Marx et la voie de la métamorphose (Edgar Morin)

samedi 19 mars 2011.
 

Par la noirceur du diagnostic qu’elle propose du cours actuel de notre société, 
par son pronostic abrupt, 
par la hauteur de la tâche 
à laquelle elle nous confronte, 
ne pensez-vous pas que votre voie soit susceptible de désespérer  ? Et notamment les jeunes générations  ?

Edgar Morin. Certains lecteurs trouvent mon livre optimiste et d’autres pessimiste parce j’unis la perspective pessimiste et probable d’événements qui nous conduisent vers des catastrophes à l’idée que c’est dans la prise de conscience des désastres dans lesquels nous allons qu’il y aura une réaction qui pourra nous donner un chemin, une voie. Dans mon livre, je montre qu’il y a partout dans le monde et quel que soit le domaine des initiatives créatrices de futurs. Malheureusement, elles sont dispersées, elles ne se connaissent pas les unes les autres.

Si, maintenant, vous voyez des jeunes d’aujourd’hui qui sont en plein désarroi alors, évidemment, on peut me dire que, si je leur montre que la situation s’aggrave, cela accroît leur désorientation. Mais je leur montre aussi que, peut-être, il y a la voie de la résistance et du changement. Qu’il y a une cause qui est la plus grande qui ait jamais existé dans l’histoire et qui est celle où le salut de l’humanité et sa survie sont liés à une transformation radicale, la métamorphose. Cela peut donner un élan.

Parlons de la Résistance. Jusqu’à la fin de 1941, ce qui semblait hautement probable, c’était la victoire de l’Allemagne nazie. Beaucoup de ceux qui se sont engagés dans le combat pour la libération nationale l’ont fait dans une sorte d’élan et sans être sûrs qu’ils allaient aboutir. Notre cause, à l’époque, qui était très belle, ce n’était pas seulement la libération de la France mais, pour moi qui étais communiste, c’était aussi le salut de l’humanité. Mais à l’époque on ne voyait pas deux choses. Premièrement que la France libérée allait redevenir colonialiste et que les massacres de Sétif coïncideraient avec la victoire sur le nazisme et, deuxièmement, que l’Union soviétique allait s’enfoncer pendant longtemps dans le stalinisme. Aujourd’hui, il n’y a plus cette équivoque.

Les derniers événements de Tunisie ou d’Égypte, par exemple, brisent la sorte de peur et de réticence qu’on avait ici en disant  : « Dans tous ces pays arabes, la seule alternative c’est une dictature militaro-policière ou bien une théocratie islamiste. » Ces événements montrent que les Arabes sont comme nous et que nous sommes comme les Arabes  : nous avons les mêmes aspirations fondamentales. Cela réalise une conjonction. Dans la voie que je propose, bien entendu, il y aura des erreurs, des zigzags. Mais, dans le fond, je reprends les idées de l’internationalisme mais avec cet élément nouveau qu’on n’y voyait pas  : les réalités et les différences des cultures particulières. J’ai enrichi ce point de vue. Je ne l’ai pas abandonné.

Dans votre livre, vos propositions de réforme dessinent le visage d’une société que l’on appelait, il y a peu encore, une société socialiste ou communiste, au sens courant. Démocratique, polycentré, antibureaucratique, incluant en lui la pensée et la critique de l’écologie scientifique et politique, complexe quant à sa compréhension de la réforme sociale de la propriété privée mais un socialisme. Pourquoi ne prononcez-vous pas ce mot  ? Est-ce que vingt ans après la chute du mur, il n’est pas temps d’appeler un chat un chat  ? Socialisme ou barbarie  ?

Edgar Morin. Dans Ma gauche, j’indique qu’il y a un héritage à trois visages que donnent les mots socialisme, anarchisme et communisme et qu’il faut unir ces trois termes. Que signifie le terme socialisme  ? Cela veut dire réformer la société. Que signifie communisme  ? Cela veut dire créer une communauté humaine, une fraternité humaine. Que signifie anarchisme  ? C’est donner des libertés à l’individu.

Quand je considère la pensée de Marx et même de Lénine avant le tournant de 1917, ces termes étaient liés. Leur idée c’était  : il faut passer par une phase temporaire de dictature du prolétariat pour arriver à la suppression de l’État. Chez eux, ces termes étaient liés mais d’une façon un peu trop rigide, plutôt juxtaposés. Ce que je dis nettement, c’est qu’il faut se nourrir de ce triple héritage.

Alors pourquoi je ne prononce pas le mot socialisme  ? Parce que ce mot s’est beaucoup dégradé et dans deux sens. Dans le sens du socialisme soviétique où c’était une caricature et dans le sens de la social-démocratie où, aujourd’hui, il est complètement aplati. Ce terme souffre, effectivement, de l’aplatissement et de la souillure et n’est plus tellement adéquat parce qu’il renvoie à des expériences qui, les unes et les autres, ont abouti à un relatif échec.

Vous avez raison, il y a une question de vocabulaire. Mais je ne suis pas très sourcilleux sur les questions sémantiques. Si vous dites que vous êtes pour le socialisme et que vous êtes d’accord avec moi, restez pour le socialisme. Ce n’est pas une bagarre de mots. Vous dites  : socialisme ou barbarie, mais, pour moi, justement, il y a eu de la barbarie dans le soi-disant socialisme réel. Peut-être que nous n’avons pas encore le mot. Le mot démocratie est insuffisant. J’emploie le mot réforme, non pas dans un sens réformiste mais dans l’idée d’un cheminement progressif qui transforme. Cette transformation progressive aboutit à la métamorphose que je substitue au mot de révolution.

Mais pourquoi pas révolution  ? Pourquoi n’indiquez-vous pas de finalité, de lieu de convergence  ?

Edgar Morin. J’évoque cette question dans Pour et contre Marx. Autant je pense que Marx est actuel aussi bien dans l’examen de la mondialisation que de la consommation, autant son anthropologie, c’est-à-dire sa base, est restreinte. Il ne voit que l’homme producteur, il ne voit que l’Homo sapiens classique. Il ne voit pas la capacité de délire humain, la mythologie, l’Homo ludens. Ce que j’ai voulu, c’est compléter, enrichir et complexifier ces notions. Sinon on se fonde sur un homme abstrait. Pour moi, Marx est une étoile dans la constellation de penseurs qui m’inspirent, avec Hegel et Héraclite.

Maintenant, la révolution  ? J’ai abandonné ce terme parce qu’il a été trop connoté par l’idée de violence et par celle qu’il suffisait d’une transformation socio-économique, d’éradiquer la classe exploiteuse. Les exemples que nous voyons aujourd’hui en Afrique du Nord montrent que quand des révolutions se font, elles se font dans des mouvements pacifiques. Ceux qui font couler le sang sont ceux qui répriment, et pas les révolutionnaires. La force aujourd’hui, et là je reprends une idée de mon ami Stéphane Hessel, c’est de miser sur la non-violence. Il y a, à un moment donné, une prise de conscience et des aspirations profondes qui s’expriment de façon spontanée. Sans cette part spontanée, il ne se passe rien, mais si elle reste spontanée, tout est amené à se dissoudre, à être transformé, asservi, détourné. J’insiste sur le fait de se méfier de la violence qui produit une autre violence et qui dégénère. Tout en sachant qu’en des cas extrêmes, évidemment, elle peut se justifier.

En ce qui concerne le problème du capital et de l’économie, très rapidement, la voie que j’indique est une voie où le développement aussi bien des mutuelles, des coopératives, du commerce équitable, des rapports directs entre producteurs et consommateurs, bref, toutes ces choses-là refoulent le capitalisme classique. Par ailleurs, je reprends une parole de mon ami Alain Touraine, qui dit que le capital financier et spéculateur s’est mis au-dessus de l’humanité et qu’il faut entièrement le maîtriser. En cela, j’indique une finalité.

La société issue de la métamorphose sera une création historique dont on ne peut pas deviner l’aspect. On ne peut pas imaginer ce qui sera créateur. Du reste, jamais, avant une création, on ne peut imaginer ce qu’elle deviendra. Il faut montrer le chemin. Un poète allemand à dit  : « Ne montre pas le but, montre le chemin car le chemin et le but se confondent. » Le chemin est très riche parce qu’il est fait de toutes ses actions transformatrices. Dès que vous faites des réformes profondes, vous accédez à un certain but. Qui lui-même ouvre à un autre chemin. C’est une dialectique et le but final, nous, nous ne le voyons pas. D’ailleurs, il ne sera même pas final, cela ne sera pas la fin de tout. Il y aura d’autres évolutions.

Votre pensée « complexe », 
qui aborde le réel sous l’angle 
de la totalité, de l’oscillation, 
de la contradiction, semble très proche de la pensée dialectique 
de Marx ou de Hegel. Pourquoi 
ne pas la nommer comme telle  ?

Edgar Morin. J’aborde le sujet de front dans ma Méthode, dans les deux volumes sur la Connaissance de la connaissance et aussi dans Pour et contre Marx. Dans ces livres, je parle de dialogique. Pourquoi pas dialectique  ? Parce que celle-ci a été pervertie et pas seulement dans les versions grotesques du marxisme mais même dans la pensée de Hegel. Chez Hegel, il y a toujours cette possibilité de dépassement. Il y a cette idée de négation de la négation et je trouve que, dans certains cas, effectivement, on peut dépasser certains antagonismes et contradictions. Je suis très profondément imprégné par Hegel mais je pense, et là je suis plutôt fidèle à Héraclite, qu’il y a des contradictions constitutives de la vie. Pas seulement de la vie au sens biologique mais de l’homme et de la société. Des contradictions qui sont vitales. Ce ne sont pas des contradictions à dépasser. Elles nous nourrissent. Par exemple, Héraclite dit  : « Vivre de mort, mourir de vie. » Quand il dit cela, il dit, par exemple, que les cellules de notre corps meurent sans arrêt pour donner des cellules neuves qui nous rajeunissent, qui nous régénèrent. Il dit que nous vivons de la mort de nos cellules. C’est les deux, c’est une contradiction qui se maintient et grâce à laquelle nous somme vivants.

Je suis pour une pensée que j’appellerai récursive, en boucle, où, en quelque sorte, les deux termes de la contradiction se renvoient l’un et l’autre. Je ne nierai pas l’apport de la pensée hégélienne mais Hegel a dit aussi qu’une pensée qui est incapable de servir les contradictions est une pensée nulle. Dans Hegel, dès qu’il y a un dépassement d’une contradiction, la contradiction revient. Finalement, je ne suis pas tellement loin. L’idée, c’est que, si l’on est vraiment hégélien, on n’aboutit pas à une vision réconciliée finale. On est toujours dans le mouvement et dans le chemin.

Et maintenant, par rapport à l’idée de totalité. Là aussi, mon point de vue est dialogique ou dialectique. Pour comprendre le phénomène de la mondialisation, notre pensée doit saisir tous les éléments. Mais, bien entendu, nous sommes incapables de les saisir tous. Parce que j’ai introduit l’incertitude dans la connaissance, c’est-à-dire l’idée qu’on n’aura jamais une connaissance totalement certaine et sûre, je m’oppose à tout dogmatisme qui prétend enfermer la totalité du réel dans une conception. Ma conception est ouverte et je crois qu’elle est toujours fidèle à ce qu’il y a de meilleur dans Hegel et dans Marx.

Rencontrant une petite fille telle Alice, de l’âge de celle de Lewis Carroll, en colère en lisant le message d’« espérance désespérée » de la bouteille que vous jetez à la mer 
avec votre livre, que lui diriez-vous pour la réconforter et l’encourager 
à entrer dans votre voie  ?

Edgar Morin. Toutes les civilisations ont besoin d’une injection de féminité, de tendresse et, au-delà même, d’infantilité. Irenäus Eibl-Eibesfeld dit que ce qu’il faut développer dans notre civilisation, c’est la capacité d’aimer, qui est un trait de l’enfance que nous conservons dans l’âge adulte mais qui tend à se réduire, à se rétrécir et à se fragmenter. À cette petite fille, je dirais de voir tous les côtés de l’existence et de la vie, ceux qui sont merveilleux comme ceux qui sont atroces. J’essaierais de l’aider à devenir elle-même à travers ses expériences, ses connaissances, ses lectures et ses films. Ce que je lui enseignerais surtout, c’est la compréhension humaine, et cela je le dirais aussi au petit garçon, parce que c’est dès l’enfance qu’il faut apprendre à se comprendre les uns et les autres. Souvent on a tendance à reporter les erreurs sur les autres et à s’autojustifier. Je lui dirais qu’elle développe ses qualités féminines d’amour, de tendresse tout en étant capable de jouer dans la société les rôles qu’occupent en général les hommes et qu’elle peut très bien occuper.


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