République et luttes des classes (par François Sabado, NPA)

samedi 6 août 2011.
 

L’histoire des rapports entre le mouvement ouvrier et la République est tumultueuse. Ils se sont rencontrés, mêlés mais aussi opposés et combattus…

Il y a bien entendu plusieurs définitions de la «  République  ». En France, elle est liée à la Révolution de 1789, au renversement de la monarchie et aux idéaux d’égalité, de fraternité et de liberté. C’est la «  chose publique  », un système politique représentant les citoyens, se présentant comme défendant l’intérêt général et s’incarnant dans un gouvernement, des institutions et un Etat. Mais elle a aussi constitué depuis plus de deux siècles - avec des interruptions - la forme politique de la domination des classes dominantes, de la construction de l’Etat bourgeois. Cette double dimension a conduit les révolutionnaires non pas à défendre en tout temps et tout lieu la «  République  », mais à définir leur politique en fonction de chaque conjoncture historique et de la dynamique que peut avoir ce mot d’ordre.

Après le renversement de la monarchie

La Révolution française de 1789 a eu une portée universelle. La république lui est historiquement liée. Durant des décennies, ces idées ont soulevé l’enthousiasme des peuples du monde. Elles ont incarné les droits politiques et civiques mais moins les droits sociaux au travail, à l’éducation, à l’existence. Plus, malgré des luttes acharnées, en particulier celle de Robespierre, le droit d’existence n’a pas pu prévaloir sur le droit de propriété. C’était là, comme le dit Daniel Bensaïd, «  l’originelle fêlure, la mortelle blessure, l’intime défaillance des droits de l’homme et du citoyen, le défaut de fabrication  » (Moi La Révolution, éditions Gallimard, 1989). Son histoire est aussi marquée par des «  exclusives  »  : le suffrage censitaire – qui prive du droit de vote les classes populaires, celles qui ne paient pas l’impôt –, le maintien de l’esclavage des peuples colonisés jusqu’en 1848, où il est aboli par la Deuxième République, et le refus du vote pour les femmes jusqu’en 1946.

Clémenceau voulait «  qu’on prenne la révolution française comme un bloc  ». On nous présente aussi la République comme un bloc. Ses origines comme son histoire prouvent que ce bloc n’est pas compact, ni homogène  : les poussées républicaines-révolutionnaires de 1789, 1793, février 1848, ne peuvent être confondues avec Thermidor et les massacres de Juin 1848, tout cela au nom de la République  !

Dans d’autres pays, comme aux Etats-Unis d’Amérique, la République n’a pas la portée subversive, antimonarchique, qu’elle a en France. En Turquie, la République de Mustapha Kemal est ultra laïque mais pas démocratique. De même, nombre de dictatures en Amérique latine se sont parées des habits de la république. La république, comme d’autres formes politiques, exige donc l’analyse concrète d’une situation concrète.

République «  tout court  » ou république sociale  ?

La référence à la République a aussi servi de point de ralliement aux mouvements populaires, non seulement en France mais aussi dans d’autres pays d’Europe. De grands soulèvements révolutionnaires contre la monarchie, le racisme ou la dictature ont été marqués du sceau républicain.

Les journées de 1793, de 1830, de 1848, l’expérience fondatrice de la Commune de Paris en 1871, les mobilisations antifascistes en 1934-1936 en France ou en 1936-1939 en Espagne contre Franco, la résistance contre l’occupant nazi en 1940-44... Autant de guerres et de crises révolutionnaires où le ressort républicain a combiné les aspirations à la souveraineté populaire, aux libertés démocratiques et à l’égalité sociale.

C’est dans ce sens que, dès 1905, Lénine considérait la république démocratique comme «  l’ultime forme de la domination bourgeoise et comme la forme la plus appropriée à la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie.  »1

Mais «  la République  » confond aussi les aspirations démocratiques et les institutions qui forment l’Etat bourgeois, et peut s’avérer un terrible piège pour le mouvement ouvrier. La révolution de 1848 a incarné la rupture entre deux conceptions de la république. En février 1848, les insurgés parisiens combattent au nom de la «  république sociale  » et du «  droit du travail  ». En juin 1848, les ouvriers parisiens sont massacrés, toujours au nom de la «  république  », celle de la «  république des propriétaires  ». La bourgeoisie se sert de la forme politico-étatique de la république pour écraser le mouvement ouvrier. Marx en tire les leçons  : «  La bourgeoisie n’a pas de roi, la forme de son règne est la République  ». Comme l’indique Daniel Bensaïd dans une contribution sur La Commune, l’Etat et la Révolution  : «  Dans sa forme achevée, la République constitutionnelle réalise la coalition d’intérêts du parti de l’ordre. Il n’y aura plus désormais de République tout court. Elle sera sociale ou ne sera qu’une caricature d’elle-même, le masque d’une nouvelle oppression.  »

La référence à la «  république tout court  » sera, plus tard, le terrain de toute la politique d’Union sacrée qui réunit les représentants des classes dominantes et ceux du mouvement ouvrier réformiste. C’est au nom de la république et de la civilisation qu’ont été poursuivies les expéditions coloniales contre les peuples d’Afrique du Nord, d’Afrique noire et d’Indochine. C’est au nom de la république qu’a été conduite une politique de répression et d’assimilation forcée de ces peuples. Et les «  valeurs républicaines  » n’ont pas évité à la France la vague de nationalisme et de racisme qui a submergé l’Europe à partir de la fin du XIXe siècle. C’est en son nom que les écoles républicaines ont préparé les consciences à la «  revanche  » contre l’Allemagne. C’est en son nom que se déchaînent les boucheries de la Première Guerre mondiale.

République et collaboration de classes

C’est aussi au nom de la république qu’ont été approuvées nombre de politiques de collaboration de classes. Des premières expériences de «  ministérialisme  », avec la participation d’un ministre socialiste, Millerand, à un gouvernements bourgeois au début du XXe siècle, à la reconstruction de l’Etat bourgeois en 1944-1945 sous la houlette du général De Gaulle, avec le désarmement des forces de la Résistance, en passant par le Front populaire qui canalisa la force propulsive de la grève générale dans l’alliance avec le Parti radical, c’est à chaque fois la référence à la République identifiée aux institutions de l’Etat bourgeois démocratique qui désarma le mouvement social.

D’ailleurs, n’oublions pas, comme le montre de manière saisissante le film Land and Freedom de Ken Loach sur la guerre civile espagnole, la manière dont les staliniens, certains sociaux-démocrates et autres républicains ont utilisé la défense de la république pour étrangler la révolution. Il y avait, dans le camp de la République espagnole, une lutte impitoyable entre révolution et contre-révolution, entre ceux qui liaient la lutte pour la démocratie à une transformation sociale révolutionnaire et les autres, qui utilisaient la démocratie pour freiner puis abattre le processus révolutionnaire.

La république, comme forme politique, n’est jamais neutre. Elle est intrinsèquement liée à l’Etat, et à la classe qui domine cet Etat. Nous ne partageons pas l’appréciation de Jean Jaurès dans ses écrits sur L’Armée nouvelle, où il caractérise ainsi l’Etat  : «  L’Etat n’exprime pas une classe, mais le rapport des classes, je veux dire le rapport de forces.  » La république, comme forme politique et étatique construite depuis plus d’un siècle en France, n’est pas une forme politique indifférenciée qui se remplirait d’un contenu social donné, bourgeois ou prolétarien, selon les rapports de forces.

L’Etat est au service des classes dominantes

Nous partageons plutôt le point de vue de Lénine, pour qui «  la République bourgeoise, le Parlement, le suffrage universel, tout cela constitue un immense progrès du point de vue du développement de la société à l’échelle mondiale (...) Mais la République bourgeoise la plus démocratique n’a jamais été et ne pouvait être rien d’autre qu’une machine servant au capital à opprimer les travailleurs, un instrument de pouvoir politique du capital. La République démocratique bourgeoise a promis et proclamé le pouvoir de la majorité, mais elle n’a pu le réaliser tant qu’existait la propriété privée du sol et des autres moyens de production.  »

Cette ambivalence, ou ambiguïté fondamentale de la République, nous conduit à rejeter toute idée d’alliance ou de mouvement ou de front républicain avec la bourgeoisie. Cette question est toujours d’actualité, car c’est la politique proposée par d’importants secteurs de la gauche traditionnelle pour combattre le Front national. Or, face au fascisme, il faut opposer la mobilisation unitaire de tous les travailleurs et de leurs organisations, et non pas une alliance ou un front républicain qui subordonne la gauche à des accords avec la bourgeoisie. Dans des circonstances historiques spécifiques – l’opposition à la monarchie, à des dictatures, au fascisme ou à des coups d’Etat –, la lutte pour la «  république  » peut incarner l’exigence démocratique. Face à des républiques bourgeoises, le mouvement ouvrier doit alors lever le drapeau de la «  République sociale et démocratique  », et s’appuyer sur les méthodes de la lutte de classes.

Et la VIe République  ?

Aujourd’hui, avec la campagne menée par Mélenchon, le mouvement ouvrier français est de nouveau confronté au débat sur la république. Ses partisans revendiquent une assemblée constituante pour une VIe République. La situation de crise politique en France et en Europe peut en effet poser, de manière centrale, des questions démocratiques, conjuguées à celles de la lutte contre l’austérité. Mais la dynamique de la lutte de classes épouse-t-elle aujourd’hui les formes républicaines du siècle dernier  ? Une situation prérévolutionnaire comme celle de Mai 68, par exemple, ne s’est pas située dans les traditions républicaines du mouvement ouvrier. Lorsque se déclenchent des luttes sociales ou démocratiques de grande envergure, ce n’est pas la République ni même «  une VIe République  » qui peut en constituer l’horizon politique. Une chose sont les meetings électoraux, autre chose est un programme ou une revendication dont les classes populaires s’emparent pour résister à la crise.

La situation peut être différente dans l’Etat espagnol, où la conjonction de la crise de la monarchie et des nationalités pose plus précisément la nécessité de le République et de l’auto-détermination… Mais que signifie cette référence dans la situation française où, depuis plus d’un siècle, la bourgeoisie a accaparé la république  ?

Discutons de la VIe République défendue par J.-L. Mélenchon. La conçoit-il vraiment comme une rupture démocratique  ? Il propose certes quelques modifications institutionnelles importantes telles que la suppression du Sénat, la mise en place de la proportionnelle ou le référendum révocatoire comme au Venezuela. Mais sur la clé de voûte de la Ve République (l’élection du président de la République au suffrage universel et le fait que tous les pouvoirs lui soient conférés), il renvoie la discussion à une future Constituante. Pourtant c’est le point nodal de l’architecture des «  républiques bonapartistes  ». Dès le coup d’Etat de Louis Bonaparte du 2 décembre 1851, Marx avait compris la fonction perverse de cette institution  : «  La Constitution s’abolit elle-même en faisant élire le président au suffrage direct par tous les Français. Alors que les suffrages des Français se dispersent sur les 750 membres de l’Assemblée nationale, ils se concentrent ici, au contraire, sur un seul individu (…) Il est, lui, l’élu de la nation (…) Vis-à-vis d’elle, il dispose d’une sorte de droit divin. Il est, par la grâce du peuple  ».

Le programme de Mélenchon se contente d’une formule générale  : «  Les pouvoirs exorbitants du président de la République doivent être supprimés dans le cadre d’une redéfinition générale et d’une réduction de ses attributions  », nous indique le programme du Front de gauche. Si nous sommes pointilleux là-dessus, c’est que François Mitterrand, une des références de Jean-Luc Mélenchon, avait pendant des années critiqué la Ve République comme «  un coup d’Etat permanent  ». Mais lorsqu’il s’est agi d’établir le Programme commun de l’Union de la gauche, il refusa de remettre en cause la présidence de la République. Il suffit de reprendre le texte du Programme commun de 1972 pour y retrouver la dénonciation des «  pouvoirs exorbitants  » du président et la «  nécessité de leur suppression  »… mais pas la suppression de la présidence. Et pour cause, la suite de l’histoire nous a apporté la réponse.

Un point central de discussion avec les partisans de la VIe République tourne autour des rapports entre les modifications institutionnelles et la mobilisation populaire pour assurer une démocratie réelle.

La rupture avec les institutions de la Ve République et l’ouverture d’un processus constituant, pour une vraie démocratie, impliquent une refonte totale du système avec des assemblées souveraines élues au suffrage universel et à la proportionnelle. Le rôle des anticapitalistes consiste à s’appuyer sur ce processus pour favoriser le mouvement d’en bas, les formes de pouvoir populaire. Ainsi, ces assemblées nationales élues doivent s’appuyer sur des assemblées locales dans les communes, dans les entreprises, sur un processus d’auto-organisation et d’autogestion qui donne le pouvoir au peuple. Pas un mot, chez Mélenchon, sur toute cette dimension, car sa VIe République est en fait une transformation de l’Etat et des institutions actuelles, et non une rupture ou la constitution d’un nouvel Etat.

Nous sommes bien entendu aujourd’hui très loin de ce type de situation en France ou en Europe. Mais observons que, lorsque les citoyens s’emparent de questions démocratiques institutionnelles, ils se tournent vers des mesures plus radicales. La crise actuelle (politique, institutionnelle) est telle que des mouvements comme les Indignés, par exemple, insistent sur «  la démocratie réelle maintenant  »… avec des propositions de démocratie directe ou de réformes institutionnelles radicales (contrôle des élus, proportionnelle, initiatives référendaires), plus que sur la défense de la république.

République et anticapitalisme

Sur le plan économique et social, les républicains d’aujourd’hui analysent plus la société capitaliste dans les termes d’une critique humaniste — L’Humain d’abord -– que dans ceux de la lutte de classes. Ils s’opposent au néolibéralisme et au capitalisme financier, inventent de nouvelles régulations mais n’osent pas remettre en cause le noyau dur du système capitaliste, à savoir les rapports de propriété. Ils se prononcent bien entendu pour la défense des services publics, pour leur gestion démocratique. Le programme du Front de gauche, L’Humain d’abord, explique que «  le pouvoir économique ne sera plus entre les mains des seuls actionnaires, les salariés et leurs représentants seront appelés à participer aux choix d’investissement des entreprises en tenant compte des priorités sociales, écologiques et économiques démocratiquement débattues  », mais il ne va pas jusqu’à des incursions dans la propriété capitaliste et l’amorce d’un processus de socialisation de l’économie. Il défend l’intérêt général, mais lorsque celui-ci bute sur la propriété du capital, les réponses se font plus qu’évasives.

Alors que plus que jamais, la profondeur de la crise capitaliste, au-delà des résistances quotidiennes aux politiques d’austérité, pose au mouvement ouvrier l’alternative historique suivante  : accepter la logique du système capitaliste actuel et subir d’énormes régressions sociales, économiques, écologiques ou rompre avec le capitalisme, défendre le droit à l’existence avant le droit de propriété et s’engager dans une confrontation avec les classes possédantes. Et là, «  l’intérêt général  », c’est redonner toute sa centralité à la lutte de classes  !

République et socialisme

Toutes ces considérations nous conduisent à ne pas donner une valeur stratégique à la «  république tout court  ». Une chose est de défendre, dans la république, des conquêtes sociales et démocratiques  : le suffrage universel, les services publics, la laïcité comme principe de séparation de l’Eglise et de l’Etat. Ces combats prennent aujourd’hui une nouvelle dimension face aux contre-réformes libérales qui remettent en cause l’espace démocratique. Ils doivent être liés à une perspective transitoire de transformation sociale radicale de la société. Autre chose est de proposer comme perspective stratégique une référence à la république qui, comme forme politique, fusionne libertés démocratiques et institutions étatiques. Cela ne peut que brider et limiter les luttes de classe dans la remise en cause des formes étatiques.

Il n’y a pas de continuité entre république et socialisme  : entre les deux, il y a des cassures, des discontinuités, en particulier dans la destruction de la vieille machine d’Etat. Affirmer une continuité entre la république et le socialisme, c’est ne plus penser la rupture, c’est relativiser toutes les problématiques liées à l’émergence de situations révolutionnaires qui posent la question de nouvelles formes d’autogouvernement ou d’autogestion sociale. On en arrive alors à la formule de Mélenchon, de «  révolution par les urnes  », révolution canalisée, déviée, corsetée par les institutions de la république. Car il ne s’agit plus, pour lui, de reprendre le drapeau de la république sociale, celle des communards, qui opposaient la république sociale aux classes bourgeoises, mais des républicains qui, au-dessus des classes sociales, fusionnent dans leur défense de la république les mots «  nation  », «  république  » et «  Etat  ». Cette conception ne peut que subordonner la «  révolution citoyenne  » ou «  la révolution par les urnes  » au respect des institutions de l’Etat des classes dominantes.

Il ne s’agit pas, pour les révolutionnaires, de nier la place des élections dans une stratégie révolutionnaire ou le suffrage universel comme mode d’expression et de décision démocratique, ni le fait que lors d’une crise révolutionnaire, le torrent du mouvement de masse bouscule et peut passer au travers des vielles institutions. Mais le centre de gravité des révolutions, ce ne sont pas les urnes, c’est, d’une part, «  l’irruption des masses sur la scène sociale et politique  » et d’autre part, la remise en cause du pouvoir des classes dominantes. Les révolutions créent, par leur propre dynamique, de nouvelles architectures de pouvoir économique, social et politique. Historiquement, la république, comme continuité institutionnelle, a souvent été un barrage pour ces nouvelles formes politiques. La révolution doit alors la dépasser.

François Sabado

1 La social-démocratie et le gouvernement révolutionnaire provisoire, œuvres, volume 18, page 281.


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