Gramsci, Luxemburg, Lénine : toujours actuels ? (dossier de L’Humanité)

jeudi 27 décembre 2012.
 

Rappel des faits

En octobre 2008, à peine plus 
d’un an après le déclenchement de la crise financière aux États-Unis, les éditeurs de Marx constatèrent, en Allemagne puis en France, 
une hausse des ventes du Capital.

Depuis, les ouvrages de vulgarisation se sont multipliés. Ainsi, l’œuvre maîtresse du penseur de Trêves a fait fureur au Japon, notamment auprès 
des jeunes, sous la forme 
d’une « libre adaptation » 
en un manga (bande dessinée japonaise) romancé, dont 
une version française 
est sortie début 2011. Ce retour 
à Marx, qui emprunte 
des voies parfois inattendues, peut-il être le prélude à une réflexion plus large encore, sur les marxismes du XXe siècle  ? L’association Espaces Marx a lancé hier un cycle de trois conférences sur l’actualité des pensées respectives de Gramsci, Rosa Luxemburg et Lénine. En donnant ici la parole aux conférenciers, nous constatons les différences, et parfois 
les oppositions, entre ces figures révolutionnaires, sans perdre 
de vue leur attachement commun aux questions de stratégie.

Laurent Etre.

1) Gramsci

Par André Tosel, philosophe, professeur émérite à l’université de Nice Sophia-Antipolis

Le concept gramscien d’ « hégémonie des producteurs° » est-il toujours opérant, aujourd’hui, pour penser une stratégie révolutionnaire ?

André Tosel : Actuellement, cette hégémonie des producteurs paraît une perspective lointaine. On voit bien que les mouvements sociaux sont plutôt sur un mode défensif. Cela s’explique par le contexte de destruction méthodique de l’Etat social, par la contre-révolution capitaliste. En même temps, ce contexte renforce peut-être l’actualité de la pensée de Gramsci. En effet, le socialisme gramscien n’est pas un socialisme de simple répartition des richesses. Il vise, plus fondamentalement, la participation active des producteurs à la production elle-même et à l’ensemble des activités sociales. Devrait-on, aujourd’hui, se contenter d’un adoucissement de l’exploitation, d’un nouvel Etat social° ? L’enjeu n’est-il pas plutôt de repenser une hégémonie des producteurs, en élargissant le concept de producteur, en s’affrontant au problème de la fragmentation de la force de travail, en recherchant une unité de tous ceux qui, dans le procès de travail, sont exploités ou subissent une marginalisation de leur activité° ? Au fond, l’enjeu, c’est la relance d’une hégémonie des masses subalternes dans leur ensemble. Le concept de subalterne a une très grande importance aujourd’hui parce qu’il permet de saisir à la fois l’exploitation ouvrière et la domination culturelle. Et les subaltern studies en ont fait un très grand usage dans un sens postcolonial. Ce concept permet aussi de repenser les rapports du national, de l’international et du transnational. L’Etat national-populaire n’a pas disparu°, il demeure le cadre de toute activité de transformation, comme le montre l’émergence des populismes. A l’horizon s’esquisse un nouvel internationalisme. ¶

Peut-on gagner une hégémonie durable dans un contexte où la production est constamment bouleversée par l’usage capitaliste des nouvelles technologies de l’information et de la communication ?

André Tosel : Gramsci a forgé ses concepts dans un contexte de centralité de la classe ouvrière, avec le fordisme. Depuis, le capitalisme mondial a fragmenté les grandes usines. Qu’elle soit employée ou non dans les industries de pointe du « °capitalisme cognitif° », la main-d’œuvre se trouve de plus en plus éclatée. Donc, l’enjeu, c’est de transformer cette multiplicité en organisant des réseaux de convergence. Il faut trouver le moyen de traduire les formes d’oppression les unes dans les autres, les unes par les autres, de façon à produire une sorte de texte commun, une vision commune autour de laquelle pourront s’organiser des convergences.

Gramsci conférait un rôle particulier à la « °société civile° ». De nos jours, cette notion est fréquemment utilisée, notamment dans les mouvements altermondialistes, sans que l’on sache toujours ce qu’elle recouvre exactement. Le retour à Gramsci peut-il nous aider à y voir plus clair° ?

André Tosel : La société civile, c’est l’ensemble des activités économiques mais tout aussi bien sociales, culturelles et politiques qui permettent à une société de faire bloc. Pour Gramsci, les forces vitales, cognitives, qui se manifestent dans la société civile, par exemple les conseils ouvriers ou les coopératives de production, doivent toujours avoir une expression étatique. L’Etat doit être investi par la société civile. Et en même temps, il ne peut se dissoudre en elle. L’altermondialisme utilise une notion libérale de société civile globale qu’il oppose à l’Etat. Pour gramsci, la société civile n’est pas l’antagonisme de l’Etat, elle fait unité avec lui. Gramsci écrit Etat = Société politique + société civile. Cette unité a pour objet d’obtenir un consensus de masse qui ne dispense pas de la répression mais qui, en quelque sorte, la diffère et la remplace. L’Etat doit se laisser contrôler par la société civile, dans laquelle il se projette et se structure. Il y a en fait un double mouvement.

Sa conception de l’Etat est-elle différente de celle de Lénine° ?

André Tosel : Par certains aspects, Gramsci est non léniniste. En effet, il refuse la thématique de l’extinction de l’Etat. Il pense, un peu comme le Marx qui analyse la Commune, que sans services publics, sans une volonté publique éthico-politique, il ne peut y avoir société. Il définit le communisme comme société régulée où l’éthique, le politique, l’économique, le social et le culturel sont transformés. Au fond, il est tout à la fois léniniste et non léniniste, dans la mesure où pour les sociétés occidentales, la stratégie de « °guerre de position° » qu’il préconise ne signifie pas guerre civile violente.

Le conseillisme de Gramsci, appuyé sur l’expérience des Conseils d’usines de Turin en 1919-1920, est-il de même nature que celui de Rosa Luxemburg ?

André Tosel : Gramsci est très proche de Rosa Luxemburg, en ce qu’il refuse la réduction du marxisme à l’économisme de la seconde internationale. Il partage avec Rosa Luxemburg une même volonté révolutionnaire C’est aussi, en ce sens, d’ailleurs, qu’il reste proche également de Lénine. Dans les conseils d’usine de Turin, qui vont durer quelques mois, Gramsci voit une inventivité ouvrière, la manifestation de la capacité d’organisation et de civilisation de la classe ouvrière. Mais les conseils ouvriers échouent. Et Gramsci va être traumatisé par cet échec. D’où l’espoir qu’il met dans le Parti. Les ouvriers qui s’organisent pour gérer la production sentent qu’ils ont des capacités, mais pour avoir une force suffisante, une pleine compréhension de la situation, ils ont besoin d’un organe qui centralise leurs expériences. Le Parti, chez Gramsci, n’est pas un appareil de cœrcition pure, il doit même « °produire une philologie vivante des rapports sociaux° », lire ces rapports comme un texte, les interpéter. Et veiller à ce que cette interprétation soit comprise et critiquée par les masses populaires. Le Parti organise la dynamique des conseils, en permettant un aller-retour entre le sentir et le comprendre.

(*) André Tosel est l’auteur, notamment, 
du Marxisme du XXe siècle, éditions Syllepse, 2009.

Entretien réalisé par 
L. E.

3) Rosa Luxembourg

« Des réflexions utiles pour dépasser le socialisme autoritaire »

Par David Muhlmann, sociologue et psychanalyste

« L’actualité de la pensée de Rosa Luxemburg, c’est essentiellement la possibilité de réconcilier deux exigences qui ont été, dans l’histoire du mouvement ouvrier, scindées  : l’égalité et la liberté. La gauche radicale a vécu jusqu’à aujourd’hui sur la référence au modèle soviétique, avec une conception par en haut de la révolution et une confusion entre la dictature du prolétariat en tant que classe et la dictature du Parti sur le prolétariat. Rosa Luxemburg offre des réflexions utiles pour dépasser enfin le socialisme autoritaire. Quatre points me paraissent essentiels pour bien saisir l’actualité de cette démarche.

Rosa Luxemburg s’est opposée au révisionnisme de Bernstein, c’est-à-dire l’idée d’un passage pacifique, par voie électorale, au socialisme. Elle ne pensait pas pour autant que la révolution se décrète. Sur ce point, elle s’opposait à Lénine et sa conception du parti d’avant-garde. La défense de la perspective révolutionnaire, la confiance dans la capacité du prolétariat à s’auto-émanciper, voilà le premier point à souligner. Il me paraît trouver un nouvel écho dans les révolutions qui secouent aujourd’hui le monde arabe.

Le deuxième point, c’est l’affirmation d’une voie démocratique dans le marxisme, considérant qu’il y a nécessité d’aller au-delà du principe de la démocratie représentative pour s’orienter vers des formes plus directes. C’est d’ailleurs tout le sens de la dictature du prolétariat, si l’on veut bien se souvenir que c’est dans la démocratie radicale de la Commune de Paris, avec la révocabilité des élus et l’égalité de salaires entre dirigeants et dirigés, que Marx entrevoit la forme de cette dictature de la majorité. Rosa Luxemburg est donc un aiguillon pour aider la gauche à repenser l’auto-émancipation contre l’État.

Troisième point  : l’internationalisme radical. Rosa Luxemburg jugeait réactionnaire la lutte pour l’indépendance de son pays d’origine, la Pologne. La perspective à porter, selon elle, consistait dans l’union entre les prolétariats polonais et russes pour mettre à bas le tsarisme. Il me semble qu’aujourd’hui encore, on doit s’inspirer de cette approche. Rosa Luxemburg nous a mis en garde contre l’idée d’un soutien inconditionnel et automatique aux mouvements et aux États se revendiquant anti-impérialistes. On ne peut sacrifier la question de la démocratie et des libertés à l’anti-impérialisme. Il ne s’agit pas de nier les rapports de forces, de faire abstraction des contextes, mais de constater qu’au XXe siècle, un certain nombre de luttes de libération nationale se sont retournées contre les peuples qui les ont portées.

Mon quatrième point, enfin, concerne la critique de l’idéologie du progrès. Rosa Luxemburg, avec le mot d’ordre Socialisme ou barbarie, avait une vision non linéaire de l’histoire. Elle était consciente du fait que le socialisme n’est absolument pas garanti. C’est aussi à l’aune de cette conception qu’elle développe une certaine sensibilité à l’environnement, à la nature. L’impact environnemental du mode de production capitaliste est déjà perçu comme une hypothèque sur l’avenir de l’humanité. »

(*) David Muhlmann a publié en 2010, Réconcilier marxisme et démocratie, aux éditions du Seuil

Propos recueillis par 
L. E.

3) « Lire et relire Lénine, pour préparer l’avenir »

Par Jean Salem, philosophe, professeur de philosophie à l’Université Paris-I Panthéon-Sorbonne (*).

« En pleine crise du capitalisme, même s’il ne faut pas feindre d’ignorer la montée de l’extrême droite et autres symptômes de désespoir, on discerne un besoin de perspectives politiques – besoin qui s’exprime, ici et là sur la planète, dans des mobilisations fort diverses. L’œuvre et l’action de Lénine, penseur majeur de la révolution, nous éclairent dans cette recherche.

J’identifie dans cette œuvre six thèses qui me paraissent avoir conservé toute leur actualité.

1 – La révolution, tout d’abord, est une guerre. Lénine compare la politique à l’art militaire, et souligne la nécessité qu’existent des partis révolutionnaires organisés, disciplinés  : car un parti n’est pas un club de réflexion (dirigeants du PS  : merci pour le spectacle  !).

2 – Pour Lénine, comme pour Marx, une révolution politique est aussi et surtout une révolution sociale, c’est-à-dire un changement dans la situation des classes en lesquelles la société se divise. Cela signifie qu’il convient toujours de s’interroger sur la nature réelle de l’État, de la « République ». Ainsi, la crise de l’automne 2008 a-t-elle montré, avec évidence, combien dans les métropoles du capitalisme, l’État et l’argent public pouvaient être mis au service des intérêts des banques et d’une poignée de privilégiés. L’État, autrement dit, n’est nullement au-
dessus des classes.

3 – Une révolution est faite d’une série de batailles, et c’est au parti d’avant-garde de fournir, à chaque étape de la lutte, un mot d’ordre adapté à la situation et aux possibilités qu’elle dessine. Car ce ne sont ni l’humeur que l’on prête aux « gens », ni l’ « opinion » prétendument mesurée par les instituts de sondages qui sont à même d’élaborer de tels mots d’ordre. Lorsque, au paroxysme d’une série de journées de manifestations, 3 millions de personnes se retrouvent dans la rue (c’est ce qui s’est produit en France, début 2009), il y a nécessité de leur proposer une perspective autre que la seule convocation d’un énième rendez-vous entre états-majors syndicaux. Faute de quoi, le mouvement s’épuise, et décourage ceux qui ont attendu en vain que leur soit indiquée la nature précise des objectifs à atteindre ainsi que le sens général de la marche…

4 – Les grands problèmes de la vie des peuples ne sont jamais tranchés que par la force, souligne également Lénine. « Force » ne signifie pas nécessairement, loin s’en faut, violence ouverte ou répression sanglante contre ceux d’en face  ! Quand des millions de personnes décident de converger en un lieu, par exemple la place Tahrir, au centre du Caire, et font savoir que rien ne les fera reculer face à un pouvoir détesté, on est déjà, de plain-pied, dans le registre de la force. Selon Lénine, il s’agit surtout de battre en brèche les illusions d’un certain crétinisme parlementaire ou électoral, qui conduit, par exemple, à la situation où nous sommes  : une « gauche » tendue presque tout entière vers des échéances dont une masse immense de citoyens, à juste raison, n’attend… presque rien. 


5 – Les révolutionnaires ne doivent pas dédaigner la lutte en faveur des réformes. Lénine est, certes, conscient qu’à certains moments, telle réforme peut représenter une concession temporaire, voire un leurre, auquel consent la classe dominante afin de mieux endormir ceux qui tentent de lui résister. Mais il considère, cependant, qu’une réforme constitue la plupart du temps une sorte de levier nouveau pour la lutte révolutionnaire.

6 – La politique, enfin, depuis l’aube du XXe siècle, commence là où se trouvent des millions, voire des dizaines de millions d’hommes. En formulant cette sixième thèse, Lénine pressent que les foyers de la révolution tendront à se déplacer toujours davantage vers les pays dominés, coloniaux ou semi-coloniaux. Et, de fait, depuis la Révolution chinoise de 1949 jusqu’à la période des indépendances, dans les années 1960 du siècle dernier, l’histoire a très largement confirmé ce dernier pronostic.

— Bref, il faut lire Lénine, après le déluge et la fin du « socialisme réel ». Le lire, et le relire encore. Afin de préparer l’avenir. »

(*) Jean Salem est notamment l’auteur de Lénine et la révolution, Encre marine, 2006.

Propos recueillis par 
Laurent Etre


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message