Roosevelt pour les comparer à des citations de Staline sur les mêmes sujets atteignent vite leurs limites. On peut contextualiser, et il n’est pas sans signification de savoir que le Cambodge a subit un quasi génocide aérien de la part de l’USAF, de la CIA et ses supplétifs avant le génocide Khmer rouge, il n’est pas inutile de comparer l’extermination des officiers polonais internés à Katyn en URSS en 1940 avec celle de la gauche par les Américains en Corée du Sud en 1950, mais il n’empêche que ces faits n’auraient pas dû se produire dans un pays socialiste. Il n’est pas inutile de rouvrir les dossiers Toukhatchevski ou Trotski comme ayant véritablement tentés des coups d’État ou entretenus des relations avec les ennemis étrangers de Staline. Mais ce n’est pas une justification au traitement arbitraire et cruel qu’ils ont subi.

Dernier point : Losurdo apparaît par certain coté comme un adversaire de l’utopie et de sa poésie, comme un défenseur du socialisme réel, sans guillemets. Le marxisme de Marx pour lui n’est pas un très bon guide pour comprendre la politique réelle et prosaïque, du point de vue de la gestion du réel qui résiste au rêve révolutionnaire, à l’exception sans doute du marxisme de Gramsci... et de Staline. Nous ne comprendrions bien ni les grands hommes, ni la normalité quotidienne de la vie des hommes simples, nos leaders charismatiques sont pourrait-on dire au point aveugle de notre pensée, et nous ne séparerions pas bien l’état d’exception de l’État de droit. Mais le dilemme est là, et n’est pas résolu par Losurdo, car quitte à rester prosaïque à quoi bon s’aventurer dans l’espace sans limites de la Révolution ?

PRCF 72

http://www.aden.be/index.php?aden=s...


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