Elisabeth Grebot « La France, un des champions du harcèlement moral »

vendredi 11 mars 2011.
 

Dans son dernier livre (*), la psychologue Elisabeth Grebot détaille les mécanismes du harcèlement moral au travail et dénonce les logiques managériales qui sévissent dans le privé et le public.

Comment définissez-vous 
le harcèlement moral  ?

Elisabeth Grebot. L’erreur qui est commise de façon systématique par les médias ou les discours est d’identifier le harcèlement à un problème entre deux personnes. Cela peut être le cas, mais il existe quatre formes de harcèlement  : le harcèlement organisationnel, le harcèlement stratégique, le harcèlement individuel et le harcèlement groupal. Ces différents types peuvent se produire dans tous les sens  : de la hiérarchie vers un employé mais aussi des employés vers un supérieur ou entre employés de même groupe. À l’heure actuelle, le harcèlement n’est pas un problème de perversion narcissique, il masque le plus souvent des modes de management qui poussent les gens à bout, vers la démission pour éviter les licenciements. Le harcèlement est donc un problème structurel ou organisationnel, économique, managérial et politique.

Actuellement, le harcèlement moral touche plus de 12 % des salariés 
en France, majoritairement des femmes, comment interprétez-vous ces données  ?

Elisabeth Grebot. Si les femmes sont plus concernées que les hommes, cela s’explique simplement par le fait qu’elles n’occupent pas les mêmes places hiérarchiques. Que ce soit dans le privé ou le public, les postes les plus élevés sont majoritairement occupés par des hommes. Plus généralement, la France appartient au groupe de pays ayant un taux de harcèlement supérieur à la moyenne européenne  ; elle se classe dernière du classement pour la liberté de prendre des décisions dans son travail, avant-dernière du classement pour la satisfaction dans son travail et occupe la 99e place sur 102 pays en ce qui concerne les relations coopératives entre employés et employeurs (étude Global Competitiveness Report, 2004)… À l’inverse des pays scandinaves, par exemple, en France, il y a une déficience du dialogue social dans l’entreprise.

Comment expliquez-vous cette « déficience du dialogue social » ?

Elisabeth Grebot. Il y a un problème de management dans les entreprises et dans les administrations. Cela ne sévit pas uniquement dans le monde industriel, mais aussi dans le secteur public. Beaucoup de facteurs sont en cause. D’abord, le patronat, le Medef n’est pas fanatique du dialogue social et il est frileux sur les problèmes de la santé au travail. Puis la formation des managers, qui doit être remise en cause  : les écoles ne forment pas leurs futurs managers à des notions de psychologie, de communication, d’écoute…

N’est-ce pas aussi parce que les cultes de la performance et de la compétition sont placés au cœur des logiques de travail  ?

Elisabeth Grebot. Si, à l’heure actuelle, que ce soit en sociologie ou psychologie du travail, nous sommes tous d’accord pour dire qu’il y a un individualisme forcené, une rivalité, une compétition et une rupture des liens sociaux.

Pourtant, les études montrent que 
ce n’est pas en gérant par 
le stress que les salariés sont plus performants, au contraire…

Elisabeth Grebot. Effectivement, plusieurs études en psychologie sociale ont mesuré les conséquences du management par le stress, pouvant aller jusqu’au management par la peur ou la terreur. Toutes montrent que ces logiques et modes d’organisation du travail ne font qu’augmenter l’anxiété des salariés, les violences, et créent un climat propice à l’absentéisme et à la démotivation, on constate une baisse de la productivité de 1%  !

Le secteur public est-il autant concerné par le harcèlement moral que le privé  ?

Elisabeth Grebot. Il est beaucoup plus concerné  ! Les raisons sont simples  : dans le secteur public, il est difficile d’avoir une mutation, les gens sont donc obligés de cohabiter et les conflits s’enveniment. La sécurité de l’emploi ne préserve pas du harcèlement moral. La fonction publique territoriale, hospitalière, l’éducation nationale sont des secteurs très touchés par les problèmes de harcèlement.

Les jeunes qui entrent sur le marché du travail sont-ils eux aussi concernés  ?

Elisabeth Grebot. Oui, et c’est un phénomène nouveau. Quand j’ai publié mon premier livre il y a trois ans, les enquêtes montraient que c’étaient plutôt les quadragénaires et les quinquagénaires qui étaient concernés par le harcèlement, or une récente enquête européenne montre que les jeunes sont également touchés. Puis, ils sont aussi concernés par le burn-out, l’épuisement professionnel. Débutant dans le travail, ils se défoncent et se retrouvent en face d’employeurs qui en profitent un maximum. Les jeunes tombent de haut et connaissent une désillusion du monde du travail.

Quelles sont les catégories de métier les plus touchées  ?

Elisabeth Grebot. Les secteurs administratifs, éducatifs, de la santé, mais aussi, et on l’oublie beaucoup, le secteur associatif. Les statistiques des services des maladies professionnelles le montrent  : les personnes qui travaillent dans des associations consultent fréquemment. Dans ce secteur, le harcèlement n’est pas lié à la productivité ni à la rentabilité mais au pouvoir et au narcissisme pathologique. Sous couvert de bonne cause, on demande tout et n’importe quoi aux employés.

Comment en finir avec le harcèlement moral  ?

Elisabeth Grebot. Il faut rappeler que le Code du travail et des accords interdisent le harcèlement, rappeler aussi que la prévention de la santé des salariés revient à l’employeur, il a des obligations légales, puis rappeler qu’en cas de conflit les gens ne doivent pas rester isolés, mais consulter les délégués du personnel, représentants syndicaux, médecins du travail… Comment obliger les patrons à modifier leur logique managériale qui rend malades leurs salariés  ? Ils ont des textes qui les y obligent, comme l’accord européen contre le harcèlement adopté en France en 2010... Mais force est de constater que ces mesures ne sont pas assez fortes pour empêcher les employeurs d’agir ainsi, vu le nombre de gens qui souffrent au travail.

(*) Agir contre le harcèlement moral 
au travail. Éditions le Cavalier Bleu, collection « Idées reçues », 2010. Elisabeth Grebot est maître de conférences en psychologie clinique à Reims, chercheur au laboratoire de psychopathologie et neuropsychologie cliniques à l’Institut de psychologie de Paris-V, psychologue clinicienne.

Propos recueillis par Anna Musso, L’Humanité


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