« Pour travailler à Fukushima, il faut être prêt à mourir »

vendredi 29 avril 2011.
 

Spécialiste du Japon, le sociologue Paul Jobin a travaillé sur les conditions de travail des ouvriers du nucléaire. Il livre son analyse alors que ceux-ci tentent de reprendre en main la situation dans la centrale japonaise, fortement endommagée par le séisme.

On lit ici qu’ils dorment à même le sol, là qu’ils ne font que deux repas par jour et ont été rationnés en eau… La Tokyo Electric Power Company (Tepco) et ses sous-traitants laissent filtrer peu d’informations sur les ouvriers en lutte sur le front de la centrale de Fukushima, en déroute depuis le séisme et le tsunami du 11 mars dernier. Sociologue et spécialiste du Japon, Paul Jobin connaît bien les lieux. En 2002, lors d’une recherche sur les sous-traitants de l’industrie nucléaire, il a enquêté auprès des cadres et des ouvriers intérimaires intervenants dans cette centrale. Il analyse la situation actuelle à l’aune de cette expérience.

Que sait-on des ouvriers qui travaillent actuellement à la centrale de Fukushima ?

Paul Jobin. C’est une situation paradoxale. On n’a jamais autant parlé du nucléaire au Japon, mais les informations restent rares sur ceux qui sont au cœur du volcan, dans la centrale de Fukushima. Jusqu’à il y a une dizaine de jours, on ne voyait d’ailleurs personne, excepté les pilotes d’hélicoptère, qui ont largué l’eau de mer, et maintenant les soldats des forces d’autodéfense et les pompiers qui utilisent les lampes à incendie. Il a fallu attendre le vendredi 25 pour voir les premières photos d’ouvriers en combinaison intégrale, et celles de l’intérieur de la centrale – où l’on pouvait constater l’état de délabrement général, jusqu’aux salles d’ordinateurs et de contrôle à peine éclairées… Ce jour-là, trois sous-traitants ont été conduits à l’hôpital parce qu’ils avaient été gravement irradiés. C’était la première fois qu’on entendait officiellement parler de sous-traitants. Mais quand on sait comment fonctionne une centrale en temps normal, on ne pouvait que supposer leur présence sur place : à 90 %, ce sont eux qui font le travail de maintenance et qui encaissent la dose collective de radioactivité – il s’agit là des chiffres officiels. Et puis, il y a différents types de sous-traitants : tout en bas de la pyramide, il y a par exemple les intérimaires, qui nettoient à la serpillière les réacteurs ou qui s’occupent des vêtements de protection usés, et qui prennent les plus fortes doses. Puis viennent les techniciens (plombiers, électriciens…) qui vérifient les installations, la tuyauterie et les pompes ; et tout en haut, il y a les techniciens, cadres et ingénieurs de Tepco, qui jouissent des meilleurs salaires et d’une meilleure protection sociale. Un certain nombre d’entre eux doivent se trouver sur place, mais pour l’heure, on ne sait pas vraiment qui fait quoi. Ce qui est sûr, c’est que tous ceux qui ont travaillé jusqu’à présent ont dû prendre des doses importantes de radioactivité.

Aujourd’hui, combien y a-t-il d’employés sur le site ?

Paul Jobin. Il y a dix jours, on parlait de quatre équipes de cinquante, soit deux cents ouvriers. Aux dernières nouvelles, ils seraient six cents : pompiers et soldats sont peut-être compris, cela reste flou. Dans une semaine, combien seront-ils ? Tepco a dû mobiliser son réseau de sous-traitants pour recruter en urgence dans la région, voire plus loin. D’après les annonces qui circulent sur SMS et qui sont relayées sur Twitter, les salaires offerts tournent autour de 10 000 yens par jour (soit 84 euros), ce qui représente environ le double d’un salaire moyen pour un jeune intérimaire, mais ne présente pas une offre exceptionnelle non plus. Ce qui signifierait que, malgré le sacrifice consenti par ceux qui acceptent de s’y rendre, Tepco continue de ratiociner sur les salaires. La semaine dernière, le Tokyo Shimbun a publié des témoignages de gens qui ont refusé de venir travailler dans la centrale. Un homme de vingt-sept ans avait reçu un SMS avec un salaire intéressant, mais comme il a un petit garçon de trois ans et une femme de vingt-six ans, et il n’a pas eu envie de les laisser tomber, devinant qu’il s’exposerait à un risque élevé de mort prématurée. Témoignait également un homme de cinquantehuit ans qui vit à 40 kilomètres de la centrale et qu’on a appelé en disant : « On cherche des personnes de plus de cinquante ans qui pourraient intervenir dans le réacteur, la paie est beaucoup plus élevée que d’habitude. Tu ne veux pas venir ? » La formulation « plus de cinquante ans » laisse entendre que pour venir travailler sur le site, il faut être prêt à mourir… Ailleurs, j’ai pu lire qu’il s’agit de gens de la région qui sont prêts à faire le maximum parce qu’ils n’ont pas envie de la voir perdue pour les trente ou mille ans à venir – c’est déjà le cas en partie. Enfin, samedi 2 avril, le quotidien Mainichi a publié un entretien avec un employé de Tepco qui décrit l’extrême difficulté des conditions d’intervention et le bricolage auquel ils sont astreints pour se protéger eux-mêmes, enveloppés dans des sacs en plastique faute de combinaisons adéquates. Seulement les chefs sont munis de dosimètre : d’après un autre ou-vrier présent sur place, le vendredi 11, ce jour-là, dans la panique, beaucoup seraient carrément rentrés chez eux avec leur dosimètre. Tepco a confirmé qu’à cause du tsunami, un grand nombre de dosimètres ont été endommagés. Sur 5 000, il n’en resterait plus que 320. Le fabricant n’a presque plus de stock et Toshiba en a envoyé une cinquantaine.

On parle d’un employé irradié alors qu’il intervenait sur place avec de petites bottes en caoutchouc. Comment se protègent les employés sur le site ?

Paul Jobin. C’est vrai. Cela paraît dérisoire, mais comment faire autrement ? Même en temps normal, dans cette partie du réacteur, il faut pouvoir se déplacer très vite, pour encaisser le moins de dose possible, ce qui ne serait pas le cas avec des semelles en plomb. Il y a des combinaisons et des masques intégraux, mais ces équipements semblent assez mal conçus et primitifs par rapport à l’enjeu de la tâche. Alors, à défaut de protection efficace, on a recours à ce qu’on appelle la radioprotection. En japonais, on parle de « gestion de la radioactivité ». C’est exactement de cela qu’il s’agit : gérer la dose collective infligée aux travailleurs. La question de la radioprotection entre directement en conflit avec celle de la sûreté des centrales, parce que plus une centrale vieillit, plus « ça douche », comme disent les ouvriers japonais, plus il faut la nettoyer, et plus il faut faire intervenir du personnel pour les réparations et l’entretien. D’où ce recours massif aux sous-traitants. Ce qui fait la spécificité du Japon, c’est que le nucléaire s’est industrialisé à partir des années 1970, et le recours à la sous-traitance pour les arrêts de tranche s’y est systématisé depuis cette époque. Cette organisation du travail a des conséquences dramatiques pour la santé des ouvriers et la sécurité des centrales, d’où la répétition d’anomalies et autres incidents, avant même qu’il soit question du risque sismique.

Pourquoi le ministère japonais de la Santé a-t-il décidé d’augmenter les doses légales reçues par les travailleurs ?

Paul Jobin. Depuis 2002, la Commission internationale de protection radiologique (Cipr) recommande de ne pas faire dépasser aux travailleurs du nucléaire une dose annuelle de 20 millisieverts (mSv) par an. Mais, même en temps normal, les ouvriers encaissent des doses importantes avec des conséquences qui sont systématiquement niées ou minimisées. Au Japon, la législation s’est accommodée de la norme des 20 mSv par an pour les travailleurs, en stipulant que celleci peut être calculée sur une moyenne de cinq ans, avec un maximum de 100 mSv sur deux ans. Mais dès le 19 mars, sans doute faute de pouvoir recruter suffisamment d’intervenants, Tepco a demandé à placer la dose maximum à 150 mSv, et le ministère de la Santé a renchéri en la portant à 250 mSv. Peut-être aussi pour limiter le nombre d’éventuelles demandes de reconnaissance en maladie professionnelle. Jeudi 31 mars, l’Agence de sûreté nucléaire (Nisa) annonçait que 21 ouvriers avaient reçu des doses supérieures à 100 mSv, mais qu’aucun n’avait dépassé les 250, comme s’ils pourraient finalement s’en sortir sans trop de dégâts, alors que même l’Agence internationale pour l’énergie atomique estime que la situation demeure « très sérieuse » à Fukushima. Et, en effet, les débits de dose sont maintenant tels (jusqu’à 1 000 mSv par heure samedi 2 avril) qu’une intervention près du réacteur semble impossible.

Y a-t-il eu des victimes reconnues comme ayant contracté des maladies professionnelles suite à leur travail en centrale ?

Paul Jobin. En 2002, j’avais dénombré 8 cas reconnus depuis 1991. Depuis, il y en a eu quelques autres, du moins qui soient connus, car il y a une certaine opacité dans ce système. Je pense par exemple au cas de M. Nagao. Il avait travaillé à Fukushima 1 et 2 entre 1977 et 1982 et cumulé une dose de 70 mSv. Dès 1986, il a commencé à ressentir toutes sortes de symptômes, à perdre ses dents, et en 1998, les médecins ont diagnostiqué un myélome multiple. En 2002, il a déposé une demande de reconnaissance en maladie professionnelle, qu’il a obtenue, non sans peine, avec le soutien de tout un réseau associatif. Puis il a intenté un procès contre Tepco, pour l’exemple. Sa plainte a été déboutée en 2009 de façon expéditive : le juge n’a même pas pris la peine d’examiner les avis médicaux présentés par l’accusation.

Vous avez mené un travail sur les conséquences de la pollution au mercure dans la mer au large de la ville côtière de Minamata par l’usine pétrochimique Chisso. Comment avaient été traitées les victimes de cette catastrophe ?

Paul Jobin. Il y a une différence importante entre ces deux catastrophes. À Minamata, il n’y a pas eu d’explosion, les habitants n’ont pas eu tout de suite conscience du danger, la frayeur est venue après. Pourtant, dès les années 1920, il y avait eu un impact sur les pêches, le nombre de poissons diminuait (pas encore à cause du mercure mais d’autres rejets polluants). À partir des années 1940, ils ont vu des chats et des oiseaux morts, puis sont apparues les premières victimes humaines, au milieu des années 1950. La prise de conscience de la menace a donc été longue. Le premier procès s’est tenu entre 1969 et 1973, et s’est conclu par une condamnation de Chisso à une somme conséquente d’indemnisation pour les plaignants. Il y a eu ensuite beaucoup d’autres procès, et on estime à au moins 40 000 le nombre total de victimes. Enfin, en juillet 2009, une loi d’indemnisation a été votée, assez bien accueillie par un grand nombre de victimes. Entre les premières démarches des victimes auprès de Chisso, en 1956, et 2010, il aura donc fallu plus de cinquante ans de bataille avec l’industriel et l’État pour voir une réparation relativement complète. Ce qui laisse augurer le pire pour la catastrophe actuelle, d’autant que l’histoire des réparations des victimes de Minamata s’est déroulée à une époque relativement faste pour le Japon. Or, qui sait ce que va devenir le Japon après une catastrophe pareille ? C’était la troisième puissance économique au monde, mais le restera-t-elle ? Comme l’a déclaré le premier ministre, Naoto Kan, il s’agit vraiment d’une catastrophe nationale, d’une ampleur que le Japon n’a pas connue depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. C’est une catastrophe pour tout le pays. Cela va rendre encore plus difficile pour les gens d’obtenir une réparation.

ENTRETIEN RÉALISÉ PAR ANNE ROY, L’Humanité

Pour en savoir plus :

RAS Nucléaire, Rien à signaler, un documentaire d’Alain de Halleux

Pour visionner le film en intégralité, cliquez ici :

http://www.arte.tv/fr/Comprendre-le...


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