Nation, universalité humaine, diversité et multiculturalisme. Lumières et Antilumières

mercredi 11 mai 2011.
 

A droite plus qu’à gauche, mais à l’Est comme à l’Ouest, l’Europe enterre le multiculturalisme, et elle l’enterre comme on siffle la fin de la récré.

Maintenant les cours reprennent, retour aux choses sérieuses : nous sommes blancs et chrétiens. " Nos ancêtres les Gaulois ", nos racines chrétiennes, nos cathédrales, les croisades, etc...

Après la détente, l’étude...Sauf que la leçon d’histoire offre un début très contestable. Car la chose vraiment sé-rieuse pour l’Europe, celle qui la fonde comme projet, c’est tout de même la grande période des Lumières : le XVIIIème siècle, lui qui nous déclare libres et égaux en droits, lui qui précisément nous arrache à la communauté, celle du sang comme celle de la croyance.

Je prendrai, moi, mes cours d’histoire non pas auprès d’Angela Merkel, David Cameron ou Nicolas Sarkozy, mais plutôt auprès de Zeev Sternhell, c’est un historien des idées, passionnant, dont l’oeuvre s’est concentrée ces derniè-res années sur l’histoire des anti-Lumières.

Que rappelle-t-il ? Que le combat a toujours existé, depuis les Lumières, entre deux conceptions de l’individu.

La conception héritée du siècle des Philosophes, qui ne nie pas les spécificités (il y a des Blancs, des Noirs, des Jaunes, des gens aux habitudes différentes) mais ces différences sont secondaires face à la qualité de l’homme, et cette qualité est d’être universellement doté d’une raison, donc capable de se libérer de l’emprise de l’histoire ; l’homme est en mesure de ne pas être un esclave de son passé.

De l’autre côté, la conception des anti-Lumières, une conception organique de la société : l’individu n’est qu’une feuille d’un arbre dont la nation est le tronc. Autrement dit, l’individu n’est jamais autonome, toujours ancré dans sa communauté, son histoire.

Cette dernière conception ne se retrouve-t-elle pas aujourd’hui dans le débat public ? Chez les promoteurs du dé-bat sur l’identité nationale en France ou sur la culture dominante, en Allemagne ? Car les questions, telles qu’elles sont formulées, appellent des réponses essentialistes : on cherche les traits marquants de l’identité ou de la culture, des éléments déterminants qui puisent dans un passé commun - une quête qui exclut donc une partie des citoyens. C’est de la pure logique : si la nation est une communauté historique et culturelle, la qualité de Français " historique ", ceux qui ont des racines (comme on dit), devient ce qui est le plus important, et la qualité de citoyen français n’a plus qu’une valeur relative...

N’est-ce pas ce qu’on ressent aujourd’hui, qu’il y deux catégories de Français...?

Et ça, c’est tout ce que les Lumières récusent, les Lumières dont on a oublié la radicalité : dans les années 1770, nous apprend Sternhell, l’Encyclopédie (volume 44) définit la nation. Et comment la définit-elle ? Simplement comme un ensemble d’hommes, de personnes, vivant à l’intérieur des frontières d’un même Etat et soumis au même gouvernement. C’est tout. Rien sur la langue, rien sur la culture, rien sur l’histoire. C’est une définition purement politique et juridique.

Alors pourquoi ne commencerait-on pas le cours d’histoire sur ces rappels ? D’autant plus qu’il est parfaitement possible de critiquer le multiculturalisme depuis ce XVIIIème siècle. Et Zeev Sternhell ne s’en prive pas. Dans le numéro de décembre du Monde Diplomatique, il lui réserve quelques piques : le multiculturalisme et le différentialisme culturel, écrit-il, ont joué un rôle majeur dans l’affaiblissement des valeurs universelles. Car à ses yeux, il n’y a pas de doutes : multiculturalisme, communautarisme, différentialisme, c’est une même communauté de pensée, c’est la même tradition qui se perpétue, celle d’un individu qui se définit d’abord par la culture à laquelle il appar-tient.

On rappelle souvent que Zeev Sternhell est un intellectuel controversé. Vous allez comprendre pourquoi. Son rai-sonnement peut horripiler mais il est très stimulant. Que dit-il ? Que ceux qui aujourd’hui critiquent le multicultura-lisme pour dire que nous avons des racines et une identité nationale, ceux-là, sont proches en vérité des promo-teurs dudit modèle multiculturaliste. Car tous privilégient (et là je cite Sternhell), "tous privilégient l’appartenance culturelle, tous défendent leur " moi " historique, fondent leur identité sur un passé réel ou mythique, pensent que leur communauté culturelle a quelque chose d’unique à dire et qu’elle doit rester fidèle à elle-même".

Conclusion, provocatrice : ils ont plus d’affinités de conception entre eux qu’avec les Encyclopédistes. Diderot et d’Alembert d’un côté, Sarkozy et les islamistes, de l’autre - qui au fond se ressemblent, repliés que leur culture et leur passé.

On peut critiquer évidemment cette posture de défense, cette façon de camper sur des positions d’un universa-lisme abstrait qu’on a beaucoup critiqué, notamment parce qu’en son nom, beaucoup de crimes ont été commis.

Mais Zeev Sternhell mettra tout le monde d’accord avec ce constat : les grandes questions de 18ème siècle restent bien les nôtres, et par exemple celle-là : qu’est-ce qui a le plus d’importance dans la vie des hommes : ce qui leur est commun à tous, ou ce qui les sépare ? »


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