La gauche doit renoncer à s’adresser à l’électorat ouvrier et populaire d’après les experts socialistes de Terra Nova. Débat Ferrand Dartigolles

lundi 6 juin 2011.
 

La gauche, les ouvriers, les précaire s  : divorce ou intérêts communs  ? Face-à-face

Olivier Dartigolles, 
Porte-parole du Parti communiste français. Olivier Ferrand, 
responsable socialiste, président du club terra nova.

Le 10 mai 2011, le club de réflexion Terra Nova publie une étude retentissante qui propose comme stratégie centrale pour gagner en 2012 la mobilisation d’un nouvel électorat de gauche (diplômés, jeunes, minorités des quartiers populaires, femmes), qualifié de « France de demain », à la place de la classe ouvrière traditionnelle qui serait désormais représentée par le FN. L’Humanité ouvre le débat.

L’étude de Terra Nova a suscité 
la polémique, tant au sein du PS 
que dans le reste de la gauche, puisque vous proposez une rupture dans
la manière d’aborder l’électorat auquel 
la gauche doit s’adresser pour gagner. 
Ne s’agit-il pas d’une rupture politique très importante avec l’ambition historique, pour 
la gauche, de fédérer l’ensemble de l’électorat populaire autour d’un projet majoritaire  ?

Olivier Ferrand. Notre étude est d’abord un exercice de sociologie électorale. La question est de déterminer qui vote à gauche, qui ne vote plus à gauche et qui votera demain à gauche. La conclusion est justement de passer à une stratégie de valeurs, c’est-à-dire que la gauche fasse campagne sur ses valeurs sans céder au populisme pour aller chercher des électorats qui l’ont éventuellement fuie ou d’autres qu’il faudrait aller conquérir. Nous disons justement que la priorité réside dans le projet, que la gauche doit faire campagne à partir de celui-ci et que, contrairement à ce qu’elle croit, elle est majoritaire sur son projet. Et c’est l’un des vrais apports de cette étude  : la gauche n’a aucun intérêt à mettre de l’eau dans son vin, à rompre avec ses valeurs au nom d’une stratégie visant à aller chercher des électeurs.

Olivier Dartigolles. Revenons sur le titre du rapport  : «  Gauche, quelle majorité électorale pour 2012  ?  » Il semble plutôt alléchant puisque nous avons évidemment tous envie, à gauche, d’en finir avec le sarkozysme et de créer les conditions d’une majorité politique en 2012. Ce rapport présente un diagnostic que je partage pour une part et développe des propositions. Pour résumer, Terra Nova présente une stratégie centrale de premier tour qui s’adresse à « la France de demain », ce qui est déjà un peu préoccupant pour toutes celles et ceux qui n’en font pas partie dans les catégories listées. La question que vous posez  : après avoir mobilisé cette France de demain, nous adressons-nous aux classes moyennes ou aux classes populaires  ? Vous indiquez à partir de là un chemin qui est davantage qu’un glissement idéologique d’une partie de la gauche, c’est l’affirmation d’un renoncement, une forme de capitulation. Il faudrait d’abord s’interroger sur la division sociale du travail sans laquelle on ne peut comprendre les réalités de classes. Je pense qu’il faut avant tout parler du salariat. Or, dans ce rapport, la manière dont vous opposez les uns aux autres n’est pas le chemin qu’il faut prendre.

Pour illustrer mon propos, je prendrai deux extraits du rapport. Concernant les classes populaires, vous dites  : « Mobiliser les classes populaires sera difficile parce que nous assistons à un basculement de ces classes populaires vers la droite et que cela conduirait la gauche à renier ses valeurs en faisant du ‘‘social-populisme’’. » Vous allez plus loin en affirmant  : « Pour la première fois depuis trente ans, un parti entre à nouveau en résonance avec les valeurs des classes populaires », et ce parti, pour vous, c’est le Front national. C’est bien une capitulation qui consiste à dire que la gauche n’aurait plus rien à proposer aux couches populaires. La messe est dite. Dans un second temps, vous tombez dans le piège de cette mystification extraordinaire qui consiste à acter le virage dit « social » du Front national. Or, vous savez comme moi que le FN n’a en rien changé son programme social et économique, même s’il y a une habileté de Marine Le Pen dans le discours.

Mais être de gauche, c’est à la fois analyser quels ont été les derniers comportements électoraux de notre peuple et lui proposer une réponse forte à gauche. Soit mobiliser une majorité d’idées. Il y aurait beaucoup à dire sur la sociologie du vote FN mais il est vrai que Marine Le Pen a marqué des points dans les bassins d’emploi touchés durement par la désindustrialisation. Une fois que l’on a dit ça, laisse-t-on les choses filer ou mobilise-t-on une dynamique politique qui consiste à réunir la gauche sur ses combats afin de lever le voile sur ce qu’est véritablement le projet politique du FN  ? Votre rapport peut avoir la saveur d’une certaine modernité ou d’une créativité, mais ses conclusions relèvent de ce qui a fait l’échec de la social-démocratie à l’échelle européenne ces dernières années  : l’idée que la gauche ne pourrait plus changer les choses. Il est à cet égard très frappant de constater que ce rapport a été publié le jour même du trentième anniversaire de la victoire de mai 1981.

La boucle est bouclée, trente ans après on renoncerait à l’espoir de « changer la vie », changer la société. Le chemin que vous proposez n’est pas celui qu’il faut prendre, tout simplement parce qu’après trois élections présidentielles perdues ce serait à coup sûr la quatrième, dans le sens où nous ne créerions pas la dynamique nécessaire. En renonçant à mobiliser les classes populaires, celles et ceux qui ont le plus à attendre d’un changement. Ceux-là ont été très durement déçus car ils ont fait l’expérience qu’une fois la gauche au pouvoir, après l’espoir, il y a la déception. Il faut donc se poser à nouveau la question  : pour qui veut-on gouverner et à qui veut-on donner le pouvoir  ? Votre cible électorale de premier tour n’est pas majoritaire dans le pays et je rappelle que les ouvriers et les salariés constituent plus de la moitié du corps électoral. C’est cette France-là qu’il faut mobiliser.

Existe-t-il un véritable glissement à droite de l’électorat ouvrier, ou bien n’a-t-on pas davantage affaire à un renoncement de
la gauche à répondre aux préoccupations 
de ces classes populaires qui se tournent, faute de mieux, vers d’autres réponses politiques  ?

Olivier Ferrand. Ce rapport ne va pas dans ce sens. Le diagnostic que pose ce rapport est que le cœur électoral de la gauche a changé entre 1981 et 2012. Il y a trente ans, 72% de la classe ouvrière votait Mitterrand au second tour. Autour de ce cœur s’agrègent les employés et une partie des classes moyennes, il y a donc un front de classe qui fait élire François Mitterrand contre la droite. En 2007, la classe ouvrière s’est répartie de manière à peu près égale entre Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal. Rappelons également qu’en 2002, Lionel Jospin recueille 12% des votes des ouvriers au premier tour, ce qui signifie qu’il obtient 4 points de moins auprès de cet électorat que son score national. Il existe ainsi une évolution qui fait que ceux qui votent le plus à gauche aujourd’hui sont les jeunes à 70%, les habitants des quartiers populaires à 80%, et plus de 60% des femmes.

Dans ce cœur électoral, on retrouve donc massivement des classes populaires puisque, par définition, les habitants des quartiers populaires sont issus de ces classes. De même, une bonne partie de la jeunesse déclassée de ce pays appartient aux milieux populaires, tout comme les femmes en emploi précaire dans la grande distribution. Terra Nova ne propose donc pas, contrairement à ce que sous-entend l’UMP, que la gauche abandonne les classes populaires. On ne peut pas être plus clair. Nous disons en revanche que les classes populaires se sont divisées et que les stratégies de classes que pouvait développer la gauche hier ne fonctionnent plus, car les valeurs traversent toutes les classes. On ne peut plus lire la société à travers les classes, il n’y a donc plus de front de classe.

Il y a deux classes populaires aujourd’hui  : l’une, intégrée, l’autre, déclassée. Parmi cette dernière, on trouve ceux qui occupent des emplois précaires, qui sont au chômage ou exclus… Ceux-là votent massivement à gauche. Quant aux classes populaires intégrées qui ont un emploi en CDI, ont peur du déclassement, et sont travaillées par la crise dans les bassins où la désindustrialisation est forte, ce sont elles qui se divisent, sont tentées par le vote FN après avoir été attirées par le discours de Nicolas Sarkozy sur « la France qui se lève tôt », le pouvoir d’achat… C’est loin d’être un scoop, puisque 36% des intentions de vote des ouvriers au premier tour vont au FN, qui est en train de devenir le premier parti ouvrier de France. C’est un constat factuel, et cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas lutter contre cet état de fait.

Mais cela ne conduit-il pas à renoncer, 
comme le souligne Olivier Dartigolles,
à proposer un projet qui unifie le salariat 
et l’ensemble des classes populaires  ?

Olivier Ferrand. C’est le vrai sujet. Le cœur électoral de la gauche réside justement dans cette France déclassée des quartiers populaires qu’il convient de mobiliser au premier tour. Ces personnes qui sont aujourd’hui violentées par Sarkozy à travers la stigmatisation de l’islam ou de l’assistanat ne viendront pas voter si on ne les défend pas. Peut-on avoir une stratégie de réunification des classes  ? La réponse du rapport est clairement «  non  » puisque les classes populaires sont divisées. Il nous faut une stratégie de valeurs qui réunifiera une bonne partie des classes populaires et une part des classes moyennes. Je le redis  : la bonne nouvelle est que ces valeurs sont majoritaires en France et que la France n’a pas basculé à droite. Si la droite s’est radicalisée, la gauche n’a pas basculé à droite.

Olivier Dartigolles. Il vous est manifestement difficile d’assumer jusqu’au bout ce que propose ce rapport. Vous théorisez beaucoup, et c’est une erreur, la division entre classes populaires et classes moyennes. Vous indiquez que le raisonnement en termes de classes est caduc. Vous auriez eu intérêt à déterminer aujourd’hui ce qui rassemble celles et ceux qui constituent le salariat. Aujourd’hui, huit embauches sur dix se font sur des contrats précaires. Et la jeunesse vit à peu près dix ans de sas de précarité à l’entrée du marché du travail avant de décrocher un emploi stable. Vous distinguez, d’une part, ceux qui ont envie de « faire leur place » dans cette société  : le visage de demain, tolérant, ouvert, solidaire, optimiste et offensif, et, d’autre part, les classes populaires qui défendent le présent et le passé, qui seraient contre le changement, inquiètes, pessimistes, fermées et défensives. P

our moi, c’est le retour au galop de la campagne des partisans du « oui » de 2005 sur le traité constitutionnel européen. Pour vous, il y a les vaincus de l’histoire à qui la gauche n’aurait plus rien à raconter ou à proposer. Et il faudrait mobiliser ceux qui auraient envie de prendre leur place dans ce monde fait d’inégalités, d’exploitation et de domination. La gauche devrait rompre avec cette utopie qui consisterait à changer radicalement cette société, sans tirer le bilan de l’échec de la social-démocratie ces vingt dernières années à l’échelle de l’Europe. Or, selon moi, le bouillonnement que nous vivons actuellement, et dont les révolutions arabes sont l’illustration, la crise de légitimité de la construction européenne et l’envie de rompre avec les logiques libérales, mettent la gauche au pied du mur. On sent qu’un espoir peut se lever. À un an de la présidentielle, la gauche a réellement la possibilité de mobiliser autour d’une autre politique. À qui doit-on s’adresser, dès lors  ? Je conteste très fortement la séparation des catégories que vous mettez en avant pour constituer cette majorité. D’une certaine manière, cela vous permet d’éviter d’énoncer clairement le postulat qui sous-tend votre étude  : il ne pourrait plus y avoir, à gauche, un projet capable de mobiliser majoritairement l’électorat populaire. Le rapport est tronqué puisqu’il omet de poser la question  : quelle politique peut réussir à gauche  ? Cette omission vous fait prendre le chemin d’une défaite annoncée.

L’étude de Terra Nova ne vise-t-elle pas 
à justifier, sur le fond, un tournant stratégique sur le contenu de la politique que la gauche doit conduire  ? Pouvez-vous énoncer plus précisément ces valeurs de gauche auxquelles Terra Nova se réfère  ?

Olivier Ferrand. Prenons ce que l’on appelle l’assistanat. Aujourd’hui, on assiste à deux types de réactions. Il y a d’un côté ceux qui refusent ce débat parce qu’ils craignent qu’en abordant le sujet, on ne favorise le FN. Nous disons qu’il faut non seulement en parler mais il faut faire reculer le FN en s’adressant aux Français issus de la diversité. Qu’a fait Nicolas Sarkozy  ? Il a justement divisé les classes populaires et joué sur ce rapport intégrés/déclassés que notre étude pointe du doigt. Il a violenté les classes populaires déclassées en leur expliquant qu’elles étaient fainéantes, assistées, tricheuses ou faisaient partie de la « racaille ». Il les a stigmatisées pour mieux récupérer la classe populaire intégrée en jouant de ces divisions. Cette stratégie a réussi à Nicolas Sarkozy car elle s’appuie sur une réalité, les valeurs de ces classes ne sont pas les mêmes. Ceux à qui la gauche doit s’adresser sont les victimes déclassées de cette société et qui souhaitent justement y rentrer. Cela tombe bien, cette catégorie vote à gauche. La gauche doit réaffirmer que, lorsqu’on est chômeur, on ne l’est pas volontairement, mais la société vous empêche de vous réintégrer. Il faut faire reculer ce virus anti-assistanat qui a gangrené la société française. Non, les minima sociaux ne sont pas trop élevés en France. À côté des questions économiques et sociales, il y a un autre débat qui divise la société française  : celui des identités culturelles et de l’intégration. Nous estimons, pour notre part, que, sur ce sujet, une partie de la gauche recule idéologiquement, et nous l’appelons à ne pas céder aux sirènes du FN.

Olivier Dartigolles. J’ai le sentiment que vous adoucissez le trait par rapport à la réalité de votre étude. Le « nouveau » FN serait là, si l’on suit votre travail, pour répondre aux classes populaires dont le basculement est inévitable. N’est-ce pas là un renoncement  ?

Olivier Ferrand. Ce parti est en train de changer. On ne peut plus désormais lui renvoyer l’image du parti néonazi du père ou celle du parti poujadiste néolibéral.

Olivier Dartigolles. Raison de plus pour bien requalifier au-delà des apparences ce que sont réellement les options économiques du FN. Il a un programme libéral, de capitalisme à préférence nationale. Les classes populaires ont tout à craindre de cela. Historiquement, c’est justement quand la gauche a manqué de courage que l’on a connu les pires heures de notre pays.

Olivier Ferrand. C’est un parti qui est en train de se « républicaniser », même s’il reste incontestablement xénophobe. Pendant la campagne, nous aurons le plus grand mal à distinguer le programme de protection économique du FN de celui du Front de gauche.

Olivier Dartigolles. Lorsque l’on parlera de réforme fiscale, de réforme des retraites, de nouvelle répartition des richesses… la distinction se fera naturellement. Nous sommes désormais dans une course de vitesse. Nous avons fait l’expérience que, lorsque le débat politique se droitise, c’est la droite qui l’emporte. Il faut faire la démonstration qu’il existe des solutions pour sortir de la crise à partir de trois chantiers  : pouvons-nous véritablement dégager les moyens financiers pour une autre répartition des richesses en allant chercher l’argent là où il est  ? Quels moyens démocratiques faut-il mettre en place pour rompre avec le présidentialisme et travailler à de nouveaux pouvoirs dans la cité et dans l’entreprise  ? Enfin, la gauche ne pourra pas contourner la dimension européenne, il ne pourra y avoir de vrai changement dans notre pays si l’on passe sous les fourches Caudines du pacte euro plus, qui instaure la précarité généralisée doublée d’un recul de la démocratie, notamment parlementaire. Je suis préoccupé par le fait que vous puissiez renoncer à réveiller une envie de gauche chez les déçus de la politique qui se tournent vers l’abstention ou le vote FN.

Entretien réalisé par Sébastien Crépel et Lina Sankari, L’Humanité


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