Prostitution : Pénaliser les clients ? Quelles politiques alternatives ? (table ronde dans L’Humanité)

jeudi 5 mai 2011.
 

La mission d’information parlementaire présidée par 
la députée Danielle Bousquet (PS) et dont le rapporteur est Guy Geoffroy (UMP) vient de remettre son rapport sur la prostitution. Parmi les 30 propositions 
qu’il contient, la pénalisation des clients fait figure 
de mesure phare. Et marque 
un changement dans le débat d’idées sur cette question. La ministre des Solidarités, Roselyne Bachelot, lui a apporté son soutien, déclarant  : « Il y a une complaisance à parler de la prostitution, comme c’est souvent le cas avec les discriminations envers les femmes. Il est temps que cela cesse. » Si ces mesures ne risquent pas de se concrétiser en projet de loi avant 2012 pour cause d’« agenda parlementaire chargé », elles suscitent déjà 
de vives polémiques. Pour ses détracteurs, la pénalisation du client reviendrait à pousser les prostituées dans une plus grande clandestinité. D’autres y voient au contraire un grand pas vers l’abolition d’une intolérable marchandisation des corps.

La pénalisation 
des clients vous 
semble-t-elle pertinente 
pour endiguer 
la prostitution  ?

Grégoire Théry. Nous y sommes très favorables puisque nous réclamons cette mesure depuis des années. Pour nous, les clients sont des « clients-prostitueurs » car nous considérons que payer pour un rapport sexuel revient à l’imposer et abuser d’une situation inégalitaire, le client tirant profit du besoin de ressources d’une autre personne. La proposition de la mission parlementaire est intéressante et courageuse car elle met enfin un coup de projecteur sur la responsabilité des clients, jamais mentionnée jusqu’alors. Même dans le dictionnaire, la définition du mot prostitution fait toujours abstraction du client.

Claudine Legardinier. La pénalisation des clients représente un renversement de perspective sans précédent. Après des siècles de report – déculpabilisant – de la « faute » sur les personnes prostituées, leur rôle clé est enfin mis en lumière. La prostitution est d’abord un problème d’hommes et de construction sociale du masculin. Jusqu’à présent, au nom de croyances ineptes (besoins sexuels irrépressibles, prostitution comme rempart au viol), la société jugeait légitime de leur fournir des femmes pour le plaisir  ; par tous les moyens, même les plus violents. Peut-on vraiment continuer à encourager, dans une société démocratique qui prétend se soucier d’égalité et de droits humains, un comportement qui repose sur leur négation  ? Quelle indulgence faudrait-il garder pour des hommes qui ne se soucient pas une seconde du désir et du plaisir de la personne dont ils achètent le silence en les payant  ; qui entretiennent un marché immonde de traite des femmes, destinée à fournir une « marchandise fraîche »  ; qui engraissent les caisses des proxénètes  ? La pénalisation des clients est un tournant symbolique essentiel. Elle n’a toutefois de sens qu’intégrée à une politique d’ensemble.

Lilian Mathieu. Problématiser la question du client est en effet une avancée que l’on doit à des années de combats féministes. Malheureusement, conclure à sa pénalisation a tout d’une fausse bonne idée. Faisant de l’interaction client-prostituée un délit, elle ne fera que repousser ces rencontres loin du regard de la police. On sent beaucoup de bonne volonté dans cette démarche, mais aussi des arrière-pensées politiques moins glorieuses, comme le fait d’expurger les villes des prostituées qui font tache dans le paysage.

Vos appréhensions semblent faire écho aux conséquences négatives observées depuis la pénalisation 
du racolage, en vigueur depuis 
la promulgation de la loi sur la sécurité intérieure (LSI) en 2003…

Lilian Mathieu. Il est vrai que la mission parlementaire a permis de faire le triste bilan de cette loi, pourtant présentée en 2003 comme le seul moyen de sortir les prostituées des griffes des proxénètes. Les députés ont enfin reconnu qu’elle avait largement contribué à les plonger dans la clandestinité en les poussant à quitter les centres-villes pour s’installer en périphérie, dans des parcs ou en bordure de route, où elles sont encore plus soumises aux agressions et à la répression. La mission a pris acte de cet échec, mais le gouvernement semble peu enclin à revenir sur la politique répressive qu’il mène depuis huit ans. Il préfère visiblement se donner bonne conscience en pénalisant, cette fois, les clients.

Grégoire Théry. Je sais bien qu’on est en période préélectorale et que ce n’est pas le moment rêvé pour reconnaître ses échecs, mais c’est tout de même incroyable que ni Roselyne Bachelot ni la mission parlementaire n’exigent l’abrogation du délit de racolage. Nous demandons l’inversion des charges pénales car si l’on décide de condamner les coupables, il est incohérent de continuer à réprimer les victimes.

Claudine Legardinier. Cette loi est un non-sens. Il faut la supprimer. Comment peut-on faire peser la charge des poursuites sur celles qui sont les premières victimes des proxos et des clients  ? Les faire pourchasser par la police alors qu’elles subissent déjà violences et humiliations  ? Cette loi injuste est uniquement destinée à « nettoyer » les rues de la présence des étrangères, en aucun cas à trouver la moindre solution à la question de la prostitution.

Les positionnements éthiques qui sous-tendent ces lois ne relancent-ils pas l’éternel débat entre partisans de l’abolition et tenants 
de la professionnalisation  ?

Claudine Legardinier. Faudrait-il abandonner cet « éternel » débat  ? Quand on voit en boucle sur les plateaux télé un comédien célèbre défendre le sacro-saint droit « d’aller aux putes » et même parler de chasse à courre en se comparant aux Roms  ! La fracture est irréductible. La prostitution est un archaïsme, une société évoluée ne peut que travailler à la faire reculer. Nous tiendrons bon en faveur d’un projet de société fondé sur le refus des violences et sur l’égalité hommes-femmes.

Lilian Mathieu. Pour moi, ces deux positions se basent, du moins en partie, sur des constats valables  : d’une part, une prostitution contrainte, de l’autre, une autodéfinition comme professionnelle qui implique un certain degré d’indépendance. Ce débat ne peut donc qu’être stérile puisque ces grilles de lecture se réfèrent à deux catégories de prostituées minoritaires. Pour la majorité, la prostitution représente avant tout un moyen de survie. C’est un choix qu’on fait quand on n’en a pas d’autres, quand on se retrouve en situation d’urgence, sans accès à l’emploi ou à l’aide sociale pour s’en sortir. Beaucoup préfèrent opter pour la prostitution plutôt que le vol ou le deal parce que, jusqu’à présent, c’était moins risqué du point de vue de la loi. La phrase : « Au moins je reste honnête », revient d’ailleurs souvent dans la bouche des prostituées.

Grégoire Théry. Il est certain que la prostitution recouvre des réalités très diverses, mais il n’empêche que dans tous les cas de figure, le désir n’est jamais réciproque. Comment peut-on condamner le viol conjugal ou le harcèlement sexuel au travail sans condamner l’achat d’un rapport sexuel  ? La répétition de rapports sexuels non désirés, même sans agression, n’est-elle pas déjà une violence en soi  ? Les membres du Nid sont souvent taxés de « doux utopistes » ou de « moralistes à côté de la plaque », mais notre discours s’appuie sur des constats de terrain. Et la plupart des prostituées que l’on rencontre, environ 5 000 par an, sont dans des situations de vulnérabilité extrême. Beaucoup ont besoin d’une aide concrète, judiciaire ou administrative, car elles sont considérées comme délinquantes ou vivent dans la peur d’être expulsées parce qu’elles sont sans papiers. Pour nous, les prostituées sont victimes d’un système inégalitaire, même si elles n’en sont pas esclaves. Nous continuons donc à défendre l’idée d’une sexualité libérée de toute contrainte, notamment de l’emprise du marché.

Comment considérez-vous l’argument préconisant une amélioration des conditions de travail des personnes prostituées, notamment par la réouverture des maisons closes  ?

Lilian Mathieu. L’amélioration des conditions de travail ne passera pas par les maisons closes, qui impliquent une soumission à un patron d’établissement. Ce modèle historique, qui renvoie aux pratiques du XIXe et du XXe siècle, est rejeté massivement par les prostituées. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si c’est une députée UMP, Chantal Brunel, qui a ressorti récemment cette idée du placard. Cette proposition s’inscrit dans la même logique que celle du gouvernement  : sous couvert de protéger les prostituées, on propose un moyen d’occulter leur activité par leur enfermement. Ceci, de toute façon, n’empêcherait pas les plus vulnérables de rester sur le trottoir. Car les maisons closes n’intégreront jamais tous les modes de prostitution  : au XIXe siècle, les « insoumises » refusaient déjà de se couler dans ce modèle hygiéniste, s’opposant aux contrôles sanitaires qu’elles jugeaient humiliants. Cette dissidence ne ferait que se reproduire aujourd’hui. Mais même ce modèle d’autogestion, qui permet d’éviter un trop grand contrôle de l’État, ne pourrait répondre au besoin de discrétion de certaines prostituées, notamment les plus précaires, les moins intégrées socialement. Les irrégulières par exemple, qui ne font ça que de temps à autre et ne veulent en aucun cas officialiser cette pratique.

Grégoire Théry. Visant l’abolition de la prostitution, le mouvement du Nid n’envisage évidemment pas la réouverture des maisons closes. Néanmoins, nous prenons très au sérieux la question sanitaire et sociale. Mais nous partons du principe que si la pénalisation des clients rend les rencontres clandestines et que les clients parviennent malgré tout à trouver les prostituées, les services sociaux ou les associations comme la nôtre sauront les trouver aussi, même si ça complique la donne. Par ailleurs, si l’on restreint la pratique de la prostitution, les risques diminueront d’eux-mêmes. Nous restons également persuadés que la santé des prostituées est de toute façon mise à mal par la nature de leur activité, et que par conséquent améliorer les conditions d’exercice importe peu.

Claudine Legardinier. Nos médias manifestent une ferveur suspecte pour ce lieu de l’esclavage sexuel des femmes. Des politiques à court d’idées (notoirement de droite) nous font régulièrement le coup de la réouverture. La France a la mémoire courte. Symbole même de l’ordre bourgeois et réactionnaire du XIXe siècle, le bordel a fait mille fois la preuve de son échec, aussi bien sur le plan de l’ordre public que sur le plan sanitaire. Les personnes prostituées sont les premières à les refuser, conscientes de sa logique d’escalade  : cadences, rentabilité, concurrence (« prestations » sans préservatif aujourd’hui dans les bordels allemands). Comment refuser un client et donc déplaire au patron  ? Derrière des murs, tout est légitimé. Le bordel légal, organisé par l’État, passe un message  : les femmes sont là pour ça. Il est la négation des droits des prostituées comme de ceux des femmes en général.

Quelles politiques alternatives préconisez-vous  ?

Grégoire Théry. Nous voulons au contraire une loi globale et complète pour tendre vers l’abolition de la prostitution. On ne peut pas se contenter de pénaliser les clients. Il faut aussi renforcer la lutte contre le proxénétisme, interdire l’utilisation de l’argent pour s’emparer du corps ou de la sexualité d’autrui, mener un vrai travail d’éducation sexuelle et de prévention, sans tabous… Toutes ces propositions découlent d’un choix philosophique assumé. Pour nous, la prostitution met en lumière tout un arsenal de rapports de domination  : Nord-Sud, hommes-femmes, riches-pauvres. Défendre la prostitution au nom du principe du droit à disposer de son corps ignore ces inégalités. Pire, ils en font le constat mais s’y plient comme si c’était une fatalité. Pour moi, ce sont des victimes de l’ultralibéralisme, qui considèrent que tous les secteurs de la vie sont soumis à des échanges marchands. La vraie question à se poser aujourd’hui, c’est  : Qu’est-ce qu’on perd dans une société sans prostitution  ? Eh bien pas grand-chose  : on ne perd rien sur le plan de la sexualité, on la débarrasse simplement de l’argent, des clichés racistes et sexistes. On ne va pas plaindre le pauvre homme qui ne pourra plus se payer sa fellation mensuelle, car ce sont les femmes qui paient le prix de ce petit plaisir. Les hommes ne sont pas esclaves de leur sexualité, que je sache, ou alors, s’ils ont réellement des pulsions sexuelles irrépressibles, qu’on aille jusqu’au bout de cette logique en dépénalisant le viol  !

Lilian Mathieu. Je pense pour ma part qu’il est urgent de réinscrire la prostitution dans la question sociale car le vrai problème est la difficulté d’accès au monde du travail, notamment pour les femmes à faible niveau de qualification. Mais au lieu de ça, les solutions proposées sont purement répressives, toujours envisagées à travers le prisme sécuritaire, qui est visiblement le seul que connaisse le gouvernement pour répondre aux injustices sociales. Pénaliser les clients est parfaitement hypocrite, c’est comme si l’on autorisait un restaurant à proposer des repas tout en murant la porte d’entrée. C’est un peu le même débat que sur les drogues, dont la prohibition a contribué à augmenter les prises de risques, et donc le taux de contamination par le sida. Ce qu’il faut, c’est une vraie politique sociale, qui ne ciblerait pas seulement la prostitution mais ferait en sorte que des personnes fragilisées ne soient pas amenées à y recourir. Si l’on abaissait le RSA sous le seuil des vingt-cinq ans, si l’on augmentait l’ensemble des minima sociaux et si l’on faisait des efforts sur le logement social et l’insertion professionnelle, entre autres, les dégâts seraient certainement moindres.

Claudine Legardinier. Il faut une politique d’ensemble  : agir en faveur des personnes prostituées, prendre conscience de leur itinéraire fait de précarité, de violences, de non-assistance à personne en danger. Les aider à faire entendre leurs droits et à dénoncer les violences qu’elles subissent et donc former les acteurs sociaux (afin de ne plus voir un tribunal déqualifier un viol de prostituée en le traitant d’accident du travail). Avoir la volonté politique de trouver des alternatives pour celles, nombreuses, qui veulent quitter la prostitution. Intégrer la prostitution aux violences faites aux femmes ; une partie des violences conjugales, par exemple, relève du proxénétisme. Lutter contre toutes les formes de proxénétisme, y compris par Internet. Engager dès le plus jeune âge une lutte contre le sexisme, une éducation à l’égalité. Plus largement, défendre une nouvelle conception du rôle des femmes dans la société, qui ne les renvoie pas éternellement à celui d’objet sexuel ou de prostituée. À cet égard, la responsabilité des médias, en proie pour certains à une véritable berlusconisation, est majeure.

(1) Éditions Textuel, 2007, 208 pages, 19 euros.

(2) en collaboration avec Saïd Bouamama, Presses de la Renaissance, 2006, 19,50 euros.

Entretiens réalisés 
par Flora Beillouin et Dany Stive


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message