Du tremblement de terre de Tokyo (1er septembre 1923) à celui du Tohoku (2011)

dimanche 1er septembre 2019.
 

Dans un Tokyo fait de maisons en bois, la terre en tremblant a renversé les braseros allumés pour préparer le déjeuner de midi. Le 1er septembre 1923, un séisme de magnitude 7,9 touchait Tokyo et Yokohama (une région appelée le Kanto) et déclenchait un formidable incendie - d’une violence telle que même la rivière Sumida s’est mise à bouillir. Bilan : 148 000 morts, dont 100 000 au moins imputables à l’incendie. L’historien du Japon Pierre-François Souyri, enseignant à l’université de Genève (1), analyse cet événement majeur, au regard de la catastrophe qu’ont vécu en 2011 les habitants du Tohoku, dans le nord-est du Japon.

Quelles ont été les conséquences du tremblement de terre de 1923 ?

Pierre-François Souyri. Un traumatisme fort, un événement majeur de la période. Il y a eu un avant et un après tremblement de terre du Kanto. Dans les jours qui ont suivi, des rumeurs se sont répandues. Plusieurs dizaines de milliers de travailleurs coréens, importés au Japon comme main-d’ouvre, ont été accusés d’empoisonner les puits. Les policiers ont incité les sauveteurs à les repérer et à les lyncher. On pense qu’il y a eu environ 6 000 morts parmi les Coréens et plusieurs centaines parmi les Chinois. Par ailleurs, des responsables de la police de Tokyo ont arrêté des leaders anarchistes, en particulier Osugi Sakae, un des chefs du mouvement anarcho-syndicaliste, avec sa femme et leur neveu qui avait sept ans. Ils ont été étranglés dans les locaux du commissariat. Un certain nombre de crimes ont ainsi été commis directement par la police, jusqu’à ce que des intellectuels japonais tapent du poing sur la table et que le gouvernement réagisse, finalement, en imposant un couvre-feu.

Est-ce que les autorités ont été, à l’époque, contestées pour leur gestion de la catastrophe ?

Pierre-François Souyri. Il n’y a pas eu de mise en cause en tant que telles des autorités car c’est plutôt la société locale qui a pris en charge les secours immédiats. Il n’y avait pas, à l’époque, de services spécialisés dans la lutte et la prévention contre les tremblements de terre. C’est la société japonaise dans sa structure même qui a réagi, via les associations de quartier. L’État est assez peu intervenu. Très rapidement, des maisons ont été reconstruites, la plupart du temps à l’identique, même si, pour la première fois, on a vu apparaître quelques bâtiments à étages en béton pour prévenir séismes et incendies. Parmi les mesures prises par les autorités, il y a eu aussi la mise en place d’un service de TSF avec des émissions de musique et d’information. Là remontent les origines de la NHK, la télévision japonaise, qui fut d’abord une radio d’État. L’idée était de permettre aux gens de mieux comprendre ce qui se passait et de pallier l’absence des journaux, détruits par le tremblement de terre et l’incendie, ce qui laissait le champ libre à toutes les rumeurs. Le Japon fut ainsi l’un des premiers pays à se doter d’une TSF pour mieux contrôler l’information.

Est-ce qu’on peut dresser des parallèles entre les événements de 1923 et le tsunami du Tohoku ?

Pierre-François Souyri. Les deux sont assez différents. Dans un cas on a un séisme urbain, dans l’autre un séisme suivi d’un tsunami dans une région rurale et une alerte nucléaire. Par ailleurs, dans le séisme actuel, ce sont des personnes principalement âgées qui ont été touchées puisque la plupart des jeunes ont quitté les campagnes et les petits ports. Un phénomène qu’on n’avait pas en 1923. De même, à l’époque, les rumeurs les plus folles ont couru faute de communication d’État. Aujourd’hui, c’est presque l’inverse. C’est la communication d’État, peu transparente, qui contribue à colporter des rumeurs, tandis que les Japonais s’informent par le biais de médias libres comme Internet et Twitter.

Est-ce que de cette crise pourrait naître un changement institutionnel ?

Pierre-François Souyri. On sent monter au niveau local et associatif un mécontentement. Les secours ont beaucoup patiné avant d’arriver jusqu’aux villages les plus touchés par le tsunami. Et, surtout, le gouvernement a cherché, dans un premier temps, à dissuader les volontaires de venir en aide aux sinistrés, prétendant qu’ils allaient poser plus de problèmes, notamment de logistique, qu’ils n’allaient en régler. Or, au bout de quelques jours, ces mêmes volontaires ont décidé de partir tout de même et se sont rendu compte, sur place, qu’il n’y avait pas de sauveteurs et que toutes les volontés étaient bonnes à prendre. Bref, une critique se développe à l’égard des autorités, sur le manque de transparence de l’information, sur la gestion de la crise nucléaire, sur la collusion entre la bureaucratie et le lobby nucléaire... On sent qu’il va y avoir des règlements de comptes, mais il est difficile de savoir si cela entraînera un changement politique. Le Japon n’est pas un pays où l’on descend dans la rue pour manifester. Mais cela va peut-être donner naissance à des mouvements civiques, qui peuvent jouer un rôle considérable de lobby ou d’antilobby.

Y a-t-il eu des rumeurs sur l’origine de cette catastrophe comme en 1923 ?

Pierre-François Souyri. Des rumeurs, non. Mais des déclarations extravagantes, oui. Quelques jours après le tsunami, Shintaro Ishihara, le gouverneur de Tokyo, connu pour son populisme de droite et ses déclarations appelant à se méfier des immigrés « pilleurs » en cas de séisme, a expliqué que ce tremblement de terre pourrait bien être un châtiment du ciel contre tous ceux qui ne respectent pas les valeurs du vrai Japon et qui ont capitulé devant la globalisation, la domination du Japon par l’étranger... Il s’est pris, évidemment, une volée de bois vert. Mais, quelque part, cette idée que le tremblement de terre est un châtiment du ciel est une vieille idée en Extrême-Orient. Le séisme est la manifestation divine que les choses de l’État vont mal, que les dirigeants sont corrompus. En Chine, autrefois, on changeait le nom de l’ère de façon à revenir à l’an 1 et on amnistiait les prisonniers. Au Japon, on décrétait des édits d’abolition des dettes à l’issue d’un désastre naturel, pour relâcher la pression sociale sur la population. Souvent, dans un contexte de crise économique, politique ou de guerre civile, quand il y avait un séisme, les populations tournaient leur regard vers les dirigeants en leur demandant des comptes. C’est un peu ce qu’on a ici au Japon. Un populiste de droite pourra interpréter ça comme un châtiment du ciel, on peut aussi l’interpréter comme une sorte de ras-le-bol contre un gouvernement qui n’est plus efficace.

Le thème de la catastrophe est-il une figure récurrente de l’imaginaire japonais ?

Pierre-François Souyri. Dans l’histoire du Japon il y a souvent eu des éruptions violentes, des tremblements de terre. Ce sont même les Japonais qui ont inventé le mot tsunami. La nature n’y est pas toujours facile et il y a un sentiment du caractère éphémère de la vie, de l’impermanence des choses qui est tout à fait prégnant. Dans l’imaginaire, notamment de la sous-culture, je pense au cinéma de série B, aux mangas ou à la littérature de gare, on retrouve de façon récurrente le thème de la catastrophe, du cataclysme. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il y a eu la série des Godzilla, une espèce de reptile qui dort et qui est réveillé par les bombes nucléaires américaines. Affolé, ayant perdu ses repères, il se met à détruire la ville. On s’aperçoit en fait que ce Godzilla est bon, mais c’est la folie de l’homme qui l’a réveillé. Á la fin des années cinquante, un roman de Sakyo Komatsu, publié en français sous le titre la Submersion du Japon, décrit le Japon englouti dans la mer à la suite d’un cataclysme sismique. Le gouvernement du Japon demande alors à l’ONU d’évacuer la population japonaise. Et des débats ont alors lieu pour savoir combien de Japonais seront accueillis par tel ou tel pays. Dans les mangas, il y a aussi ce thème de la submersion, de l’apocalypse soit tellurique, soit liée à la folie des hommes. Les Japonais sont quand même la seule population qui ait connu le phénomène d’irradiation nucléaire. Le nucléaire, plus l’instabilité géologique du pays, favorise ce genre d’imagination. Deux ingrédients qu’on retrouve dans la catastrophe actuelle qui va certainement relancer l’imaginaire. Pour autant, ce n’est pas le tremblement de terre de 1923 qui a spécifiquement déclenché cette littérature catastrophique, mais plutôt les explosions nucléaires de 1945.

(1) Derniers ouvrages parus : le Japon des Japonais (avec Philippe Pons), Éditions Liana Levi, 2002 et la Nouvelle Histoire du Japon, Éditions Perrin, Lonrai 2010.

Entretien réalisé par Anne Roy


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