Indignés d’Europe : La force des choses (par Gérard Mordillat)

vendredi 8 juillet 2011.
 

Au commencement il y a la 
Tunisie

Comme toutes les révolutions, la révolution tunisienne naît d’un événement apparemment anodin  : un flic zélé ou corrompu – ou les deux – confisque les trois figues et les quatre oignons qu’un malheureux vendait à la sauvette pour tenter de survivre. Ça, c’est l’événement anodin parce que – à commencer par la France – des flics zélés ou corrompus – ou les deux – qui s’approprient la marchandise de vendeurs à la sauvette, ça se produit à toutes les heures du jour et de la nuit partout dans le monde. Ce qui n’est pas anodin, c’est qu’en Tunisie, le vendeur à la sauvette, poussé au désespoir, Mohamed Bouazizi, s’immole par le feu et que cette immolation embrase tout le pays  ; sa mort suscite une indignation si puissante qu’elle fait tomber Ben Ali et que son souffle se propage, faisant tomber la dictature égyptienne comme demain il fera tomber celles de la Libye, de la Syrie, du Yémen… Des révolutions si inattendues, si fortes, que les dirigeants occidentaux se sentent obligés d’applaudir et de feindre l’admiration devant la volonté démocratique des peuples alors même qu’agitant l’épouvantail du péril islamiste ils n’avaient cessé de dérouler le tapis rouge devant les tyrans que les peuples chassent aujourd’hui. Ne nous leurrons pas  : ces applaudissements, cette admiration ne sont qu’une forme d’exorcisme pour tenter d’empêcher cette volonté démocratique de traverser la mer et de gagner l’Europe.

D’abord, la Tunisie, ensuite 
Hessel

Toutes proportions gardées, le petit livre de Stéphane Hessel, Indignez-vous  !, pourrait bien être – sur un autre registre – l’exact parallèle des figues et des oignons de Mohamed Bouazizi. Indignez-vous  ! est un livre anodin, plus ou moins la reprise d’un discours prononcé sur le plateau des Glières, haut lieu de la Résistance où, une fois par an, Nicolas Sarkozy entend désormais faire l’histrion devant une claque de militants de son parti. Que fait Stéphane Hessel dans Indignez-vous  !  ? Il rappelle d’une voix claire et forte les principes qui ont guidé le Conseil national de la Résistance (CNR) qui, avant même que la guerre soit finie, jetait les bases de la Sécurité sociale, de l’enseignement, de la justice dans la République libérée de ses ennemis et de l’odieux État français de Pétain. Un livre anodin qui aurait pu rester paroles dans le vent ou devenir un chapitre sur l’histoire de la Résistance et qui, soudain, trouve des millions de lecteurs en France et à l’étranger. Ce qui, pour le coup, n’est plus du tout anodin, c’est quand en Espagne, en Grèce, au Portugal des « Indignés » se lèvent, créant l’Europe de l’indignation, débordant les partis politiques, les syndicats, les associations reconnues. Mohamed Bouazizi, Stéphane Hessel, les Indignados d’Espagne, de Grèce, du Portugal sont reliés par la même colère contre les mesures d’austérité qui étranglent les peuples, contre l’injustice qui gouverne le monde, contre la corruption des milieux financiers et gouvernementaux, contre le sort désespérant réservé aux jeunes, sans emploi, sans avenir, sans même le droit d’exister. Mais, plus profondément, les Indignés sont animés par la haute idée qu’ils se font de la démocratie.

L’atteinte à la démocratie, voilà l’indignation majeure

Pour ne s’en tenir qu’à la France contemporaine, il serait bien entendu ridicule de prétendre que nous sommes dans une dictature, voire d’imaginer que nous pourrions vivre dans une théocratie. Ridicule et vain. En revanche on peut s’interroger  : sommes-nous encore en démocratie  ? Où est la démocratie quand les voix des citoyens sont comptées comme négligeables  ? Référendum, retraites, élections régionales ou européennes… quelle que soit la consultation, l’oligarchie au pouvoir ignore les votes et s’enfonce dans sa surdité, son autisme. Où est la démocratie quand les salariés sont condamnés (en France, en Europe) à payer, et à payer seuls, les errements des banques alors que les responsables de ces errements non seulement ne sont pas sanctionnés mais continuent à agir sans aucun contrôle populaire et à se payer grassement sur la bête  ?

Où est la démocratie quand la majorité des médias sont aux mains de grands groupes industriels intimement liés au pouvoir en place et dont les intérêts se confondent  ? Où est la démocratie quand les services publics sont sciemment ruinés pour être plus facilement bradés au privé  ? Où est la démocratie quand les classes dirigeantes célèbrent religieusement le dieu Profit et la déesse Concurrence et condamnent comme hérétiques tous ceux qui refusent leur dogme  ?

Où est la démocratie quand certains peuvent gagner en une heure ce qu’un ou une autre ne gagneront pas en une vie  ? Où est la démocratie quand la fiscalité épargne les plus riches laissant la charge de l’impôt aux seuls salariés  ?

Je pourrais continuer cette liste encore longtemps.

J’arrête là.

Aujourd’hui, la France ne peut plus prétendre être une démocratie, pas plus que revendiquer d’être la patrie des « droits de l’homme ». Nous sommes dans un régime post-démocratique, peut-être même post-républicain lorsque l’on voit au sommet de l’État, au gouvernement, dans la majorité, des responsables politiques bafouer sans vergogne toutes les valeurs républicaines, chantant à l’envi leur cupidité, leur racisme, leur xénophobie, leur haine du peuple…

Dans son discours sur la Constitution de la France, Saint-Just déclarait  : « Il ne suffit point de décréter les droits de l’homme  ; il se pourra qu’un tyran s’élève et s’arme des mêmes droits contre le peuple  : et celui de tous les peuples le plus opprimé sera celui qui, par une tyrannie pleine de douceur, le serait au nom de ses propres droits. Sous une tyrannie aussi sainte, ce peuple n’oserait plus rien sans crime pour sa liberté. Le crime adroit s’érigerait en une sorte de religion, et les fripons seraient dans l’arche sacrée. »

On ne saurait mieux dire.

Aujourd’hui, en France, en Tunisie, dans les pays arabes, en Europe, il est urgent que les peuples reprennent le pouvoir qui leur a été confisqué par une oligarchie exclusivement soucieuse de ses propres intérêts, les « fripons qui se sont emparés de l’arche sacrée ». D’où qu’ils soient, les Indignés d’aujourd’hui sont les héritiers des révolutionnaires de 1789, de 1848, de la Commune, de tous ceux qui se sont battus pour que le pouvoir soit exercé par le peuple et pour le peuple. Débordant tous les cadres institutionnels, ossifiés, embourgeoisés, paralysés par la crainte de perdre leurs privilèges, les Indignés rendent la politique au peuple, la réinventent. Et qu’importe si des néofascistes s’acharnent à disqualifier ce mouvement en le traitant de populiste, en prétendant – ô paradoxe  ! – qu’il ferait le jeu de l’extrême droite, qu’il faut s’en remettre aux dirigeants, aux marchés, à la bienfaisante mondialisation, à l’Europe des banques et surtout que rien ne change alors qu’il faut justement que tout change  !

La tâche est immense puisqu’il faut refonder la République, comme en Tunisie convoquer une constituante qui rendra le pouvoir au peuple, qu’il faut rétablir les services publics à la place qui doit être la leur avec la même intelligence, la même générosité qui guidèrent les membres du CNR, qu’il faut porter l’indignation à son incandescence pour que le mot démocratie ne soit plus cette chlamyde trouée que certains, déjà, songent à jeter aux ordures.

« Indignez-vous  ! », disait Stéphane Hessel, c’est désormais « Insurgez vous  ! » qu’il faut entendre.

Gérard Mordillat, écrivain et cinéaste

(*) Dernier livre paru  : Il n’y a pas d’alternative, trente ans de propagande économique, coécrit avec Bertrand Rothé, éditions du Seuil.

Extrait de "L’humanité" du mardi 7 juin 2011


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