Souffrances : c’est le travail qu’il faut changer

vendredi 10 juin 2011.
 

Multiplication des suicides, aggravation des troubles psychiques liés au travail… Si la gravité du phénomène est désormais reconnue, le patronat continue de résister à la mise en cause de ses techniques de management pathogènes.

Après l’immolation par le feu, quoi  ? Après Rémy L., employé de France Télécom à Mérignac, qui a ainsi mis fin à ses jours sur un parking de sa boîte  ; après Luc Beal-Rainaldy, inspecteur du travail décédé en se jetant dans un escalier du ministère du Travail, qui  ? Trois semaines après ces morts tragiques, les questions taraudent, angoissent. Même des professionnels de santé expérimentés accusent le coup. « Dans nos métiers, on a l’habitude des gens psychotiques, névrotiques, de toutes les pathologies. Mais ça  ! », lâche la psychanalyste Marie Pezé qui, dans un entretien à l’Humanité (lire page16), relève, dans ses consultations, une « aggravation des pathologies très préoccupante ». « On ne voit plus que des crises psychiques aiguës, de la violence », dit-elle.

Même constat chez Brigitte Font Le Bret, psychiatre œuvrant auprès des salariés de France Télécom  : « Dans mes entretiens, j’ai de plus en plus de violence exprimée. » Le témoignage d’un syndicaliste du ministère de l’Équipement, que nous publions ci-contre, va dans le même sens. Quand va-t-on arrêter l’hécatombe  ? Faute d’outils adaptés, impossible à ce jour d’évaluer avec rigueur le nombre de suicides liés au travail. L’estimation du Conseil économique, social et environnemental (300 ou 400) est sans doute très inférieure à la réalité. Dans le seul groupe France Télécom, les syndicats en ont recensé 60 entre 2008 et 2010. Alors que le nombre total de suicides en France (11 000 à 12 000 par an) diminue, il augmente encore pour la tranche d’âge 45-54 ans. Pour Dominique Huez, médecin du travail, « même si cela reste à démontrer », « il est fort probable que, pour un minimum de 25% des suicides des adultes en âge de travailler aujourd’hui, le travail soit effectivement l’élément explicatif direct et essentiel ».

Des accords dits de « prévention du stress »

Au demeurant, si dramatiques soient-ils, ces gestes suicidaires ne sauraient faire oublier la partie immergée de l’iceberg  : la montée en puissance des risques psychosociaux. Après une longue période de déni, personne n’ose plus contester la gravité d’un fléau qui frappe autant le secteur privé que le public. Il est vrai que les études s’accumulent, attestant la responsabilité du travail dans l’émergence des pathologies. À l’exemple du rapport d’experts identifiant six facteurs majeurs de troubles psychiques, remis dernièrement au ministre Xavier Bertrand (lire p.3). Le phénomène fait désormais l’objet de négociations d’entreprises. Plusieurs centaines d’accords dits de « prévention du stress » ont été signés l’an dernier. Mais, à l’examen, ils révèlent vite leurs grandes limites. Se cantonnant souvent à des généralités, se bornant à la méthode et écartant tout axe d’action, ces accords envisagent de faire appel à toute une série d’intervenants (médecins, psychologues, etc.), mais ne prévoient pas de donner la parole aux premiers intéressés, les salariés eux-mêmes, en organisant des lieux, des temps de discussion sur le travail.

Lacune révélatrice  : pas question, pour les employeurs, de laisser les travailleurs mettre en question les conditions, les organisations du travail pathogènes. Le cœur du problème est pourtant bien là  : dans ces techniques de management qui soumettent le travail aux objectifs financiers, dans ces objectifs inatteignables assignés aux salariés, ces évaluations individualisées de leurs performances, 
cet éclatement des collectifs par la mise en concurrence des 
individus, cette « programmation de la solitude », selon les mots de Marie Pezé. « Le suicide en rapport avec le travail est principalement une pathologie de la solitude », souligne Dominique Huez. Même lorsqu’une entreprise semble accepter le diagnostic, elle rechigne à toucher à ce qu’elle considère comme le domaine réservé de l’employeur et de ses managers. La preuve par France Télécom où, après un coup d’arrêt aux « mobilités forcées », les changements profonds tardent à venir  : « On offre des croissants aux agents dans les boutiques, les agences, les centres d’appels », mais « le rythme de travail, les objectifs demandés, ça n’a pas trop changé », note Brigitte Font Le Bret.

Autre limite significative  : si les suicides peuvent être déclarés en accidents du travail, les pathologies psychiques ne sont toujours pas reconnues comme maladies professionnelles par l’assurance maladie. Le Medef mène une véritable « guerre de tranchées » pour s’y opposer, indique-t-on à la CGT. En cas de défaite, il est vrai, il devrait assumer financièrement (via ses cotisations sociales) les conséquences sur la santé des salariés de ses techniques « modernes » d’exploitation.

Yves Housson

1) Il ne faut pas mourir pour les actionnaires

Ce n’est pas le travail qui fait souffrir, mais sa perversion au profit des actionnaires.

Combien sont-ils, ces salariés 
dont l’estomac se serre, dont 
la gorge se noue quand ils entrent dans leur entreprise  ? Qui redoutent 
la commande capricieuse d’un supérieur, une tâche irréalisable qui bouleversera la journée. Qui ont la conscience honteuse de devoir abuser de la confiance d’un client en lui vendant des produits financiers ruineux. Qui enragent de voir dénaturer l’éthique de leur métier. Qui tremblent avant la séance d’évaluation qui tournera 
à l’humiliation. Qui s’apprêtent à subir la phrase assassine d’un chef.

Pour des dizaines de milliers d’hommes et de femmes, la journée est un chemin de souffrance. Le stress, dit-on pudiquement, quand il faudrait parler de harcèlement et de mauvais traitements. Prise d’antidépresseurs, vies familiales abîmées, maladies sont quelques-uns des symptômes du mal qui parfois tue. Régulièrement, un homme, une femme, sombre au fond du désespoir et du sentiment de solitude au point d’attenter à sa propre vie, n’en pouvant plus de se sentir déconsidéré, dévalorisé, déclassé. 
Cette violence patronale frappe toutes les 
catégories de salariés, 
de l’ouvrier exténué par des charges de travail 
qui augmentent au même rythme que les profits versés aux actionnaires, jusqu’aux cadres et ingénieurs à qui on s’efforce d’inculquer 
une culture d’entreprise, faite de soumission à la volonté du PDG, que l’on s’efforce d’anticiper. C’est ainsi 
que trop souvent l’on dirige des hommes, les ravalant 
à la fonction d’exécutants, de rouages dans la mécanique de la machine à exploiter les travailleurs et à extorquer des dividendes.

Ces managers, comme on dit maintenant dans le sabir de l’entreprise, spéculent sur la haute idée que le travailleur se fait de sa tâche. Le travail n’est pas seulement une contribution à la production de biens ou de services pour la société. C’est le lien qui rattache l’homme aux autres hommes. S’attaquer à ce lien, par 
le chômage, la précarisation ou l’exploitation outrancière, c’est mettre en danger la vie des hommes. Au cours de ces dernières années, la souffrance au travail – mieux vaudrait dire la souffrance de l’exploitation capitaliste –, qui conduit certains à mettre fin à leurs jours, est sortie 
de la sphère privée. L’action des syndicats, des inspecteurs du travail, l’acharnement des avocats spécialisés en droit social ont fait reconnaître non seulement ce phénomène grave et en pleine croissance, mais la responsabilité 
des patrons. Le jugement rendu hier par la cour d’appel de Versailles à l’encontre de la direction de Renault doit être salué comme une victoire du droit. En confirmant 
la « faute inexcusable » du constructeur automobile dans le suicide d’un ingénieur du Technocentre de Guyancourt en 2006, les magistrats mettent en garde les directions d’entreprise, qui doivent avoir conscience du danger auquel elles exposent leurs salariés.

Ce n’est pas le travail qui fait souffrir, mais sa perversion par un management soumis aux exigences de rentabilité financière immédiate du capital. 
Il n’y a donc aucune fatalité à ce que des salariés meurent à l’usine ou au bureau, en renonçant jusqu’à l’action collective, qui est pourtant le seul moyen d’imposer 
au patronat le respect du travail… et du travailleur.

Jean-Paul Pierrot


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