Christophe Bertossi « On assiste à une crise aiguë du monoculturalisme »

samedi 5 mars 2011.
 

Christophe Bertossi est chercheur à l’Institut français des relations internationales
(Ifri). Il est responsable du programme « Migrations, identités, citoyenneté ».

Lors de son émission télévisée, Sarkozy a parlé de l’échec du multiculturalisme, se référant à l’Angleterre et à l’Allemagne. Peut-on parler d’échec  ?

Christophe Bertossi. Tout d’abord, pour qu’il y ait une crise du multiculturalisme en France encore aurait-il fallu faire l’expérience du multiculturalisme. Or, la réalité française n’est pas celle du multiculturalisme. Dans les discours, les idées, et même les pratiques, la réalité est celle de « l’intégration », avec toutes les contradictions qu’elle comporte.

Qu’entend-on par 
multiculturalisme alors  ?

Christophe Bertossi. Le terme est ambigu. Renvoie-t-il à un projet philosophique, à la logique des politiques publiques ou bien au sens plus trivial de la diversité socioculturelle des sociétés d’immigration que sont les sociétés européennes  ? Bien évidemment, si l’on utilise la dernière définition, de fait, cela n’a aucun sens. Mais on joue sur les ambiguïtés. Parler multiculturalisme comme l’a fait Nicolas Sarkozy n’est pas neutre. C’est emprunter un mot 
à des débats qui ont lieu ailleurs en Europe, dans des pays comme la Grande-Bretagne ou les Pays-Bas. Là-bas, depuis les années 2000,
les débats publics britanniques ou néerlandais sont quasiment hystériques sur le soi-disant échec du multiculturalisme.

Comment est gérée cette thématique dans ces deux pays  ?

Christophe Bertossi. L’idée même que ces pays aient adopté le multiculturalisme est très débattue. Chercheurs et politiques, aux Pays-Bas ou en Grande-Bretagne, ont bien du mal à s’accorder sur le fait que le multiculturalisme ait été le modèle d’intégration. D’autant que moins l’objet est défini, plus il est politiquement malléable, et plus il est manipulable.

Quel est le modèle de ces pays que 
la France cite souvent en exemple  ?

Christophe Bertossi. Au Pays-Bas, on assiste depuis 2000 à un important débat sur « la tragédie multiculturelle », d’après un texte de Paul Scheffer, universitaire issu de la tradition sociale-démocrate. Le débat porte sur l’idée que le multiculturalisme a été le modèle pendant très longtemps pour accueillir les migrants et les intégrer. On reproche à ce modèle d’avoir provoqué une fragmentation culturelle de la société néerlandaise. Sauf que, si on regarde de plus près, on ne trouve aucune trace de multiculturalisme au cours des trente dernières années. Dans les années soixante-dix, il n’y a pas de politiques publiques spécifiques à l’égard des migrants postcoloniaux parce qu’il s’agit d’une main-d’œuvre temporaire. Lorsqu’ils se sédentarisent, on choisit la politique des minorités (ce qui ressemble le plus à une politique multiculturelle).

Que préconise cette politique 
des minorités  ?

Christophe Bertossi. Elle part du principe que pour bien intégrer socio-économiquement les migrants, il faut respecter leur identité culturelle et religieuse d’origine. Mais cette politique n’a pas duré dix ans  ! Elle a commencé dans les années quatre-vingt et, dès les années 1987-1989, elle est remise en question par l’État. Très vite, cela devient un enjeu politisé. Une figure comme Fritz Bolkestein, leader du parti libéral de droite, enchérit sur le thème de l’islam. On est dix ans avant le 11 septembre 2001. La droite n’a d’ailleurs pas le monopole de ce débat sur l’islam qui ne serait pas intégrable dans la société néerlandaise.

Comment se fait-il qu’on 
parle d’échec du multiculturalisme sans l’avoir vraiment tenté…

Christophe Bertossi. Créer le mythe de l’échec peut s’avérer très utile lors d’une compétition électorale. Pendant longtemps, c’est le conflit de classes qui a structuré la démocratie libérale et l’État providence, à travers l’opposition classique gauche-droite. L’idée de l’échec du multiculturalisme déplace ce conflit vers une opposition entre la droite et l’extrême droite. L’enjeu social est remplacé par l’idée d’un conflit identitaire, par la surenchère contre l’émigration, le multiculturalisme et l’islam. C’est sur ce terrain que les élections se gagnent –les notions d’identité, de frontière, de souveraineté qui sont pourtant en complet décalage avec les réalités de l’Europe et de la mondialisation.

En somme, on utilise 
les vieilles recettes  ?

Christophe Bertossi. Oui. Ça peut marcher d’autant plus qu’il y a une perte réelle de repères, aggravée par le chômage, un ressenti très douloureux de populations qui attendaient de réussir leur ascension sociale et qui sont bloquées dans l’ascenseur. Les gens voient que l’école ne produit plus de promesse d’avenir, que l’État providence ne peut plus leur apporter de soutien ou de sécurité. Cette douleur et ce sentiment de risque collectif sont illustrés par l’image de l’émigré qui viendrait « voler le travail », l’image du musulman à la fois polygame, barbare et homophobe qui met en péril « nos » valeurs et « notre » identité. Voilà un terreau facile pour créer le cadre de la compétition politique.


La proclamation de l’échec du multiculturalisme fait croire à des gens qui n’ont jamais vu une mosquée ou une femme voilée que la menace est réelle. Nos sociétés construisent toujours du manipulable mais cette fois, on travestit l’endroit réel des enjeux sociaux. C’est comme ça que cette réalité symbolique et inventée devient très réelle pour des millions de citoyens. Elle est une offre, répétée par les médias, qui construit un scénario plus réel que la réalité. Celle à laquelle les politiques devraient pourtant s’attaquer  : dans certaines zones de France, le taux de chômage des jeunes de quinze à vingt-quatre ans est trois à quatre fois supérieur à la moyenne nationale. Pourquoi  ? Un des grands débats de la gauche devrait être comment réinventer l’enjeu du conflit de classes après la fin de la guerre froide. Au lieu de cela, on culturalise jusqu’au bout tous les enjeux d’une société en pleine transformation. C’est l’alibi de gens qui n’ont plus la capacité de réguler le marché du travail ou les institutions comme l’école, et qui finissent par dire  : « Citoyens, ayez peur, fermons nos frontières. » Dans ce cercle vicieux, la « crise du multiculturalisme » est en fait plutôt une crise du monoculturalisme.

Entretien réalisé 
par Ixchel Delaporte


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