Chine "Les patrons nient le droit du travail... Les syndicats sont dépendants du pouvoir politique"

samedi 30 avril 2011.
 

Ancien travailleur migrant, Zhou Litai connaît bien les acteurs du monde qu’il défend. Ouvrier dans une briqueterie du Hunan dans les années quatre-vingt, il commence à étudier le droit. En 1986, il passe avec succès le premier concours d’avocat organisé dans la Chine post-maoïste et, en 1996, ouvre son cabinet spécialisé.

Quelles évolutions avez-vous constatées depuis 1996 ?

Zhou Litai. Nous disposons maintenant d’un arsenal juridique complet. Les lois sur le travail, le droit des affaires, la législation sur les assurances, sont bonnes. C’est le côté positif, de nombreux progrès ont été menés pour protéger les droits sociaux. Ce qui bloque c’est la simple application de ces lois.

Les entreprises ne respectent pas la législation sur le travail. Elles rechignent à signer les contrats de travail prévus par la loi de 2008. Elles ne respectent pas le temps de travail limité à 40 heures hebdomadaires. Elles n’augmentent pas les salaires, ne paient pas les cotisations sociales obligatoires, ne veulent pas reconnaître les maladies professionnelles et refusent des compensations à ceux qui en sont victimes. Tous ces exemples révèlent que la situation est encore très grave pour les ouvriers. Pour que les lois soient appliquées, il faut faire pression sur le patronat. Des pressions qui doivent venir des autorités et des salariés.

Et ces pressions sont insuffisantes...

Zhou Litai. Le gouvernement a mis durant des années la priorité sur le développement économique au détriment des droits des salariés. Les choses bougent mais il faut faire rapidement progresser et le système, et les mentalités.

Qu’est-ce qui caractérise cette seconde génération d’ouvriers migrants ?

Zhou Litai. Les travailleurs connaissent mieux leurs droits que leurs aînés il y a vingt ans, mais pas suffisamment. Ce qui les laisse encore très vulnérables. Paradoxalement le nombre de plaintes diminue. Il y a dix ans et plus, la législation avait des lacunes mais pourtant il était plus facile de porter la cause d’un ouvrier devant un tribunal et de gagner des procès. Aujourd’hui, les plaintes aboutissent de moins en moins et les procédures sont longues. Les salariés perdent confiance. De 1996 à 2006, j’ai traité plus de 6 000 affaires relatives à la défense des mingongs. C’est nettement moins aujourd’hui. Les tribunaux chargés de juger les plaintes ne sont pas indépendants. Ils ne sont pas capables de rendre une justice équitable parce que l’administration, poussée par le patronat, interfère. Si les autorités ne respectent pas les lois qu’elles édictent, comment voulez-vous que les gens aient confiance dans la législation ?

Une des questions centrales est celle de la représentation syndicale digne de ce nom. Les syndicats officiels, les seuls autorisés, sont incompétents parce que dépendants du pouvoir politique. Il faut une reconfiguration syndicale permettant enfin à des délégués d’exercer en toute indépendance et pleinement leur rôle dans la défense des intérêts des salariés.

Propos recueillis par Dominique Bari, L’Humanité

2) Chine, Un an après. La Rivière des perles et la lutte des classes

En mai 2010, une vague de grèves démarrait dans le sud de la Chine. 400 entreprises allaient être touchées dans tout le pays. Retour au Guangdong, où la nouvelle génération de migrants change la donne et pose la question d’une représentation syndicale efficace. Guangdong (Chine), envoyée spéciale.

Il est 17 h 30. Les Foxconn débauchent. La porte nord de l’usine, gigantesque bunker gris, s’entrouvre, laissant passer des vagues de blousons bleu foncé pour les hommes, gris et rose pour les femmes. Une Sortie des usines Lumière version méga dans ce quartier de Longhua, à une demi-heure du centre de Shenzhen, la métropole industrielle du sud de la Chine. En quelques minutes, rues et trottoirs sont pris d’assaut par des milliers d’ouvriers qui, comme au rythme d’une marée montante, rejoignent leurs dortoirs. L’empire de la sous-traitance électronique du taïwanais Terry Gou emploie 800 000 personnes dans la douzaine de sites implantés en Chine. Les 300 000 ouvriers de Foxconn Shenzhen fabriquent à la chaîne l’iPhone d’Apple, les téléphones portables Nokia, les consoles de jeux de Sony et les ordinateurs de Dell et Hewlett-Packard. Difficile d’arrêter quelques-uns d’entre eux. Beaucoup nous ignorent, refusent de parler. D’autres nous lancent, sans ralentir le pas, quelques bribes de leur vie. La jeune Yao nous confirme que son salaire est passé à 2 400 yuans (268 euros) début novembre, conformément aux promesses du patron milliardaire, « avec les heures supplémentaires, mais le salaire de base est de 1 200 yuans ». Elle n’en dit pas plus. Ni sur ses 12 heures de travail quotidien, six jours sur sept, rien surtout sur les suicides de 14 employés l’an passé.

Près d’un kiosque à journaux, nous abordons Tian. Il s’amuse de nos vaines tentatives pour entrer en contact avec ses jeunes collègues  : « Ils ne vous parleront pas. Dès leur période d’essai, on leur inculque cette interdiction de parler de l’entreprise, pas seulement aux étrangers mais aussi entre eux. Ils se sentent surveillés. » Tian est technicien et travaille depuis quatre ans chez Foxconn sur la conception de nouveaux modèles de portables. L’envie de parler de l’entreprise le démange. La rue, à proximité de l’usine, n’est pas appropriée. Il nous invite chez lui à trois arrêts de bus de là. Dans son minuscule trois-pièces, nous faisons connaissance avec sa femme Chen, sa fille et sa mère. Comme son mari, Chen est une Foxconn et travaille dans la logistique. Quand on demande à Tian pourquoi un tel vent de désespoir a soufflé sur l’usine, la réponse fuse  : la terrible pression, le surmenage. « Même les ingénieurs ne sont pas à l’abri. L’un d’eux, Yan Li, est mort d’épuisement, le 26 mai 2010, après avoir travaillé vingt-quatre heures d’affilée. Il est très mal vu de refuser de faire des heures supplémentaires. On est aussitôt mis sur la touche. On souffre aussi d’un grand isolement, vis-à-vis des collègues, dans les ateliers et les dortoirs. Les pressions sont constantes, le cafardage, la méfiance entre collègues entretenue par la direction cassent toute forme de solidarité. On ne se parle pas et on ne se fréquente pas. En quatre ans, j’ai appelé une fois un collègue sur son portable », résume Tian. Il rend compte du climat délétère de Foxconn, qui confirme le rapport réalisé par des chercheurs de 20 universités de Chine, de Taïwan et de Hongkong, dénonçant les conditions de travail « inhumaines » de l’entreprise et faisant état d’insultes et de coups des contremaîtres, d’horaires démentiels (jusque entre 80 et 100 heures par semaine). En mai juin dernier, quand il n’était plus possible de cacher les suicides, la direction de l’usine a annoncé toute une série de mesures (fin des brimades, ouverture de centres de consultation, paiement des heures supplémentaires), dont une hausse des salaires de 67% à partir du 1er octobre. « Du vent, rétorque Tian, certains salaires ont été augmentés mais pas plus de 30%, et pas tous. Rien n’a changé, la preuve, il y a eu un autre suicide en novembre, un ouvrier s’est jeté du haut de son dortoir, et en janvier il y a eu un mouvement de grève dans un atelier. Mais l’affaire a été étouffée. »

Et quand il y a eu hausse de salaire, elle n’a pas été sans contrepartie. Après trois mois de tests, des ingénieurs taïwanais ont réussi à augmenter la productivité sur certaines chaînes de 40%. « Et le syndicat ne trouve rien à redire », déplore Chen. « Il y a eu beaucoup de grèves pour, en définitif, peu de gain dans l’immédiat », temporise Geoffrey Crothall de l’association hongkongaise de défense des travailleurs China Labour Bulletin. « Il manque de la main-d’œuvre dans la province du Guangdong, ce qui facilite pour le moment la hausse des salaires. Mais ces augmentations, même conséquentes, sont vite résorbées par celles du prix des logements et de la nourriture pratiquées par les employeurs », dénoncent les salariés intéressés. « Pourtant on assiste sans doute aux prémices d’un changement du modèle de production chinois basé sur les bas salaires. Ce qui rentre dans la logique du développement de la consommation intérieure que prône le gouvernement », estime Liu Kaiming, directeur de l’Institut d’observation contemporaine (IOC), basé à Shenzhen. Celui-ci forme des travailleurs migrants, installe des numéros verts et publie des études sur les conditions de travail. « Depuis un an, on voit se multiplier les conflits du travail. Plusieurs facteurs en sont la cause, dont le mécontentement des salariés à voir la loi sur le travail du 1erjanvier 2008 rester lettre morte (voir encadré), analyse Geoffrey Crothall. Ces mouvements sont la preuve d’une combativité nouvelle. Les ouvriers ont gagné en pouvoir de négociation et ils s’en rendent compte. L’aspiration à la justice sociale est de plus en plus forte et la parole se libère. »

Ainsi à Foshan, l’usine de pièces détachées du constructeur automobile japonais Honda, point de départ de la vague contestatrice du printemps 2010. Tout a commencé le 17 mai par le débrayage d’une centaine d’ouvriers protestant contre une décision estimée injuste de la direction. La grève a pris fin le 4 juin, après un accord conclu avec les seize représentants des salariés, désignés en dehors des syndicats officiels, sur une hausse de 24 % du salaire de base. Mais le plus important est qu’à cette occasion les ouvriers ont rédigé une lettre ouverte à leurs employeurs, pointant une liste de revendications sur la grille des salaires, la représentation des employés, les modes d’évaluation du travail et les critères de promotion. Le document précisait en outre que leur lutte ne concernait pas les seuls employés de l’usine, mais l’ensemble des ouvriers chinois. Depuis, le bras de fer ne faiblit pas. Des grèves de deux semaines ont éclaté à la mi-mars 2011, a rapporté l’agence officielle Xinhua sur son site China View.

Pour Liu Kaiming, les ouvriers ont commencé à comprendre que leur pauvreté économique est liée à leur faiblesse politique. « Les conséquences de ces mouvements sociaux sont en partie imprévisibles, mais elles risquent d’être multiples. Je pense qu’il y aura de plus en plus de grèves. »

Trente ans après le décollage industriel, la deuxième génération d’ouvriers d’origine rurale, les mingongs, change la donne sociale. Elle a l’expérience de la première génération, née dans les années quatre-vingt-dix, elle n’a connu que la croissance et sa mentalité est tout autre. « Ils ont entre 16 et 25 ans, s’informent plus facilement de ce qui se passe dans les autres usines, changent plus facilement d’entreprise et ne craignent pas le chômage  ; dès lors, ils n’ont pas peur de faire grève », constate Liu Kaiming. À 18 ans, Zhang travaille sur une chaîne de montage dans une usine d’assemblage électronique du quartier Yin Tai, au nord de Shenzhen. Son passe-temps favori consiste à acheter de nouveaux vêtements et aller avec des amis dans un club de danse et de karaoké. Il déteste être qualifié de travailleur migrant. Il tire parti de l’Internet pour étudier le droit du travail et note des violations de la loi par son patron.

À 35 ans, madame Sun, croisée dans les rues de Dongguan, la cité usine entre Canton et Shenzhen, semble surgir d’un autre monde. Venue d’un village du Guizhou en 1995, elle travaille aujourd’hui dans une petite fabrique chinoise de sacs. C’est le genre d’usine qui emploie les ouvriers les plus âgés, ceux qui ont dépassé la trentaine et n’ont pas de formation. « Bien sûr qu’il y a eu du changement en seize ans. Dongguan a radicalement changé, Nancheng’s Shopping Street, une des rues principales, était juste un fossé de drainage malodorant. Nous gagnions 400 yuans par mois et notre vie était plus précaire. Sans permis de résidence et d’emploi, on risquait régulièrement la détention. Nous n’avions pas accès aux soins. Ces dernières années, notre condition de mingongs s’est améliorée, nous ne risquons plus d’expulsion des zones urbaines. Les salaires ont augmenté, mais l’intensité au travail aussi. Les journées sont de 12 heures et le plus souvent avec un seul jour de repos par mois. Quant aux syndicats, on les appelle les fantômes. Il se crée une cellule pour les besoins d’une enquête, et elle disparaît comme elle est venue. »

Pourtant, la loi de 2001 impose l’établissement de syndicats dans toute entreprise, chinoise et étrangère, de plus de 25 salariés. On en est loin. Mais les révoltes sociales ont relancé les débats sur le rôle et la nature du syndicalisme chinois. « Pour se battre pour une vie digne, les travailleurs en Chine doivent recourir à toutes sortes de moyens afin de protéger leurs propres droits et intérêts légaux », s’insurge Yu Jianrong, chercheur associé au China Media Project à Hongkong. « En alerte, le gouvernement du Guangdong a proposé une nouvelle législation adoptant le principe de négociations collectives, relève Geoffrey Crothall. Mais elle se heurte au lobbying des patrons hongkongais. » Le texte est repoussé depuis septembre dernier. Il pose toutefois le délicat problème de la représentativité du personnel. À titre expérimental, dans une centaine d’entreprises du Guangdong, les représentants syndicaux pourront être directement élus par les ouvriers. Une première à suivre.

Dominique Bari

3) Chine. Une loi qui dérange

La loi sur le travail de 2008 contraint les employeurs à signer des contrats de travail avec tous leurs salariés. Elle prévoit un salaire minimum, variant selon les catégories professionnelles, et des charges patronales (équivalant à environ 30 % du salaire) pour des assurances santé et retraites ainsi que des indemnités de transport et de logement. Elle oblige un employeur à accorder un CDI à ses employés depuis plus de dix ans. La loi est le plus souvent dévoyée et des entreprises poussent leurs salariés à la démission après les avoir employés huit ou neuf ans. Elle réaffirme aussi le rôle des syndicats dans la négociation des contrats collectifs ainsi que celui de la protection des intérêts des salariés.


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